C’est en 1994 que Huang Wu-hsiung [黃武雄], professeur à l’Université nationale de Taiwan (NTU), a le premier proposé l’établissement à Taiwan d’un réseau d’universités populaires et de quartier. Après quatre années de préparation, la première d’entre elles ouvrit ses portes à Taipei, dans l’arrondissement de Wenshan, en 1998. Aujourd’hui, l’île compte 83 universités populaires ou de quartier, auxquelles il faut ajouter 16 de leurs antennes. Elles accueillent au total plus de 100 000 étudiants et jouent un rôle non négligeable sur le plan local.
Au mois de mars dernier, l’Université de quartier de Beitou, à Taipei, organisait le temps d’un week-end un forum consacré à l’avenir des universités populaires et de quartier à Taiwan. Cette rencontre avait lieu au Lycée Xinming de Beitou, où l’université de quartier a ses locaux. Une centaine de responsables et professeurs d’universités de quartier étaient présents pour contribuer studieusement aux deux thèmes proposés au débat : « Conception des programmes des universités de quartier » et « Méthodes pour la formation continue ». Pendant les pauses, les échanges continuaient dans les couloirs. La passion des participants était immédiatement palpable – une atmosphère que l’on ne retrouve que rarement lors de séminaires universitaires.
C’est que, depuis 20 ans, les universités populaires et de quartier ont emprunté des chemins buissonniers : plutôt que de distribuer des diplômes, elles suscitent la joie d’apprendre et le sens de l’accomplissement – des notions qui devraient certes toujours être au cœur d’un projet éducatif. « La mission de service public des universités de quartier les a conduites à créer un véritable mouvement de formation des adultes », dit Ku Chung-hwa [顧忠華], le fondateur et ancien directeur de l’Association nationale pour la promotion des universités populaires.
Sauver les vieux arbres
Presque centenaire, le parc public de Tainan voit tôt le matin converger les habitants pour leurs exercices quotidiens. Attroupés autour d’un Bauhinia blakeana, des étudiants de l’Université populaire de Tainan ont entrepris de mesurer la circonférence du tronc et d’effectuer un relevé de l’état de santé de l’arbre. Installés dans un temple jouxtant le parc de Tainan, des bénévoles aident les habitants impliqués dans le projet à enregistrer, grâce à un système de positionnement par satellite, l’emplacement exact des arbres à protéger.
Ces dernières années, les vieux arbres ont eu, ici comme ailleurs dans l’île, maille à partir avec les maladies et la présence toujours plus envahissante des sols goudronnés et du béton. Plusieurs universités populaires taiwanaises ont donc travaillé de concert pour identifier les vieux arbres, les surveiller à intervalles réguliers et chercher ensemble des moyens de les sauver lorsqu’ils sont menacés. Tainan est à la pointe de ce mouvement. Dès 2004, Chao Rui-guang [晁瑞光], qui enseigne les sciences naturelles et l’écologie à l’Université populaire de Tainan, a réuni des enseignants, des étudiants, des bénévoles et des habitants pour mener une étude complète des arbres de la cité méridionale, alliant ainsi la théorie et la pratique.
« Il ne s’agissait pas seulement de préserver ces écosystèmes arboricoles mais aussi, et surtout, d’un problème de gestion de la ville », dit Lin Guan-zhou [林冠州], le président de l’Université populaire de Tainan. Disposer de données précises sur ces arbres permet à la municipalité de mieux allouer ses budgets, explique-t-il, et les efforts entrepris pour l’étude de ces vénérables troncs ont en outre mené à la constitution d’un véritable « corps de spécialistes ».
Le rôle des associations
Ce rôle moteur des universités populaires se retrouve dans d’autres dossiers liés à la protection de l’environnement et à la lutte contre le déclin du monde rural. Et si ces établissements parviennent à conjuguer de la sorte des fonctions militantes avec des fonctions d’éducation et de recherche, c’est qu’il y règne une atmosphère créative, née des mouvements de réforme de l’éducation et de l’implication à long terme de nombreuses associations.
En 1994, le vent de la réforme de l’éducation soufflait à Taiwan. Partout, on parlait d’élargir l’accès à l’université, de modifier le système des examens d’entrée reposant tout entier sur les cours du soir intensifs et le bachotage, et de lutter contre le faible niveau de conscience civique au sein de la population. C’est dans ce contexte que Huang Wu-hsiung, de l’Université nationale de Taiwan, proposa la création d’universités populaires qui pourraient contribuer à « libérer les connaissances et la participation des citoyens ».
« Approfondir la démocratie et cultiver une nouvelle culture », une tribune publiée dans la presse par l’universitaire en 1997, fit grand bruit. Soutenu par 18 autres personnalités du secteur éducatif (dont Ku Chung-hwa, alors professeur de sociologie à l’Université nationale Cheng-chi, Hsia Chu-joe [夏鑄九], professeur à l’Institut de construction et d’urbanisme de la NTU, et Perng Ming-hwei [彭明輝], professeur à l’Université nationale Tsing Hua), le projet d’université populaire finit par retenir l’attention de la municipalité de Taipei qui décida d’en financer une. En septembre 1998, celle-ci ouvrait à Muzha, hébergée dans le collège du quartier.
Des étudiants de l’Université de quartier de Muzha, à Taipei, partent à la découverte de la flore des environs. (Photo de Jimmy Lin / Taiwan Panorama)
« Pour faciliter l’accessibilité de l’université de quartier aux personnes âgées ou à mobilité réduite, le collège a mis à disposition des salles situées dans un nouveau bâtiment doté d’un ascenseur », se rappelle Ku Chung-hwa.
Pour cette première tentative, le programme des enseignements ressemblait grandement à celui d’une université lambda, avec des cours d’introduction à l’économie ou à la science politique, par exemple. Toutefois, après plusieurs années, les responsables de l’université de quartier de Muzha finirent par réaliser que les connaissances académiques classiques n’étaient pas forcément adaptées pour des adultes. Ils commencèrent alors à proposer des cours accordant une large place à l’expérience et aux travaux appliqués, tels des cours de menuiserie ou d’astronomie ou encore des sessions du type « Les groupes ethniques à travers leur cinéma ». Qui plus est, l’université encouragea les personnes inscrites à former des associations pour mettre directement en pratique dans leur quartier les savoirs acquis.
Peu à peu, des universités populaires virent le jour un peu partout dans l’île, à l’échelle d’une ville ou d’un quartier, avec généralement le soutien des collectivités locales concernées. La plupart de ces nouveaux établissements furent fondés par des associations déjà fortement impliquées dans les domaines culturel, éducatif ou environnemental. Celles-ci ont d’abord quelque peu tâtonné mais bientôt, chaque université populaire a su tisser des liens avec son territoire et mieux répondre aux attentes locales.
Elles ont aussi mis à profit leurs liens avec des organisations non gouvernementales étrangères dans leur domaine respectif. Grâce à ces réseaux, les universités populaires à Taiwan ont pu bénéficier d’échanges et de retours d’expérience de grande valeur.
En 2003, la Loi sur la formation tout au long de la vie était adoptée. Confortées par cette reconnaissance, les universités populaires ont accéléré leur croissance et, grâce à la nature diverse des associations œuvrant à leur développement, leurs programmes ont peu à peu pris des tours variés. Certaines, en zone rurale, ont mis l’accent sur l’agriculture ou sur les questions aborigènes ; d’autres, en milieu urbain, ont creusé les thématiques sociales et de droit du travail ; d’autres enfin, dans les régions côtières, se sont par exemple penchées sur le dossier de la qualité de l’eau.
De Pingtung à Hsinchu en passant par Tainan ou Yilan, les universités populaires ont également lancé des programmes d’étude de l’histoire et de la culture locales, l’Association nationale pour la promotion des universités populaires jouant un rôle fédérateur permettant les échanges d’expériences entre les différentes structures. L’objectif de ces programmes dépasse le plan académique et a souvent mené à des actions militantes, une tendance résumée sous l’appellation de « nouvelles études taiwanaises ».
Transmettre les savoir-faire
Il existe de nombreux exemples de l’impact social des universités populaires. Qu’elles enseignent des savoir-faire ou donnent la priorité à la recherche académique, elles servent de point de contact à la population d’un territoire donné.
A l’Université populaire de Tainan, par exemple, on dispense des cours de massage tuina, une technique de massage traditionnelle chinoise. Au début, le professeur enseignait simplement des techniques. Puis, des services de massage ont commencé à être offerts au bénéfice de personnes âgées ou défavorisées. Cette activité de massage a notamment été associée à la Journée des grands-parents organisée par l’université pour encourager la piété filiale et célébrer les valeurs familiales.
Le massage tuina, dit Lin Chao-chen [林朝成], le président de l’Université populaire de Tainan, permet d’établir une proximité avec les personnes. La pratique du massage et du lavement des pieds contribue ainsi à resserrer les liens familiaux et communautaires. Elle représente un moyen de se mettre au service des autres.
Des étudiants de l’Université de quartier de Wanhua, à Taipei, lors d’une visite guidée au Musée des beaux-arts de Kuandu. (Photo de Jimmy Lin / Taiwan Panorama)
Ce genre d’initiatives émane parfois directement d’un club formé d’étudiants d’une université populaire. A Taipei, le club des charpentiers de Songshan, fondé en 2009, travaille depuis plusieurs années avec la Fondation pour le bien-être social de Huashan. Ses membres aident des personnes âgées ou défavorisées vivant seules à effectuer de menues réparations à leur domicile. Les étudiants peuvent ainsi passer aux travaux pratiques et les personnes aidées peuvent, elles, bénéficier d’un peu de chaleur et de plus de confort.
Les universités populaires incitent aussi leurs étudiants à apprendre les uns des autres. En 2002, l’Université de quartier de Ludi, située dans l’arrondissement de Luzhou, à New Taipei, a lancé un cours de chinois mandarin destiné aux immigrés ne maîtrisant pas cette langue. De manière plus originale, l’université a demandé à certains de ses étudiants taiwanais ayant eux-mêmes un bagage littéraire très modeste de venir prêter main forte aux enseignants. Pendant les cours, des personnes d’origine différente peuvent ainsi faire découvrir aux autres leur culture respective. Quant à Li Xiu-ying [黎秀英], une Vietnamienne installée à Taiwan et l’une des premières élèves à avoir suivi le cours de mandarin, elle anime depuis 2012 au sein de l’université populaire un cours de cuisine vietnamienne. Celui-ci affiche complet.
Certains clubs formés par des étudiants d’universités populaires deviennent suffisamment pointus sur un sujet pour entrer en contact avec des organisations internationales. Par exemple, à Kaohsiung, l’Université de quartier de Chi-Mei, qui se penche depuis longtemps sur les problématiques agricoles et agit contre les expropriations de terres arables, s’est rapprochée de la Fondation Khao Kwan, en Thaïlande, qui fait la promotion de l’agriculture durable, et de l’Association nationale des mouvements d’éducation de masse, en Chine.
Influencer la vie locale
Depuis les années 70, l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) promeut l’éducation et la formation tout au long de la vie, une notion qui s’est développée à partir des concepts de « formation continue », et d’« éducation récurrente », notamment. Bien avant cela, certains pays occidentaux avaient toutefois déjà créé leur propre système de formation des adultes. Ce fut le cas dès 1905 en Allemagne avec les Volkshochschulen – il en existe aujourd’hui plus d’un millier. Aux Etats-Unis, les premières universités populaires datent de 1901. En Asie, la Corée du Sud a introduit en 1997 un système flexible d’unités d’enseignement qui peuvent être délivrées par différentes institutions offrant des formations pour adultes – cumulées, les unités d’enseignement permettent d’obtenir un diplôme.
En comparaison, l’histoire des universités populaires à Taiwan est très récente. Ces dernières exercent toutefois une influence non négligeable sur l’élaboration des politiques locales. En 2013, l’Université de quartier de Beitou a ainsi fédéré des associations et des habitants de l’arrondissement pour y ramener l’ancienne gare qui avait été démontée puis reconstruite dans la ville de Changhua, où elle avait fini par tomber en ruine. L’université a aussi organisé le premier référendum consultatif local de l’histoire de Taiwan – il portait sur un projet de téléphérique. La même année, l’Université de quartier de Yonghe, à New Taipei, a présenté l’éco-plan Zhonghe-Yonghe, un projet d’urbanisme pour les deux arrondissements voisins destiné à créer davantage d’espaces verts pour les loisirs des habitants.
Capital social
Au cours de leurs vingt années d’existence, les universités populaires et de quartier ont su stimuler la participation des habitants et encourager ces derniers à se rendre mutuellement des services. Les liens ainsi créés représentent un important capital social. Pendant l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère, en 2003, ces institutions ont ainsi pu jouer, grâce à leurs nombreux relais au sein de la population, un rôle de premier plan dans la diffusion des conseils sanitaires.
En 2009, le typhon Morakot provoquait d’importantes inondations et des glissements de terrain à Kaohsiung et dans le district voisin de Pingtung, à la pointe sud de Taiwan. L’Université populaire Chi-Mei et ses neuf antennes locales, dont celles implantées dans les villages de Namasia et de Jiaxian, particulièrement touchés par la catastrophe, ont été en première ligne et ont mis à profit leurs réseaux de mobilisation rurale pour venir en aide aux sinistrés. Quelques semaines plus tard, le bureau des Affaires sociales de la municipalité de Kaoshiung a fait appel à l’université populaire pour former son personnel dans le but de contribuer aux efforts de reconstruction et d’aider la population à surmonter cette épreuve.
En 2013, l’Université de quartier de Wanhua, à Taipei, et le centre de service social de l’arrondissement ont lancé l’opération « Artistes urbains dans la rue ». Des personnes sans domicile fixe – elles sont nombreuses dans cet arrondissement, notamment autour du temple de Longshan – ont été invitées à peindre leur propre histoire. L’idée des organisateurs était de modifier l’image stigmatisante associée au quartier et d’aider les personnes sans domicile fixe à reprendre confiance en elles.
Avec aujourd’hui plus de 80 universités populaires et de quartier, la réflexion sur la mission de ces établissements se poursuit. Viviers de militantisme, ils font de l’éducation un vecteur d’implication citoyenne au sein des territoires qu’ils desservent. A l’heure de la mondialisation, ils creusent un sillon d’une richesse infinie.