A cette époque, la plupart des jeunes gens de Tafalong avaient déménagé en ville pour étudier ou travailler, en ayant le sentiment de perdre leurs racines. C’est dans cette atmosphère que Fuday et quelques autres jeunes restés au village lancèrent un club littéraire pour encourager les discussions avec les aînés du village. De ces échanges, ils conclurent qu’il n’y avait qu’une seule manière de redonner vie à la petite communauté : reconstruire la maison ancestrale des Kakita’an.
Au mois d’août 2003, Fuday et ses amis rendirent une première visite à l’Institut d’ethnologie de l’Academia Sinica, à Taipei. Hu Tai-li [胡台麗], qui était alors membre du conseil d’administration du musée de l’institut, attrapa sa caméra et filma l’entretien. Cet instant marqua le début du tournage d’un film documentaire qui allait s’étirer sur huit ans.
Devant les représentants de l’institut, Fuday souligna que, par le passé, les Kakita’an, dont le statut était prestigieux, détenaient une forme de pouvoir, par exemple lorsqu’il s’agissait de répartir les terres tribales. D’autres rappelèrent que leurs ancêtres, lorsqu’ils coupaient les têtes de guerriers des tribus voisines, déposaient leurs trophées dans la maison des Kakita’an. Par ailleurs, le bâtiment abritait toutes les cérémonies relatives à la chasse aux têtes, d’une importance capitale pour la tribu.
Les recherches ethnologiques ont montré que la maison des Kakita’an était la seule, chez les Amis, à disposer de piliers sculptés. Sur ces derniers sont dépeints des épisodes tirés des mythes fondateurs des Amis : de la lumière émanant d’une jeune fille, une inondation dévastatrice, un mariage entre un frère et une sœur, la descente sur Terre d’une sorcière venue du Ciel ou encore un accident de chasse au cours duquel deux fils coupent la tête de leur père.
C’est un typhon, en 1958, qui eut raison de la maison des Kakita’an, une bâtisse en bois au toit de chaume. Des neuf piliers présents à l’origine, sept purent être sauvés et mis de côté. Jen Shien-min [任先民], un chercheur de l’Academia Sinica intéressé par les sculptures aborigènes, demanda alors à son collègue Liu Pin-hsiung [劉斌雄] de se rendre sur place pour les récupérer. C’est ainsi que les sept piliers décrivant la mythologie des habitants de Tafalong devinrent la propriété de l’Institut d’ethnologie.
En 2003, lors de leurs discussions avec Fuday et ses amis, les responsables de l’institut rappelèrent à leurs interlocuteurs que « la culture ne se résume pas à quelques morceaux de bois » et que l’état médiocre des piliers ne permettait pas d’envisager leur réutilisation. Mais peu de temps après, les jeunes gens se présentèrent de nouveau à l’Academia Sinica, accompagnés cette fois de la sorcière la plus respectée du village, Kating Hongay, une femme âgée d’une soixantaine d’années. Cette dernière, vêtue de l’habit noir des sorcières, se tint devant les piliers, les aspergea d’un peu de vin de riz, se pencha en avant et, le corps en transe, transmit la complainte des ancêtres : « Où sont les descendants des Kakita’an ? Pourquoi n’en voyons-nous aucun parmi vous ? »
En février 2012, les sept piliers rescapés de l’ancienne maison ancestrale des Kakita’an devinrent les premiers objets aborigènes à être désignés « trésors nationaux » par le ministère de la Culture. Ils sont toujours exposés au musée de l’Institut d’ethnologie de l’Academia Sinica. (JIMMY LIN / TAIWAN PANORAMA)
Querelle foncière
En effet, parmi les aborigènes présents ce jour-là à l’Academia Sinica, aucun n’était du clan des Kakita’an. C’est cette absence que Hu Tai-li a souhaité interroger dans Returning Souls. Ce faisant, elle a mis en évidence les conflits opposant le clan des Kakita’an aux chefs de la tribu, ainsi que les différences entre les traditions aborigènes et les lois modernes.
L’ethnologue a notamment décrit la dispute entre le clan des Kakita’an et le chef de la tribu à propos de la propriété des terres situées autour de l’ancienne maison ancestrale : les descendants des Kakita’an ont saisi la justice pour obtenir la restitution des terres confisquées par les Japonais du temps où ceux-ci colonisaient Taiwan (entre 1895 et 1945). L’administration coloniale nippone avait en effet interdit aux Kakita’an d’accueillir dans leur maison les cérémonies liées à la chasse aux têtes (pratique elle aussi prohibée), puis les avaient expulsés de l’édifice qui fut classé par la suite bâtiment historique, les terres du clan étant quant à elles nationalisées. Après le départ des Japonais, ce statu quo fut maintenu, les espaces confisqués étant transformés en terres tribales placées sous la responsabilité du village tout entier.
Ce conflit foncier qui perdure explique pourquoi, en 2003, les descendants des Kakita’an ne souhaitèrent pas se mêler au reste des habitants de Tafalong venus à l’Academia Sinica. Ils se rendirent à l’Institut d’ethnologie un autre jour. « Ma mère, Saumah Geliu, était une Kakita’an de la 58e génération », raconte face à la caméra Tipus Saumah, qui est partie du village à l’âge de 16 ans pour travailler comme coiffeuse à Taipei. Témoin privilégié de ce défilé d’aborigènes, Hu Tai-li continuait en effet à filmer leurs visites, non sans se demander à qui il faudrait rendre les piliers, si telle était la décision prise par l’institut. « J’estimais que la demande de Tipus Saumah était la plus convaincante. Après tout, les piliers avaient été sculptés par ses propres aïeux », confie-t-elle.
Reconstruire
Toutefois, les jeunes gens qui avaient mené la délégation repensèrent à ce qu’avait dit la sorcière et réalisèrent que ce n’était pas tant les piliers dont ils exigeaient le retour au village que les esprits qui y avaient trouvé refuge.
Le 14 août de l’année suivante, par une torride journée d’été, les jeunes de Tafalong, accompagnés du chef du village et de représentants de la tribu, se rendirent donc une nouvelle fois à l’Institut d’ethnologie avec un sanglier des montagnes qu’ils sacrifièrent en l’honneur des esprits ancestraux. Sous la direction de la sorcière, ils se préparèrent à ramener au village les esprits des ancêtres, laissant les sept piliers sous la responsabilité du musée. La dispute entre les aborigènes et l’institut était close.
Par contre, la mésentente opposant le clan des Kakita’an au reste de la tribu était, elle, loin d’être dissipée. De retour au village, on plaça les esprits à l’intérieur d’une hutte en chaume à l’emplacement de l’ancienne maison des Kakita’an. Mais, en 2005, les descendants du clan entreprirent de reconstruire la maison ancestrale. Pour cela, ils obtinrent même une subvention de l’Institut d’ethnologie destinée à l’achat des matériaux et aux travaux de sculpture.
Dans le même temps, la commune fit poser sur le terrain des pancartes avec la mention « Interdiction de construire », laissant planer la menace d’une démolition de la maison lorsque le chantier serait terminé, en janvier 2006. Les responsables tribaux comme les représentants élus étaient en effet tous opposés à cette reconstruction. Conseillée par l’Institut d’ethnologie, Tipus Saumah écrivit donc au bureau de la Culture du district de Hualien pour demander la protection du site.
Depuis sa reconstruction, la maison abrite de nouveau des cérémonies traditionnelles. (AIMABLE CRÉDIT DE HU TAI-LI)
Pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’affaire, il faut remonter près d’un siècle en arrière. Avant l’intervention des autorités japonaises, les Kakita’an étaient non seulement la plus riche famille du village, propriétaire de larges surfaces de terres, mais ils procuraient en outre un grand nombre de services au reste de la population. C’était eux par exemple qui prenaient sous leur aile les villageois les plus pauvres, dont les veuves et les orphelins. C’est ce statut économique, social mais aussi politique que les Japonais avaient tenu à dégrader.
Tipus Saumah explique que si sa mère n’a jamais cherché à reconstruire la maison ancestrale, c’est que la famille, devenue pauvre, n’aurait pas eu les moyens d’achever les travaux, situation qui aurait été particulièrement humiliante pour les ancêtres. Pourtant, malgré la perte de leur statut économique, les Kakita’an continuent même aujourd’hui à jouir d’un certain prestige, et la plupart des gens à Tafalong utilisent encore le mot amis kitaan (qui signifie « lieu de richesse ») pour désigner la maison ancestrale. Selon Tilo, un jeune habitant du village, nombre d’anciens n’étaient d’ailleurs pas foncièrement opposés au projet de reconstruction car celui-ci, pensaient-il, permettrait à nouveau la tenue de cérémonies et l’observation de rites délaissés depuis des décennies.
Tel est le cas de l’Ilisin, la fête des moissons célébrée chaque été et qui revêt une importance toute particulière pour les Amis. A Tafalong, la tradition voulait que le premier jour de la fête se déroule dans la maison des Kakita’an, où de la nourriture était présentée en offrande aux esprits des ancêtres. Mais depuis une cinquantaine d’années, cette cérémonie n’était plus observée, personne dans le village n’ayant osé usurper l’autorité des Kakita’an en la matière.
Qui croit encore aux esprits ?
Ou peut-être était-ce que les habitants avaient placé leur foi en d’autres mains : comme la plupart des aborigènes de Taiwan, les habitants de Tafalong se sont largement convertis au christianisme. On trouve aujourd’hui dans le village une église catholique, et des temples presbytérien et adventiste du septième jour. Les catholiques forment le groupe de fidèles le plus important.
« Après avoir été éloignés de Tafalong pendant près de 50 ans, les esprits des ancêtres pourront-ils s’adapter à ce nouvel environnement ? », s’interroge Hu Tai-li dans le documentaire. Même la mère de Tipus Saumah, Kakita’an de la 58e génération, s’était convertie au christianisme après le départ des Japonais. « Nous étions si pauvres à l’époque qu’il n’y avait pas d’autre choix possible, dit Tipus Saumah. Pour obtenir du lait maternisé et des vêtements, beaucoup de familles se sont converties. »
Toutefois, et malgré le conflit foncier qui couve encore, il est indéniable que les esprits des ancêtres sont bien retournés au village et que ce retour a peu à peu modifié la vie des habitants. Désormais, les instituteurs du village emmènent leurs élèves dans la maison ancestrale pour des travaux pratiques. Assis en demi-cercle, ils entonnent des chants traditionnels amis et apprennent les mythes d’origine de leur peuple. « Le travail de reconstruction m’a épuisée, confie Tipus Saumah. Mais je suis heureuse que les esprits ancestraux soient désormais chez eux, bien à l’abri. »
Les Kakita’an n’ont pas retrouvé l’influence qui était la leur par le passé mais, chaque année depuis 2006, Tipus Saumah met un point d’honneur à organiser une cérémonie devant la maison ancestrale à l’occasion de l’Ilisin. Les jeunes de la tribu pensent qu’aussi longtemps que cette cérémonie aura lieu, l’esprit tribal perdurera. Un jour, croient-ils, le reste du village reconnaîtra à nouveau l’importance des Kakita’an.
« En voyant la maison des Kakita’an de nouveau sur pied, certains ont eu les larmes aux yeux parce qu’ils la retrouvaient comme dans leurs souvenirs, d’autres parce qu’ils devinaient les difficultés qui ne manqueraient pas de surgir par la suite », relate Fuday. Alors que la culture aborigène a subi les multiples contrecoups de l’Histoire, Returning Souls retrace de manière touchante cette étape importante d’un retour aux racines.