11/08/2025

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Taiwan aujourd'hui

Les bateaux-dragons en vogue depuis des siècles

01/07/1985
Une régate de bateaux-dragons, de Wang Tehen-peng (dynastie Yuan. 1271-1368).

Au sud du Yang-tseu (ou fleuve Bleu), dans le Hounan, il est une rivière appelée Milo (汨羅). Elle naît de la confluence de et de (ou Louo) qui toutes deux prennent source dans les monts de Mou-fou (幕阜) sur le versant hounanais. Coulant vers l'Ouest, se jette dans le grand lac Tong-ting (洞庭) qui est en fait un grand delta intérieur dans la plaine centrale formé par la jonc­ tion des grandes rivières hounanaises, , et , grossie de et de (ou Lei), coulant vers le Nord pour se jeter dans le même lac, et par le Yang-tseu arrivant des Trois Passes (Kiu-tang, Wou et Si-lîng) au sortir du Sseutchouan. De cette formation lacustre vient le nom de deux provinces centrales, le Houpeh (litt. Nord du Lac) et le Hounan (litt. Sud du Lac).

Pendant des milliers d'années, arrosa une plaine fertile, le Nord­ Est du Hounan. Un jour d'été, il y a 2 200 ans, la rivière se glorifia par la mort d'un grand homme, Kiu Yuan (屈原), qui se jeta dans ses eaux pour se laver d'une injustice. Et la légende et le folklore s'emparant de cet événement historique l'ont chanté pendant des générations jusqu'à nos jours.

C'était aux approches du solstice d'été (*), et le soleil d'été méridional frappe sans merci. Un peu plus loin, un homme au visage émacié, une canne à la main, se déplaçait Ientement le long de la rive de la chaleur oppressante, il portait une longue robe noire sous un chapeau typique de la haute hiérarchie. Perdu dans ses pensées, il poursuivait d'un pas lent son chemin sur la rive, s'appuyant de temps en temps sur son bâton. Son visage sombre et hirsute avait une expression pensive, révélant plusieurs années d'infortune.
Il continuait dans ses rêveries jusqu'à l'appel d'un pêcheur voisin: « Ne seriez-vous pas le grand ministre Kiu Yuan?»

La frêle silhouette acquiesça en silence. « Pourquoi venez-vous ici? insista le pêcheur. Kiu Yuan lui répondit en soupirant: « Le monde est dans une grande confusion, et je suis le seul à m'en apercevoir. Toutes les gens sont enivrés, et je suis le seul à être sobre. Pour ces raisons, j'ai été banni jusqu'ici. »

Le pêcheur plus philosophe s'empressa: « Même le plus grand sage ne saurait être si exigeant; il change avec le temps. Si le monde est en désordre, il faut le suivre. Si tous les gens sont ivres, pourquoi ne pas trinquer et boire avec eux? Ne soyez pas aussi fermement attaché à des principes qui sont la cause de votre exil?»

Portrait de Kiu Yuan et texte l'accompagnant, d'auteur inconnu. (Avec l'autorisation du Musée national du Palais à Taïpeh.)

Et Kiu Yuan de répliquer: « Tout homme qui vient de se laver les cheveux époussette son chapeau avant de le remettre sur la tête. Toute personne qui vient de prende un bain brosse ses vêtements avant de les enfiler. Qui accepterait donc de frotter son corps avec de la boue?

« Je préfère sauter dans l'eau et devenir la nourriture des poissons plutôt que de m'incliner quand la vertu est remplacée par la débauche. »

Sur ces paroles, il tourna le dos au pêcheur et repris sa longue, longue marche.

Kiu Yuan, une figure historique, était de la maison souveraine de Tchou (楚), un royaume féodal au centre de , constitué vers la fin du IVe siècle avant notre ère, pendant la période des Royaumes combattants, alors que s'était divisée en dix seigneuries (ou royaumes) luttant toutes entre elles pour un territoire et l'hégémonie.

Bien que le royaume.de Tchou fût le plus grand et à l'origine le plus puissant, il n'avait plus les moyens d'empêcher la montée du royaume voisin de Ts'in, à l'Ouest, qui aspirait à l'unité de sous son hégémonie. Pendant cette période de troubles, les complots et les intrigues politiques étaient à foison, et les fidèles d'un souverain ou d'une seigneurie étaient démis aussi brusquement que l'on change de chemise. Les souverains étaient parfois eux-mêmes déposés du jour au lendemain et dépendaient très souvent de ministres en qui ils faisaient toute confiance. Un souverain qui n'était pas prudent pouvait être mené très loin jusqu'à devoir lui-même corrompre ses sujets qui complotaient à tour de bras à leur profit ou à celui d'un autre souverain rival. Il s'en suit donc une période fort désastreuse pour au milieu de ce concert politico-guerrier que, homme de Tchou, Kiu Yuan a vécu.

Doué d'une intelligence rare, laborieux dans ses entreprises, il se distingua pendant son adolescence par sa profonde connaissance des affaires politiques. Aussi, le roi de Tchou, Houaï-wang (懷王), le nomma-t-il grand ministre à sa cour. Il était le conseiller pour les domaines politique et administratif. Fidèle à son souverain et dévoué à son travail, il se consacra entièrement aux tâches qui lui étaient confiées.

A cette époque, d'aucuns bien en place à la cour de Tchou considéraient la soumission ou du moins les relations amicales avec le Tsin (秦) comme le meilleur moyen de pallier à la menace grandissante de ce royaume voisin de l'Ouest. Cependant Kiu Yuan ne voyait dans le Tsin qu'un nid d'intrigues en qui on ne pouvait nullement faire confiance. Selon lui, ce royaume ne cherchait qu'à tirer profit de l'amitié du Tchou pour mieux lui ravir sa souveraineté et son territoire. S'opposant fermement à la politique d'apaisement à l'égard du Tsin, il s'occupa à renforcer les affaires intérieures et à développer les relations avec les autres royaumes ou seigneuries, en particulier avec le Tsi, à l'Est, qui pouvait ensemble dissuader le Tsin à recourir à la force.

Bien que Houaï-wang soit impulsif et dominé par ses passions, le Tchou continua de prospérer sous le ministère de Kiu Yuan. Finalement, ce dernier sut conquérir la confiance de son souverain en détenant une position de puissance et d'autorité équivalente à celle d'un premier ministre du XVIIe siècle en Europe. En tant qu'homme d'Etat de Tchou, Kiu Yuan joua un rôle important dans la création d'une alliance dirigée contre le Tsin avec la participation des autres royaumes, Houaï-wang étant le chef de cette alliance. Ainsi, comme les menées du Tsin pouvaient être décelées, Kiu Yuan tourna ses efforts vers le renforcement intérieur du Tchou. Il reçut l'ordre royal de rédiger de nouvelles lois. Kiu Yuan, homme politique, était aussi un grand écrivain, aussi rédigea-t-il ces lois sans aucune difficulté.

Ayant achevé ce code, il se préparait à le présenter le lendemain à son souverain. Comme il recevait quelques invités la veille, un grand officier royal se présenta chez lui. Kiu Yuan lui demanda d'attendre dans son cabinet de travail pour le recevoir et retourna auprès de ses hôtes. Peut-être plus par curiosité que par préméditation, cet officier fureta sur la grand-table parmi les objets laissés dessus et en vint au nouveau code qui devait être présenté à Houaï-wang. En tout cas, il le parcourut avec avidité. Le texte était fort bien composé. A la lecture, il comprit qu'il ne pourrait égaler Kiu Yuan. Jaloux des relations de Kiu Yuan avec Houaï-wang, il lui vint aussi­ tôt à l'idée de subtiliser l'oeuvre de Kiu Yuan et de la présenter comme la sienne. Mais avant de mettre son dessein à exécution, le maître de céans revint sur les lieux après avoir raccompagné ses invités. Apercevant le désordre sur la table et son code mal refermé, il en demanda explication à l'officier.

Illustrations par Tchang Daï-tsien (1899-1983). Figurines tirées des Neuf encien chants.

Ayant entrevu « par hasard» cet ouvrage, il y jeta machinalement un coup d'oeil. Mais l'officier se gaussa et ajouta qu'il n'avait pu s'empêcher de le parcourir tant l'oeuvre était bien rédigée. Et pour mieux l'admirer, il demanda des éclaircissements sur certains points. Kiu Yuan, quoique fâché de l'impudence de cet homme, lui expliqua que le contenu de ce code était un secret royal. Pour cette raison, il devait en attendre la décision du souverain.

L'officier, furieux d'être traité si sommairement, s'en alla tout vexé. Il demanda aussitôt une audience à Houaï­ wang. « La rédaction de nouvelles lois que Votre Majesté a demandé à Kiu Yuan est déjà de notoriété publique, affirma-t-il. De plus, chaque fois qu'une nouvelle loi est décrétée, il se vante d'avoir accompli une telle oeuvre que personne d'autre n'aurait pu faire et que Votre Majesté ne pourrait gouverner sans lui. »

Houaï-wang, assez naïf, trouva que Kiu Yuan avait trahi sa confiance. Comment cet officier pouvait-il connaître le contenu de ce projet? Et fâché, car il croyait à une insolence de son chambellan, il décida sur le champ de ne plus le consulter pour les affaires importantes. Peu après, Kiu Yuan était officiellement relevé de ses fonctions à la cour et envoyé comme ambassadeur au Tsi. Ce soudain changement d'attitude de Houaï-wang rendit Kiu Yuan très perplexe. Puis lorsqu'il apprit la cause de cette terrible injustice (l'officier en question avait depuis pris son rang et ses fonctions), il n'en resta pas moins fidèle à son souverain et à son pays. Au Tsi, il se tourna vers les lettres, la prose et la poésie patriotique. Son oeuvre la plus connue, Li Sao  (離騷, Départ dans la tristesse) , fut écrite durant ce séjour. Il y exprime tout son chagrin et sa tristesse à propos de la façon dont il a été injustement congédié à la suite de propos calomniateurs tandis qu'il réaffirme sa loyauté au service du Tchou.

Personnages manifestant leur gratitude à l'égard de Kiu Yuan.

Avec le départ de Kiu Yuan aux affaires générales, le puissant ennemi du Tchou saisit vite l'opportunité qu'il attendait tant. Le souverain du Tsin envoya un homme politique de grande classe, Tchang Yi (張儀), en mission dans le dessein de briser l'alliance contre le Tsin par tous les moyens à disposition. Comme le Tchou et le Tsi étaient les deux grands obstacles à l'hégémonie du Tsin, Tchang Yi chercha d'abord la rupture d'alliance de ces deux royaumes, de sorte qu'ils devinssent plus vulnérables à toute pression militaire.

A son arrivée, Tchang Yi s'entretint avec Houaï-wang et le convainquit que le véritable ennemi du Tsin était bien le Tsi, tandis qu'il le pressa de resserrer les liens entre le Tsin et le Tchou en proposant un mariage interdynastique entre les deux royaumes. Comme témoignage de la bonne foi du Tsin, il s'engageait à rétrocéder six cents li (里) de territoire que le Tsin avait saisi au Tchou lors d'expéditions militaires antérieures.

Sans aucun égard à tout ce que Kiu Yuan s'était efforcé de faire pour le renforcement des liens entre le Tchou et le Tsi et en dépit des protestations d'un autre ministre de valeur, Tchen Tchen (陳軫) qui plaida la cause de ne pas se laisser induire en erreur par l'ambassa­ deur du Tsin, Houaï-wang accepta toutes les propositions du Tsin et rompit avec le Tsi.

Comme Tchen Tchen l'avait prédit, et Kiu Yuan avant lui, lorsque vint le moment de la « rétrocession », le Tsin se fit tirer l'oreille. Le rusé Tchang Yi prétendit que Houaï-wang avait mal compris et que le territoire promis n'était que de six li, et non de six cents. Lorsque le messager rapporta cette interprétation à Houaï-wang, ce dernier, furieux, fit aussitôt envoyer une armée pour attaquer le Tsin, outrepassant les objections de Tchen Tchen. Les forces du Tchou furent totalement écrasées en perdant plus de 80 000 tués sur le champ de bataille où le Tsi, ancien allié du Tchou, se tenait à côté. Lors de la rupture avec cet ancien allié, Houaï-wang, souverain brouillon de Tchou, avait fait envoyer un courrier à la frontière du Tsi pour en insulter le roi comme gage de bonne foi envers le Tsin.

Kiu Yuan ne put qu'observer de loin cette humiliation suprême infligée par le Tsin. Les rois capables du Tsin, jouant le tout pour éviter la reprise d'une alliance contre eux, se dépensèrent alors à calmer la colère de Houaï-wang, en lui rendant effectivement la moitié du territoire pris par les armes malgré leur victoire décisive. Mais Houaï-wang refusa tout et ne réclama à la place que la tête de Tchang Yi. Il fallait le lui amener afin de pouvoir le punir et l'exécuter pour lèse-majesté ... Le Tsin accepta. Une de plus, Tchang Yi allait déployer toute son intelligence à manipuler Houaï-wang, cette fois-là en stipendiant le ministre du Tchou, Kin Chang (靳尚). Il les convain­ quit que cette exécution pourrait amener le Tsin à entreprendre de nouvelles représailles militaires. Houaï-wang, une marionnette aux mains de ministres corrompus, relâcha donc Tchang Yi sans même pouvoir réclamer en échange le territoire qui lui avait été offert.

Sur ces entrefaites, Kiu Yuan retourna au Tchou, et apprenant que Tchang Yi venait d'être relâché alla s'en tretenir avec Houaï-wang sur les raisons qui avaient empêché l'exécution du ministre félon. Et le roi se maudit en regrettant, un peu tard il est vrai, d'avoir relâché si vite Tchang Yi, son prisonnier. Il fit envoyer des soldats pour le rattrapper, mais en vain. Tchang Yi avait déjà repassé la frontière du Tsin.

Trahi plusieurs fois par Kin Chang, Houaï-wang comprit la sagesse de Kiu Yuan et se remit peu à peu à le consulter pour les affaires importantes du royaume, mais sans pouvoir échapper à la malice de responsables sans scrupule. De plus, Kiu Yuan n'avait pu rétablir l'autorité qu'il détenait autrefois à la cour.

Dans un effort de rapprochement avec le Tsi, son ancien allié, Houaï-wang envoya son fils et héritier à cette cour, comme marque de bonne entente. Prenant aussitôt prétexte, le Tsin attaqua le Tchou et lui infligea une sévère défaite. Il adressa un mémorandum à sa victime en rappelant l'amitié des deux royaumes pendant de longues années et dénonçant l'envoi du prince héritier de Tchou au Tsi comme un acte de mauvaise intention. Cette note insistait sur une rencontre entre les deux souverains, Houaï-wang de Tchou et Tchao-siang-wang (昭襄王) de Tsin, au lieu Ou-kouan dans le Tsin, afin d'élaborer un « traité perpétuel » entre les deux pays.

Houaï-wang, se doutant de quelque subterfuge, était terriblement effrayé de s'attirer le courroux du Tsin en refusant la proposition. Malgré les conseils pertinents de Kiu Yuan: « Le Tsin est un royaume assez rustre et intrigant qui a toujours trahi Votre Majesté. Si elle accepte, elle ne reviendra jamais », Houaï-wang, cédant une fois encore aux flagorneries du même Kin Chang et aux arguments de son fils cadet et époux d'une princesse de Tsin, saisit l'occasion de cimenter de bonnes relations avec le Tsin.

Accompagné de Kin Chang, Houaï-wang fit le voyage au Tsin. Après avoir passé les portes de la place d'Ou-kouan, il fut très surpris d'entendre aussitôt derrière lui le bruit sourd de ces mêmes portes qui se refermaient et de voir des soldats du Tsin, embusqués, surgir de toutes parts et entourer rapidement son escorte pour le conduire au lieu de rencontre, tel un prisonnier de guerre. Forcé de s'asseoir aux pieds de Tchao-siang-wang, comme un simple ministre, on lui annonça qu'il ne serait relâché qu'après cession d'une importante portion de territoire du Tchou. Dressé sur ses ergots, il réprimanda les façons d'agir de Tchao-siang-wang et conclut que le Tchou ne lâcherait pas un pouce de territoire de plus quoi qu'il lui arrivât. Comme on s'en doute, l'abject Kin Chang s'employa à « se défiler ». Mais Houaï-wang, captif du Tsin, ne pouvait plus que soupirer: « Si seulement j'avais écouté Kiu Yuan, et non les autres!»

Pendant la captivité de Houaï-wang, son fils héritier revint du Tsi et monta sur le trône sous le nom de King-siang-wang. Trois ans plus tard, Houaï-wang, ayant échoué la seule tentative de fuite, mourut de maladie au Tsin. Son corps fut toutefois retourné au Tchou pour les funérailles, et Kiu Yuan et le reste de la population prirent le deuil

Après la période rituelle de deuil, Kiu Yuan toujours au service de son nouveau souverain avec la même loyauté qu'il a développé au temps de son prédécesseur. Il fut calomnié par ce fieffé coquin de Kin Chang et par le jeune frère du roi, Tseu-lan, devenu premier ministre.

« Kiu Yuan s'offusque de ne pas avoir plus haut rang à la cour, affirmait Kin Chang à King-siang-wang. Il dit que l'échec des représailles contre le Tsin pour la mort de votre père est une conduite peu filiale et que Tseu-lan et les autres qui se recommandent contre une action envers le Tsin manquent de vertu. »

King-siang-wang, furieux de ces propos, destitua Kiu Yuan de toute res­ ponsabilité dans les affaires du royaume et le bannit hors de la capitale. Avec le spectre d'une injuste disgrâce, Kiu Yuan fit ses bagages et ses adieux à la capitale. D'un âge fort avancé, il passa à errer çà et là en «exil» plusieurs années pendant lesquelles il écrivit de magnifiques parfois douloureuses oeuvres.

La soeur aînée de Kiu Yuan, qui était mariée au loin, en apprenant la nouvelle de son bannissement, revint vite le rejoindre. Le trouvant complètement découragé et plongé dans un immense chagrin, elle le consola: « Le roi ne veut plus écouter tes conseils, et tu as fais tout ce que tu pouvais. De quoi, peux-tu être si fâché encore? Heureusement, nous avons nos terres ici (à Koueï [夔], leur lieu de naissance). Pourquoi ne pas mettre toute ton énergie à gérer ces terres et à y passer tes derniers jours ?

Kiu Yuan suivit les conseils de sa soeur et se dépensa à l'agriculture tandis que ses voisins, profondément émus par sa loyauté envers le pays, s'attelèrent à l'aider. Juste un mois après, le départ de sa soeur, le vieil homme d'Etat tomba encore dans la mélancolie. Marchant le long des rives de , il se lamentait: « Les affaires du Tchou sont dans un état lamentable! Je ne puis supporter d'être le témoin de la déchéance de notre maison royale.» Et il écrivit ce poème:

Au début de la chaleur

[opprimante de l'été

Les arbres et l'herbefleurissent

Mais moi, gardant de tristes souvenirs

Qui me blessent àjamais,

Banni dans cette région méridionale,

Je ne vois que ténèbres et enfers.

Une silencieuse solitude

[se répand partout.

Le monde terrible ne me connaît pas

N'ayant pas les moyens

[de me comprendre.

Dans l'attente d'une mort inévitable,

Il n y a rien à regretter.

J'en appelle à tous ceux

[qui sont devant moi

Qui meurs pour la justice:

Bientôt je rejoindrai vos rangs!

Les traditionnels tsong-tseu de la fête des Bateaux-Dragons.

Sur de plus hautes berges, il prit une grosse pierre et l'attacha à sa poitrine. Il s'élança et disparut aussitôt dans les flots de la rivière. Les gens de la région s'alarmèrent et montèrent des bateaux à sa recherche. Mais bien qu'ils sillonnèrent le cours d'eau depuis le point de son immersion jusqu'à l'estuaire dans le lac Tong-ting, ils ne retrouvèrent aucune trace de son corps. Plus tard, on allait régulièrement jeter des grains de riz cuit dans virent dans ce geste une tentative de gaver les poissons pour les empêcher de se nourrir du corps introuvable, d'autres le prirent tout simplement comme un sacrifice rituel à l'esprit du grand homme. Ainsi aux approches du solstice d'été (*), un grand patriote et un des maîtres de la littérature antique chinoise s'était confié à l'éternité.

Le talent de Kiu Yuan et sa loyauté envers son pays, au milieu d'une immense adversité et d'une disgrâce injuste sont entrés dans la légende. Près de , on lui a érigé un monument et son village natal, chef-lieu de hsien dans le Houpeh sur le Yang-tseu, fut renommé Tseu-koueï (姊歸, "Retour de la soeur aînée" ) en l'honneur de sa soeur qui revint de si loin pour le consoler. Des champs qu'ils fit semer, on récolta du grain blanc comme le jade. Ces lieux furent cérémonialement baptisés « les terres aux grains de jade ». Plus de douze cents ans après, un empereur de la dynastie Song lui décerna le titre posthume de Tchong-Iié-wang (忠烈王) que l'on peut traduire Prince patriote et martyr. Au fil des ans, les Chinois ont toujours rendu hommage à sa mémoire à travers la fête de Touan-wou (端午), ou encore des Bateaux-Dragons, une des trois principales fêtes lunaires du calendrier traditionnel.

Quand Kiu Yuan mit fin à sa vie dans , c'était aux approches du solstice d'été (*), et la fête célèbre aussi cet événement. A l'origine, on la célébrait en Chine du Sud, mais finalement elle le fut aussi dans le Nord, mais sans avoir jamais eu la même signification. De nombreux apports dans la célébra­ tion, notamment dans le Sud, furent ajoutés bien longtemps après ce triste événement.

Les traditionnels tsong-tseu de la fête des Bateaux-Dragons.

Deux grandes coutumes ont survécu jusqu'à nos jours. Après la mort de Kiu Yuan, les habitants du Tchou, pour honorer son esprit allèrent jeter dans un baquet en bambou plein de riz. Cette coutume se répéta à chaque fête de Touan-wou. Environ deux cents ans plus tard, selon l'ouvrage de la dynastie Liang, Siu-tsi-kiai Ki (續齊諧記), un fantôme se manifesta aux allentours de Tchangcha, la capitale du Hounan, ce jour de Touan-wou, à un habitant complètement effarouché, Eou Houeï (區回), en lui confirmant l'agréation des rites offerts chaque année. On l'a identifié avec l'esprit de Kiu Yuan; d'autres ont préféré voir en lui le monstre mythique kiao-Iong (蛟龍) à cause des inondations de cette époque. Justement, le fantôme expliqua encore que si l'on était assez sage pour boucher l'orifice du baquet en bambou avec des feuilles de roseau et que l'on attachait le tout avec des cordelettes à cinq couleurs, le kiao-long aurait peur et partirait de lui-même. Eou Houei pour donner satisfaction à l'esprit agit de la sorte. Puis commença une pratique qui évolua vers la dégustation traditionnelle de tsong-tseu (粽子), des boulettes de riz gluant farcies en forme de tétraèdre, ce jour de Touan-wou.

Cette coutume de manger des tsong-tseu à cette occasion ne se retrouve qu'en Chine du Sud. On n'en trouve pas trace dans le Nord. Par la suite, la dégustation de tsong-tseu à la fête de Touan-wou s'est répandue à travers toute tandis que les recettes variaient sensiblement entre le Nord et le Sud. Les tsong-tseu du Sud sont généralement salés, remplis de délicieux morceaux de jambon, de crevettes séchées, de châtaignes, de cacahuètes, etc. Cuits à la vapeur, ils se mangent chauds. Dans le Nord, les tsong-tseu d'une taille beaucoup plus grande sont accompagnés de dattes ou d'autres fruits séchés et, sur­ tout, se mangent froids.

La deuxième de ces coutumes est la course de bateaux-dragons, ou long-tcheou (龍舟). Elle symbolise toutes les tentatives de secours apportées à Kiu Yuan. Même si Kiu Yuan n'avait pu être sauvé, la découverte de son corps aurait été selon la coutume l'occasion de célébrer des funérailles grandioses et des rites de grande importance. C'est pourquoi, la traditionnelle course de bateaux­ dragons est suivie de manifestations de respect pour le grand homme.

Au début, chaque année lors de la fête de Touan-wou, les habitants du Nord-Est du Hounan (bassin de ) montaient des bateaux et refaisaient le parcours que le corps de Kiu Yuan aurait dû suivre dans le courant. Certains soutiennent que les paysans de l'époque croyaient que les perturbations provoquées par les bateaux dans les eaux protégeaient l'esprit de Kiu Yuan de tous les autres esprits malins cachés dans ces mêmes eaux. En tout cas, ces anciennes manifestations de compassion humaine, qui se sont perpétuées à travers les âges, se sont transformées en régates de bateaux pour atteindre le plus rapidement possible le symbolique estuaire de dans le lac Tongting.

Traditions tenaces: Quelques brins d'iris des marais et d'armoise décorent une entrée.

Comme cette coutume se répandait au sud du Yang-tseu (ou fleuve Bleu), elle subit de multiples métamorphoses. Les bateaux s'ornèrent de plus en plus, s'agrandirent, s'allongèrent, prirent forme. On plaça une tête de dragon en proue, et finalement on sculpta celle-ci. Selon l'importance donnée à ces régates sous certaines dynasties, on en vint à la dénommer couramment « fête des Bateaux-Dragons )), appellation qui passa à l'Occident. Le dragon est pour les Chinois le symbole de l'invincibilité. En décorant ces bateaux, il ne peut que lui, ainsi qu'à tout son équipage, apporter bonne fortune et victoire durant le festival.

Plusieurs jours avant ces régates, ces bateaux défilent dans les rues. Le jour dit, les deux rives d'une rivière choisie pour cette course s'activent grandement tandis que la foule affiue pour venir crier ses encouragements aux équipes. Certaines rivalités d'équipe se sont maintenues pendant de longues années. Après la course, les bateaux reprennent le chemin de leur havre, un temple ou toute autre cale sèche, jusqu'à la saison suivante. Parmi les bateaux-dragons des plus ornés, aucun ne semble avoir dé­ passé celui de l'empereur Yang-ti (règne 604-617), de la dynastie Soueï, qui entreprit les premiers travaux du Grand Canal (aménagement d'un ancien lit du fleuve Jaune) qui reliait la capitale Tchang-an (auj. Si-an, dans le Chânsi) à Yangtcheou, au nord de l'estuaire du Yang-tseu. Les annales de la dynastie Tang décrivent le massif bateau impérial à proue sculptée en tête de dragon somptueuse à l'extrême avec des voiles de brocart et les câbles de mâture de couleur. Sur l'estrade pontée avec rideaux jusqu'en proue, mille jeunes filles tenaient en mains une rame sculptée et plaquée en or. Bien entendu, un tel chef-d'oeuvre ne pouvait s'engager dans la course, mais il témoigne bien de l'influence de la fête des Bateaux-Dragons en Chine.

Parmi d'autres coutumes peu à peu assimilées à cette fête, certaines n'ont guère de rapport avec la mort de Kiu Yuan. Comme cette fête célèbre aussi le solstice d'été (*), divers éléments ont été ajoutés à cet événement.

Traditions tenaces: Les petits sachets de parfum multicolores qui viennent agrémenter la saison.

A cette époque, le soleil est à son zénith, ce qui exprime le yang, ou principe masculin, selon la cosmologie chinoise. Il y a en outre les «cinq éléments», fondement de l'ancienne philosophie chinoise à propos des phénomènes naturels. Le solstice d'été était considéré comme un moment de déséquilibre naturel extrême que favorisait abondamment le principe masculin et qui présageait des malheurs pour l'humanité. Diverses précautions étaient alors prises, en particulier pendant la célébration de cette fête de Touan-wou. On ne ferme pas les portes des maisons, ni les fenêtres vitrées, ni ne pose des paravents. Une autre coutume est la suspension d'herbes odorantes, d'armoise et d'iris des marais, au-dessus des portes d'entrée, car, au moment du solstice, les insectes parasites et les reptiles vénimeux sont très actifs. Afin de les écarter de la maison, ainsi que toute autre maladie, on attache ces herbes au-dessus des ouvertures et on affiche des enseignes de bon augure diverses. Cette coutume continue d'être honorée avec cette même continuité culturelle, un peu comme en Occident le sont le gui et le houx à Noël.

A la fête de Touan-wou, on ne peut manquer d'afficher l'image de l'esprit protecteur Tchong-Koueï (鍾馗), un lettré calomnié de la dynastie Tang. Pour protecter, Tchong Koueï, passé à la légende, se donna la mort devant le palais impérial. Et lorsque l'empereur découvrit que Tchong Koueï avait été faussement accusé, il ordonna des funérailles grandioses à la grande surprise de tout le monde. L'esprit reconnaissant de Tchong Koueï revint se battre contre les esprits malins qui menacèrent les empereurs suivants. Aujourd'hui, portant la grande toge des mandarins et tenant un long glaive, ses représentations sont toutes prêtes à frapper les démons qui s'aventureraient pendant le solstice d'été.

Bien que beaucoup de gens accrochent encore des images gravées ou découpées, les familles aisées préfèrent faire appel à un artiste le jour de Touan-wou pour lui faire peindre ou décorer les portes et les murs. En fait, les images de Tchong Koueï étaient accrochées la veille du Jour de l'An chinois pour chasser ces mêmes mauvais esprits. Ce n'est que beaucoup plus tard que ce geste fut associé à la fête de Touan-wou.

Parmi d'autres encore, sont la dégustation d'un vin spécial, la confection de petits sachets de couleurs pour apporter la bonne chance sur les enfants, le divertissement avec différents jeux de tête, différents selon les régions et trop nombreux pour les nommer. Toutes ces coutumes sont toujours honorées par les habitants de de Chine à Taïwan et des autres communautés chinoises en Asie lors de la fête de Touan-wou.

On peut bien sûr spéculer sur ce qu'aurait pu être si Kiu Yuan n'avait pas rencontré tant d'infortunes. Il aurait eu toute opportunité de consacrer ses efforts au service du royaume de Tchou. Mais, c'eut été comme si, lui seul, fut« sobre» au milieu d'une administration d'« ivrognes», comme s'il eut été hanté par le présentiment de ce qui allait advenir. Environ cinquante ans après sa mort, le royaume de Tchou sombra dans les mains du Tsin qui fmit par conquérir les neuf autres royaumes « combattants» et réunifier ainsi en 221 av. J.-C.

Si le royaume de Tchou cessa à tout jamais d'exister, la mémoire de Kiu Yuan, de son dévouement sans égal et de ses initiatives qui auraient pu être de tout homme survécut à la fois dans la littérature qui l'ont chantée et dans les coeurs de tous les Chinois qui chaque année à la fête de Touan-wou lui rendent hommage.■

(*)[N.D.L.R.: Dans le texte anglais, l'auteur parle de la coïncidence entre le 5e jour du cinquième mois lunaire et le solstice d'été. Mais le calendrier traditionnel chinois étant mobile par rapport au calendrier grégorien (solaire) ne peut que rarement admettre une telle « coïncidence» entre le solstice d'été et la fête de Touan-wou. Celle année, la fête de Touan-wou est exceptionnellement tombée le lendemain du solstice d'été. D'une manière générale, elle se situe entre le 24 mai au plus tôt et le 24 juin au plus lard, et le solstice d'été tombe bien pendant celle cinquième lunaison chinoise (5e mois lunaire). D n'est d'exception qu'après l'introduction d'un mois embolismique avant le 5e mois lunaire, laquelle peut en repousser les dates ultimes d'un mois.

D'autre part, à l'époque de la mort de Kiu Yuan, en 290 av. J.-C., il n'y avait aucun rapport entre ces deux dates (cinquième mois lunaire et solstice d'été) puisque le calendrier traditionnel chinois, dans ces dispositions actuelles, n'a été mis en application qu'en l'an 104 av. J.-e. par l'empereur Wou-ti, de la dynastie Han. Celle « reforme» du calendrier a définitivement fixé toutes les fêtes sur celle année-étalon, dont le Jour de l'an à la première nouvelle lune qui suit l'entrée du soleil dans le Verseau. Toutefois, pendant les règnes de Wang Mang (9-23 ap. J.-e.) et de "impératrice Wou Tse-tien (689-700), l’année fut avancée d'un à deux mois. D'après des recherches sommaires, le solstice d'été de l'an 290 av. J.-C. est tombé dans la première dizaine du huitième mois (calendrier de Tcheou).

Les vers cités dans ce texte sont traduits de l'anglais.]

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