28/04/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Renseigner le présent à l’aide du passé

01/08/2010
Une carte de Taiwan datant des Ming. Ci-dessus, les détails d’une autre carte de la même époque publiée dans le cadre de la nouvelle série. (PHOTO DE CHANG SU-CHING / TAIWAN REVIEW)
A Taiwan, la connaissance de l’histoire locale n’est pas très uniformément répartie chez les insulaires et leur perception du passé est souvent biaisée par des perspectives historiques très changeantes. Et pour cause, au cours du dernier siècle, on a d’abord enseigné aux élèves taiwanais à regarder leur île avec un point de vue japonais (1895-1945), puis chinois avec la relocalisation des institutions de la République de Chine sur l’île en 1949.

Avec la levée de la loi martiale et la démocratisation à la fin des années 80, l’enseignement de l’histoire a aussi évolué, épousant une perspective plus locale. Cette tendance s’est fortement renforcée, récemment, avec la publication d’une série de documents portant sur l’administration de l’île durant la dynastie des Ming (1368-1644) et des Qing (1644-1911). A Taiwan, les Qing ne prennent le contrôle de l’île qu’en 1683 et lui confèrent le statut de province l’année suivante, une administration qui se maintiendra jusqu’à l’arrivée des Japonais en 1895.

En 1958, le Bureau de recherche économique de la Banque de Taiwan s’est lancé dans la collecte et l’archivage de documents datant de l’Empire. Dirigé pendant 20 ans par Chou Hsien-wen [周憲文], ancien doyen de la faculté de droit de l’Université nationale de Taiwan, le bureau a non seulement publié un certain nombre d’ouvrages sur l’économie insulaire ainsi que des traductions de traités d’économie publiés à l’étranger, mais s’est aussi spécialisé dans les documents anciens. Un des projets phares de Chou Hsien-wen jusqu’en 1972, date de son départ à la retraite, a été la publication d’une série sur la littérature taiwanaise, qui se compose aujourd’hui de 595 volumes.

Cette somme encyclopédique rassemble des écrits datant de la période pré-japonaise de l’île dont certains ont plus d’un millier d’années. La plupart cependant concernent l’époque des dynasties Ming et Qing. Les documents des Ming rapportent principalement les années durant lesquelles le fameux général Zheng Chenggong [鄭成功] (1624-1662), plus connu sous le nom de Koxinga, étendit son emprise sur l’île jusqu’à obtenir le départ des Hollandais en 1662. Il avait fait de Taiwan une base militaire censée permettre de réinstaller l’empereur Ming sur le trône, alors que les Qing tentaient de consolider leur nouveau pouvoir. Une autre grande partie des documents porte sur la période dite du Royaume de Tungning, dominé par le fils, puis le petit-fils de Koxinga.

Le pouvoir des Qing sur l’île ne devient effectif qu’à partir de 1684, un an après la victoire de leurs troupes sur celles des Ming à Taiwan. Cette période fut extrêmement riche en écrits administratifs dont la plupart furent préservés des aléas de l’Histoire.

Une collection complète

Depuis des dizaines d’années, les historiens puisent des informations capitales dans les textes administratifs, les récits personnels et les poésies rassemblés par Chou Hsien-wen. Toutefois, la richesse de cette collection masque parfois des lacunes en termes d’historiographie. En effet, certains pans de l’histoire insulaire ont fait l’objet d’un oubli tandis que le gouvernement, à l’époque de la constitution de la série, souhaitait mettre en valeur la dimension chinoise de cette histoire. Pour Wu Mi-cha [吳密察], directeur au département de la littérature taiwanaise de l’Université nationale ChengKung, cette série ne peut pas être considérée comme complète. Par exemple, explique-t-il, dans le cas des Annales de Shuqilin, rédigées en 1898 et portant sur l’histoire d’une localité du nord du district de Hsinchu, Zhudong, 4 000 mots en avaient été retirés au motif qu’ils représentaient « une atteinte aux intérêts et à la sécurité de la nation », indique Chou Hsien-wen dans la préface qu’il signe à l’époque.

Wu Mi-cha est l’une des forces motrices dans le travail de réactualisation de la série sur la littérature taiwanaise. (AIMABLE CREDIT DU MUSÉE NATIONAL D’HISTOIRE DE TAIWAN)

A la fin des années 80, à la faveur de la démocratisation, l’intérêt pour l’histoire locale se développe et un grand nombre de documents sont découverts, alors que le chantier de la série a été interrompu dans les années 70. « Si l’histoire taiwanaise se conçoit aujourd’hui comme une discipline universitaire à part entière, la construction d’une véritable base de données à l’usage des chercheurs est nécessaire », note Wu Mi-cha, qui souligne que cette tâche colossale et cruciale doit être menée au niveau du gouvernement central. En 2001, Wu Mi-cha a justement accédé au poste de vice-ministre de la Culture et il était déterminé à cette époque à créer les conditions de la réalisation d’un tel chantier. La révision et la mise à jour de la série sur la littérature taiwanaise ont ainsi débuté sous son mandat et l’Etat s’est vite substitué à la Banque de Taiwan qui avait été, de manière très improbable, la force motrice derrière la réalisation des premiers volumes.

Le travail fourni a été difficile et ce n’est qu’en octobre 2009 que le Musée national d’histoire de Taiwan (NMTH), à Tainan, a pu annoncer la publication de documents administratifs datant de la dynastie des Ming et des Qing. Sans la précieuse collaboration de la bibliothèque de l’Université nationale de Taiwan et de la maison d’édition Yuan-Liou Publishing, les 110 volumes de cette nouvelle série n’auraient pas pu voir le jour. La nouvelle collection inclut aussi l’original des Annales de Shuqilin dans lequel ont été réinsérés les 4 000 mots qui avait fait l’objet d’une suppression. On y trouve enfin un grand nombre de documents privés relatant des transactions immobilières ou commerciales.

Sous la direction de Wu Mi-cha, le chantier a mobilisé un grand nombre d’universitaires spécialistes de l’histoire et de la littérature taiwanaises et issus de plusieurs universités dont celles de Feng Chia à Taichung, Dong Hwa à Hualien mais aussi des universités nationales de Taiwan et Chengchi. La plupart des documents administratifs de l’ère impériale des Ming et des Qing proviennent d’ailleurs des bibliothèques de l’Université nationale de Taiwan, de l’Academia Sinica et du Musée national du Palais, à Taipei, mais aussi des Premières archives historiques de Chine, à Pékin. Il fallut attendre la fin des années 60, et pour certains quelques années supplémentaires, pour voir ces documents être rendus publics. La nouvelle collection compile près de 100 millions d’idéogrammes qui viennent s’ajouter aux 48 millions déjà contenus par la série sur la littérature taiwanaise. C’est pour cette raison que Wu Mi-cha n’hésite pas à parler de « nouvel horizon » pour la recherche sur l’histoire taiwanaise.

Il souligne que des travaux similaires sont conduits en Europe et au Japon depuis plus d’une centaine d’années. L’Institut d’historiographie de l’Université de Tokyo, par exemple, a compilé et publié un très grand nombre de matériaux portant sur l’histoire nippone depuis 1880. « Un tel travail doit être mené pas à pas, de manière régulière et continue par une organisation spécialisée qui dispose de ressources humaines et budgétaires stables », prévient Wu Mi-cha.

Dès le lancement du projet du ministère de la Culture, Wu Mi-cha et son équipe ont beaucoup travaillé et dans un climat d’urgence : « Nous devions avancer très vite de peur qu’un changement de gouvernement n’entraîne la mort du projet. Nous voulions lui donner des fondations solides afin de dissuader les futures administrations d’en décider l’arrêt », explique-t-il. Malgré tout, son départ du ministère de la Culture en 2005 provoqua ce qui était à craindre : l’interruption du chantier. Mais grâce aux efforts budgétaires de l’Association nationale pour la Culture, sous la direction de la présidence de la République, la seconde des 5 parties pu être publiée en 2006. En 2007, lorsque le NMTH fut fondé, Wu Mi-cha en prit la tête et le projet reprit vie.

Shih Wen-cheng [石文誠], conservateur-adjoint au NMTH, insiste sur le fait que la nouvelle série des documents impériaux constitue un complément beaucoup plus détaillé à celle sur la littérature taiwanaise. En plus des corrections apportées, d’un travail d’édition et de révision supplémentaire des précédents documents publiés, les nouvelles offrent une qualité d’impression des vieilles cartes très supérieure. Les documents compilés dans la nouvelle série ont donc une importance historique significative « Elles nous renseignent sur les intentions du pouvoir à cet égard parce qu’elles sont différentes de ce que l’on peut lire dans les rapports concernant les localités du continent », dit-il.

Shih Wen-cheng, conservateur-adjoint au Musée national d’histoire de Taiwan, souligne l’importance de l’effort fourni pour actualiser la série. (PHOTO DE CHANG SU-CHING / TAIWAN REVIEW)

Des détails fondamentaux

Pour Wu Mi-cha, la qualité des documents publiés réside dans le fait qu’ils permettent de comprendre de manière plus approfondie encore l’histoire locale et certains de ses événements restés célèbres tels que la révolte menée par Lin Shuang-wen [林爽文] (1756-1788) qui représenta l’une des plus importantes contre le pouvoir des Qing dans l’île. « Les notes transmises au gouvernement central par Taiwan, qui était à l’époque considéré comme une région périphérique, permettent de comprendre le point de vue du pouvoir de l’époque ». Les informations qu’on y récolte sont autant d’enseignements sur les méthodes de gouvernement de l’Empire de ses régions frontalières comme la Mongolie ou l’actuelle région du Xinjiang.

Dans la préface de la série publiée en 2009, Chen Chih-nan [陳其南], anthropologue et ancien ministre de la Culture, inscrit cet immense travail de compilation dans le Mouvement pour une nouvelle connaissance de Taiwan qui cherche à comprendre le monde depuis une perspective taiwanaise, un point de vue qui se construit à partir d’une compréhension profonde de l’histoire locale. Wu Mi-cha note d’ailleurs l’ampleur avec laquelle se développe ce mouvement, puisque ce sont aujourd’hui un tiers des thèses de doctorat en Histoire qui portent sur l’île de manière spécifique, une proportion encore plus importante quand il s’agit des mastères. « En plus d’établir une tradition d’étude philologique des documents anciens, la recherche taiwanaise doit se développer, construire son propre point de vue en posant les questions qui sont pertinentes pour notre société aujourd’hui », explique-t-il. Alors qu’il existe à Taiwan une très forte tradition d’étude de l’histoire chinoise, l’approche diffère de celle en vigueur en Chine, note Shih Wen-cheng : « Nous étudions l’histoire de Taiwan mais nous étudions aussi l’histoire du monde comme l’histoire de la Chine car cela nous renseigne sur l’histoire de Taiwan. »

Une histoire riche et variée

Comme beaucoup de disciplines universitaires, la recherche sur l’histoire de Taiwan est fluide, riche et irriguée par de multiples approches qui se disputent la reconnaissance. Il en résulte un questionnement des hypothèses classiques qui permet d’ouvrir la porte à une compréhension plus large du passé. « Il est faux et dépassé de considérer qu’il n’y a qu’une seule Histoire à l’aune d’un point de vue unique et omniscient, raisonne Wu Mi-cha. Une multiplicité de versions cohabitent et ne sont pas nécessairement contradictoires les unes par rapport aux autres. »

Shih Wen-cheng souligne en outre l’importance primordiale d’entretenir un point de vue personnel sur l’Histoire à condition que celui-ci se fonde sur des preuves matérielles et scientifiques. « Les gouvernements ne peuvent écrire l’Histoire du fait du risque que celle-ci soit rejetée par les gouvernements suivants. Ce qu’ils doivent en revanche faire, c’est offrir un environnement favorable à la recherche historique en construisant de solides fondations pour l’accès à ces ressources et matériaux », déclare Wu Mi-cha. Dans cette perspective, le travail fourni par le ministère de la Culture est plein de sens et l’ancien vice-ministre espère qu’à l’avenir, des ressources budgétaires encore plus importantes seront allouées à ces chantiers fondamentaux.

De son côté, Shih Wen-cheng assure que le NTMH continuera à collecter, éditer et publier les matériaux historiques, qu’ils soient rédigés en chinois ou en langues étrangères. « Par exemple, nous tentons de rassembler l’ensemble des documents datant des périodes coloniales hollandaise et espagnole du XVIIe s. », note-t-il. Ce travail sera mené en collaboration avec l’Academia Sinica. Par le passé, un comité de recherche historique placé sous l’autorité de la défunte administration de la province de Taiwan avait accompli un premier travail de collecte et de compilation. En 2002, ce comité fut intégré à l’Academia Sinica sous le nom de Taiwan Historica.

Il est normal qu’un pouvoir étranger interprète l’histoire de l’île de son propre point de vue mais avec la multiplication des sources et des documents historiques, il est tout aussi naturel que se développe une interprétation localiste de cette histoire. « Il n’existe pas de réponse type à une question historique. Ce qu’il faut conserver à l’esprit, c’est une forme de philosophie et d’attitude marquée par une conscience de l’Histoire », conclut Shih Wen-cheng.

Les plus lus

Les plus récents