16/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Shanghai, à toute vapeur

01/03/1998

oincé entre deux devantures quelconques sur la rue Hsinyi, une artère très animée de Taïpei, le restaurant Ding Tai Fung ne paye à première vue pas de mine. Pour résumer les choses, disons que sa façade n'est guère impressionnante ; si peu impressionnante, en fait, que les nouveaux venus en ville ne lui jettent que rarement un coup d'oeil quand ils passent devant. Lorsque Ding Tai Fung a ouvert pour la première fois, il ne se distinguait en rien de ses concurrents dans ce quartier réputé pour ses grands restaurants chinois, et son nom n'a pas particulièrement marqué ceux qui habitaient dans le voisinage. Mais les efforts déployés par ses propriétaires pendant des années ont finalement payé. Ding Tai Fung a peu à peu émergé de l'obscurité, malgré son apparence un peu négligée et, en 1993, sa fascinante cuisine shanghaïenne a obtenu le genre de reconnaissance à laquelle la majorité des autres restaurants ne pourront jamais que rêver : un classement, dans le New York Times, parmi les dix premiers restaurants du monde.

Quelles que puissent être ses humbles origines, le Ding Tai Fung actuel a toutes les raisons de se vanter. Quand l'heure du déjeuner approche, ce célèbre restaurant se met à jeter des sorts sur les gourmets qui attendent dehors. La vue de tant de gens faisant la queue dans le seul but de satisfaire leur palais est intéressante en soi. Mais quand vous vous approchez, c'est le parfum des raviolis à la vapeur qui devient alors une véritable distraction. « Nous sommes le seul restaurant chinois à avoir été choisi par ce grand journal américain», déclare Yang Jih-hwa, le propriétaire.

Ding Tai Fung l'aurait donc emporté sur tous les restaurants du continent chinois et de Hongkong, qui doivent pourtant certainement être considérés comme les deux principaux centres de la vrai cuisine chinoise ? Vraiment ? M. Yang en possède la preuve immédiate. Il entre dans son bureau, qui est si petit qu'il ne peut contenir qu'une seule personne à la fois, et sort des coupures de presse d'un tiroir. Sur le dessus apparaît le New York Times du 17 janvier 1993. Sous le titre en gras «Les meilleures tables», s'étale la phrase suivante : « Dix experts en gastronomie choisissent les restaurants qui invitent au pèlerinage». A côté de neuf autres établissements d'Angleterre, de France, d'Allemagne, d'Inde, d'Italie, du Japon, du Mexique et des Etats-Unis, Ding Tai Fung et ses spécialités sont vantés avec enthousiasme par un expert culinaire de renommée internationale, Ken Hom.

Très vite, la réputation de Ding Tai Fung a grandi à Taïwan grâce aux articles parus dans des journaux locaux tels que le China Times et l' United Daily News. Selon M. Yang, la couverture des médias a entraîné une progression phénoménale de l'activité du restaurant et les clients habituels ont bientôt dû faire la queue pour goûter à ses plats tant vantés. « Nos affaires allaient déjà très bien », s'empresse d'ajouter M. Yang. Ding Tai Fung sert effectivement de la «vraie cuisine», et il est un peu trop facile d'oublier les années d'effort qui ont permis à ce snack-bar autrefois médiocre d'attirer l'attention d'un gourmet comme Ken Hom.

Ding Tai Fung a été créé par Yang Bing-i, originaire de la province du Shanxi, sur le continent chinois, et aujourd'hui âgé de 71 ans. « A Taïwan, nous sommes partis de rien, ma femme et moi », dit-il. Cet homme aimable, qui a pris sa retraite après son veuvage voici trois ans, n'a pas de mal à se remémorer ces jours d'autrefois. «A l'origine, Ding Tai Fung était un commerce d'huile de cacahuète. En 1972, c'est devenu un petit restaurant, explique-t-il. Au début, je n'avais aucune des connaissances nécessaires à la fabrication des raviolis et autres plats shanghaïens mais je les ai apprises ».

Au cours des années, M. Yang a acquis de l'expérience et n'a cessé de perfectionner les recettes de Ding Tai Fung. Il a appris à choisir la meilleure qualité de farine et de porc et à maîtriser le pétrissage de la pâte afin de lui donner la consistence exactement voulue. « Tout ce que nous possédons, c'est de l'expérience , affirme Yang Jih-hwa, le fils du fondateur. Nous n'utilisons ni pendule ni montre pour calculer le temps de cuisson des raviolis ; les cuisiniers expérimentés savent par intuition quand ils sont à point».

L'expérience a aussi appris au père et au fils que leurs plats avaient meilleur goût quand ils étaient fraîchement préparés et cuits. Cependant, leur respect jamais démenti des exigences de qualité a aussi beaucoup importé. Il leur a permis de fidéliser un nombre de plus en plus grand de clients. « Au cours des deux années passées, mon mari et moi avons dîné ici presque tous les soirs , explique Li Jiann-yun, une aficionado manifestement. Si nous ne pouvons venir pour une raison ou une autre, nous appelons le patron pour le lui dire». Intéressant. Mais ne sont-ils pas lassés de manger toujours dans le même restaurant ? «Non, répond Mme Li. Vous ne trouvez ce genre de cuisine nulle part ailleurs. Les plats ne sont pas gras, le restaurant est propre et il offre une grande variété de mets délicieux ». Selon ces deux grands gourmets qui se sont déjà rendus dans de nombreuses villes du continent chinois, Ding Tai Fung fait mieux que les meilleurs restaurants de Shanghai.

Si les résidents locaux sont enthousiastes, que pensent les visiteurs étrangers de Ding Tai Fung ? Mario Bezanilla, un Chilien, n'a que des louanges à formuler. Pointant ses baguettes en direction d'un ravioli frais sorti de l'un de ces paniers ronds en bambou servant à la cuisson à la vapeur, il affirme qu'il se sent «léger» après avoir dîné ici, alors que « la cuisine italienne ou française alourdit l'estomac ». Cela explique peut-être en partie la popularité de Ding Tai Fung, qui a apparemment le don de satisfaire les goûts. «Nous encourageons nos clients à manger leurs raviolis avec un accompagnement de vinaigre et de gingembre mouliné qui permet d'éliminer toute la graisse », déclare Yang Jih-hwa une suggestion qui s'avère aussi indiquée pour le palais que pour la santé .

Fu Pei-Mei est probablement la meilleure experte en cuisine chinoise de Taïwan. Animant de longue date son propre programme télévisé, elle a signé de nombreux livres de recettes, dont Les snacks et desserts chinois de Pei Mei. « Ce qui laisse souvent un souvenir impérissable dans les plats de Ding Tai Fung, c'est leur pâte à base de farine de blé, fine mais solide, et leur farce de viande de porc juteuse et bien assaisonnée, déclare-t-elle. Le goût est exactement celui désiré, ni épicé ni fade, et les raviolis sont d'autant plus appétissants que leur pâte est joliment pliée à la main. Elle est si finement modelée qu'il faut pardonner ceux qui croient qu'elle a été faite à la machine ». Des inconvénients ? «La farce de viande de porc peut être riche en graisses , concède-t-elle. Mais si vous désirez une nourriture savoureuse, une certaine quantité de graisse est indispensable. Ce n'est pas un problème aux yeux des clients parce que les portions demeurent petites ».

Quel qu'en soit le secret, l'extraordinaire popularité de Ding Tai Fung n'est pas une légende. Yang Jih-hwa affirme que, durant les dimanches et les congés, le restaurant de quatre étages et de 250 places reçoit jusqu'à 2 000 clients, dont la plupart doivent d'abord affronter une heure d'attente environ. Ceux qui s'y rendent pendant les heures d'affluence (12 h 30 et 19 h 30) n'ont pas de peine à le croire à la vue du flot continu de clients. Parmi ceux-ci, on a compté le président et le vice-président de la République de Chine, et plusieurs députés et célébrités. « Jackie Chan et John Lone nous ont fait l'honneur de fréquenter notre restaurant, déclare M. Yang. Venez demain et vous rencontrerez peut-être le premier ministre en train de dîner !».

Parfois, l'offre ne suffit pas à satisfaire la demande des clients les plus patients ce n'est pas rare pour la soupe au poulet par exemple . Composée de poulet longuement mijoté, qu'accompagnent du gingembre, des échalotes et un peu de vin de riz, elle a été qualifié par Ken Hom de meilleure soupe qu'il ait jamais dégustée hors de la cuisine de sa mère. Les autres spécialités sont également très demandées. Yang Jih-hwa se met à réciter leurs noms comme s'il s'agissait de ses enfants : hsiao long bao (littéralement «raviolis-petit panier de bambou» : ce terme décrit un lot de six raviolis, au moins, servis dans les paniers de bambou ronds où ils ont cuit à l'étuvée) ; raviolis en soupe ; raviolis fourrés à la viande de crabe ; raviolis aux crevettes et au porc cuits à la vapeur ; raviolis aux légumes cuits à la vapeur... Les petits pains aux crevettes et les petits pains de riz glutineux fourrés à la viande de porc se vendent également bien. «Nous avons aussi une bouillie de boeuf, des nouilles au boeuf, des légumes marinés et du riz aux huit trésors , ajoute M. Yang qui précise : les pains à la viande de porc et les petits pains fourrés de pâte sucrée de haricots rouges sont aussi populaires. Ici, vous pouvez acheter des tsung-tze [gâteaux de riz enveloppés dans des feuilles de bambou et cuits à la vapeur] tout au long de l'année. A l'époque du Festival de la Mi-Automne, nous fabriquons des gâteaux de lune pendant une semaine».

Les cuisiniers qui préparent ces merveilles culinaires sont des professionnels aux nombreux talents qui semblent ne jamais s'arrêter de découper la viande, garnir la pâte et empiler les cylindres des étuves de bambou. A Ding Tai Fung, comme dans la plupart des autres bons restaurants chinois, il faut au moins cinq ans à un cuisinier débutant pour faire ses premiers pas en tant que professionnel. « La plupart d'entre eux commencent leur apprentissage dès l'adolescence , déclare Yang Bing-i. Le plus âgé a travaillé ici pendant vingt-quatre ans, ce qui fait qu'il est presque aussi vieux que le restaurant ».

Il n'est pas facile de former un bon cuisinier et de le garder. Certains quittent Ding Tai Fung et continuent leur carrière dans les grands hôtels, mais on trouve aussi des cuisiniers qui reviennent au bout de nombreuses années. «Les conditions de travail ne sont pas mauvaises et nos cuisiniers sont mieux payés qu'ailleurs, explique M. Yang, l'aîné, avec une pointe de fierté. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles nos plats ne sont pas bon marché ».

A Ding Tai Fung, la qualité est essentielle une particularité qui peut parfois empêcher la croissance . Par exemple, depuis 1993, date à laquelle sa médiatisation l'a rendu célèbre, Ding Tai Fung ne propose les raviolis en soupe que le week-end. A l'origine, ils étaient aussi servis en semaine, « mais après le tournant de cette année-là, nous n'avons pu faire face à la demande de plus en plus grande , explique Yang Jih-hwa, si bien que nous avons décidé de réduire l'offre pour mieux garantir la qualité ». Cette attitude se reflète dans son refus d'ouvrir d'autres restaurants. « Nous voulons préserver ce que nous avons déjà accompli , déclare-t-il. Pour la même raison, le menu n'a pratiquement pas changé au cours des 25 années passées. Concentrez-vous et vous ferez du bon travail. C'est la même chose quand vous confectionnez des raviolis : pas de précipitation sinon, vous risquez de vous retrouver avec un goût altéré».

Malgré cette prudence justifiée, Ding Tai Fung a ouvert son premier restaurant à l'étranger en octobre 1996, dans le district de Shinjuku à Tokyo. C'est le propriétaire de la chaîne de grands magasins japonais Takashimaya qui a eu l'idée de créer une co-entreprise avec Ding Tai Fung. Il a avancé les capitaux, tandis que le restaurant a envoyé deux de ses cuisiniers les plus qualifiés transmettre leurs compétences culinaires au Japon. «Cette année, un second Ding Tai Fung étranger va ouvrir ses portes à Yokohama, déclare Yang Jih-hwa. Mais ce sera tout, au moins dans un avenir prévisible ».

Il existe quelques autres restaurants nommés Ding Tai Fung. « D'après ce que j'en sais, il y en a deux à Hongkong et un à Manhattan , reconnaît Yang Jih-hwa, mais ce sont des imposteurs qui tentent de se faire de l'argent en se servant de notre nom ». M. Yang produit deux lettres de clients fidèles mais mécontents qui, s'étant rendus dans ces restaurants, ont eu l'impression d'avoir été floués. « Je ne vais pas intenter de procès, déclare M. Yang, mais ces deux annexes au Japon sont les seuls établissements certifiés».

Les Yang n'ont pas le sentiment d'avoir pris beaucoup de risques en ouvrant une branche à Tokyo. Selon Shiraishi Takahiro, le vice-président d'une chaîne de lingerie féminine bien connue, qui a passé quatre ans à Taïwan et qui fréquentait le restaurant une fois par semaine, « Ding Tai Fung a gagné la reconnaissance du public au Japon. Beaucoup de gens ont entendu parler de ce restaurant de Taïpei dans les médias. Le jour de l'inauguration à Tokyo, l'an dernier, on a dit que les gens ont dû faire la queue pendant deux heures pour obtenir une table ». M. Takahiro affirme que depuis sa première visite au Ding Tai Fung de Taïpei, il n'a jamais cherché à aller manger dans un restaurant chinois une fois de retour au Japon. Son compatriote Hiroshi Ichinosawa, président de Yokohama Tire Taiwan Co. et gourmet également, est un autre fan enthousiaste du restaurant. Selon lui, le meilleur n'est jamais trop cher.

«Les Japonais sont amateurs de bonne cuisine et ils ont les moyens de l'être , déclare la spécialiste culinaire Fu Pei-mei. Ils aiment explorer les lieux réputés pour leur cuisine. Les plats importés de Chine tels que les hsiao long bao ou les petits pains fourrés au boeuf font leur bonheur s'ils sont délicats». Effectivement, la finesse semble être la clef de la popularité de Ding Tai Fung auprès des gourmets nippons. «Les dîneurs japonais savent apprécier les raviolis de Ding Tai Fung, au prix plus élevé mais au goût plus fin », déclare Mlle Fu. Pour cette raison, le restaurant affiche son menu et ses heures d'ouverture non seulement en chinois mais aussi en japonais (et également en anglais). De plus, la plupart des serveurs et serveuses savent au moins quelques mots de la langue du pays du soleil levant. Une telle attention apportée au service n'est pas vaine : certaines agences de voyage japonaises inscrivent Ding Tai Fung au programme des visites guidées qu'elles organisent à Taïpei.

Les Chinois d'outre-mer constituent une autre catégorie des pèlerins qui viennent de l'étranger pour goûter aux délices de ce temple culinaire. « Nombre d'entre eux achètent de la nourriture pour leurs amis à l'étranger, fait remarquer M. Yang. Mais il faut faire attention lorsqu'on cuit nos raviolis. La cuisson à la vapeur ne doit pas dépasser quatre minutes à feu fort sinon, leur enveloppe risque d'éclater». A-t-il jamais songé à écrire un livre dans lequel il livrerait tous les secrets de son restaurant ? «Non, répond-il. Je ne pense pas que ce serait utile parce que certaines choses ne peuvent pas s'exprimer par des mots».

Alors, voulez-vous essayer quelques spécialités renommées de Shanghai ? Goûtez à la vraie cuisine en allant faire une visite dans le restaurant Ding Tai Fung de Taïpei. Soyez sûr d'y être de bonne heure si vous voulez prendre de vitesse la foule impatiente qui se bouscule tous les jours pour déguster l'une des meilleures cuisines que Taïpei peut offrir.

Les plus lus

Les plus récents