Une enfance dans la guerre
Chiu Hsi-hsun est né en 1937, à Kaohsiung, la ville portuaire du sud. Durant la Seconde Guerre mondiale, en raison des bombardements américains sur l'île alors japonaise, une politique d'éparpillement de la population urbaine fut instituée. A l'âge de 6 ans, l'enfant fut donc envoyé chez sa grand-mère à Tunghsiao, dans le district de Miaoli.
La grand-mère de Chiu Hsi-hsun appelait les Américains les « barbares aux cheveux rouges », évoquant avec dégoût leurs yeux bleus et leurs « longs nez ». Le petit garçon, qui n'avait encore jamais vu l'un de ces hommes étranges, restait sceptique. Impossible que quelqu'un puisse ressembler au portrait que lui en faisait sa grand-mère, pensait-il. Jusqu'au jour où il découvrit l'un d'entre eux, un jeune aviateur, sur une plage où la mer l'avait rejeté, au milieu des débris de son avion. L'enfant resta comme paralysé devant le corps inerte - l'homme venait d'expirer. La guerre est une terrible expérience pour les enfants.
La scolarité, en japonais, venait à peine de commencer pour Chiu Hsi-hsun, lorsque les cours furent annulés à cause des raids aériens incessants. Quand ils reprirent, l'enfant avait été avancé de quatre années scolaires et se retrouvait dans une classe où le taiwanais était devenu la langue d'expression orale.

Un portrait du Vénérable Yin Shun.
Le japonais, le taiwanais, le chinois
A l'arrivée des troupes nationalistes chinoises, le taiwanais fut de nouveau interdit dans les établissements scolaires, remplacé par le mandarin, une langue que son professeur parlait d'ailleurs mal, avec un lourd accent de Canton. « Nous sommes tous Chinois » , répétait encore un autre de ses professeurs, un enseignant qui n'avait pas pu lui non plus se débarrasser de son accent, du Sichuan celui-là. « On m'a, en fin de compte, enseigné dans trois langues, et le résultat est que je n'en maîtrise aucune », résume-t-il à propos de cette période.
L'adaptation à l'environnement scolaire a été dur. L'enfant aimait dessiner et, pour cette raison, on l'envoyait souvent participer à des concours. On lui demandait aussi fréquemment de peindre des affiches, à sa grande joie, car cela lui permettait de sécher les cours. Il entra finalement dans un lycée professionnel dont les classes avaient lieu le soir. Ses journées ? Il les passait alors à traîner sans but, commençant à dessiner des scènes de la vie courante, certaines de ses illustrations étant publiées dans la presse.
Une censure insensée
Il dessina de plus en plus pour la presse. Mais attention ! Il ne fallait pas dépasser les limites fixées par la censure : tout ce qui touchait à la politique était pratiquement interdit. Croquer des politiciens ou des élus au-dessus du rang de maire était interdit. Les autres pouvaient être dépeints mais toujours sous un angle positif. Toutes ces restrictions laissaient en définitive bien peu de place à l'expression personnelle, et si un dessinateur manquait de prudence, il risquait fort d'avoir maille à partir avec les autorités. Ce qui arriva à Chiu Hsi-hsun en 1967.

Folie autour d'une pilule de Viagra.
Il venait de créer « Le héros au plafond », une aventure illustrée en huit pages publiée dans un périodique pour enfant. L'histoire se déroulait dans la maison d'un dessinateur de bédés où un chat attrapait chaque jour une souris. L'une d'entre elles, lassée de voir ses congénères disparaître dans le ventre du zélé félin, entreprit de se venger. S'aspergeant de pesticide, elle se laissa avaler par le chat qui en mourut. En souvenir du sacrifice, les souris survivantes érigèrent un monument.
La bande dessinée ne passa pas la censure de l'époque. Son auteur fut arrêté et questionné : à travers son histoire de chat et de souris, n'encourageait-il pas les « éléments les plus sombres » de la société à résister à l'autorité de la police ? C'est finalement grâce à l'intervention d'une relation familiale bien placée qu'il échappa de peu à la prison.

Un hommage aux mineurs de Chiufen.
Les chiens parlent-ils ?
La même année, il prit la rédaction en chef d'une publication spécialisée dans les bandes dessinées. Il se mit aussi à la peinture, choisissant l'encre puis l'huile pour s'exprimer. En 1979, il eut de nouveau affaire à la censure, celle-ci interdisant la publication d'une bande dessinée dans laquelle il prêtait la parole à des chiens. Motif officiel de l'interdiction : les chiens ne peuvent pas parler. A ses censeurs, il rétorqua qu'on ne peut pas dire que Picasso n'est pas un artiste simplement parce qu'on ne comprend pas ce qu'il fait. De la même façon, ajouta-t-il, ce n'est pas parce que l'on ne comprend pas les aboiements des chiens qu'on peut affirmer qu'ils ne parlent pas.
De dépit, face aux restrictions toujours en vigueur, il décida d'abandonner la bande dessinée et de se consacrer à la peinture, moins controversée. Ce faisant, il renonçait à presque vingt ans d'une brillante carrière durant laquelle il avait déjà publié plus de 100 volumes. L'île commençait alors à s'ouvrir aux importations de bandes dessinées étrangères traduites ou copiées, et Chiu Hsi-hsun continua tout de même à dessiner pour la presse, s'inspirant de la vie courante des Taiwanais.
L'inspiration dans le goudron
Après l'encre, la peinture à l'huile l'attira. Cependant, la révélation lui vint une après-midi de 1979, en observant des ouvriers réparer le revêtement d'une route. Il suffit, se dit-il, d'une pression superficielle pour faire disparaître, avec le goudron, toutes les bosses et tous les nids-de-poule sur une route. Mais sur une toile, qu'en est-il ? Piqué de curiosité, il tenta l'étrange expérience.
Impossible de contrôler les formes. Il fit cependant quelques découvertes. Tout d'abord, l'asphalte ordinaire ne tient pas sur la toile. Si sa température est trop haute, il fond et change de texture. En refroidissant, il se craquèle et tombe en morceau... Des inconvénients qui, par sens du défi, l'incitèrent au contraire à aller plus loin.
Il entraîna dans ses recherches un peu folles un ami ingénieur de retour des Etats-Unis. Ils ajoutèrent un stabilisant au goudron et, au bout de 4 ans d'essais et d'erreurs, ils trouvèrent une formule convenable pour l'usage qu'il souhaitait en faire.

Une scène de plus en plus rare ici : un opéra de rue.
L'esthétique brute
Le défi à relever avec le goudron, c'est que la matière ne se retravaille pas : on ne peut l'utiliser qu'une seule fois. Ce qui complique encore les choses, c'est sa consistance qui pousse à utiliser des techniques de « traits » qui s'apparentent, selon Chiu Hsi-hsun, à celles de la calligraphie traditionnelle. Sauf que les pinceaux sont en l'occurrence remplacés par des cuillers et des truelles.
Autrefois, lorsqu'il faisait des bédés, il dessinait d'un trait fluide mais monotone. Avec l'asphalte, c'est différent. Le matériau, malléable, lui a ouvert des horizons multiples, dit-il, et sa difficulté d'utilisation est en fait un attrait principal pour lui.
Alors que le bitume sur la route est invariablement noir, l'artiste aime, sur ses toiles, lui donner une couleur brune en le diluant avec des solvants. L'ajout d'autres produits aboutit à des couleurs variées. On découvre alors un asphalte très différent, dont les effets visuels ne sont pas rendus par la peinture à l'huile traditionnelle.
En 1980, Chiu Hsi-hsun expose pour la première fois en solo ses œuvres au goudron, l'innovation du procédé suscitant un vif débat dans la presse. Les critiques - le monde de l'art à Taiwan était alors très conventionnel - faillirent avoir raison de sa détermination. Il continua néanmoins d'explorer la technique.

Le soir dans une allée sombre, un marchand ambulant vend des soupes aux nouilles.
Peinture zen
En 1981, son épouse vendit ses bijoux pour offrir à Chiu Hsi-hsun un voyage d'études aux Etats-Unis qu'il effectua en compagnie du sculpteur Ju Ming [朱銘]. La réaction du public américain à ses œuvres fut enthousiaste.
De retour à Taiwan, il changea de thème. Suivant une certaine aspiration vers plus de spirituel qui se faisait jour dans l'ensemble de la société taiwanaise, il s'intéressa à des sujets religieux, peignant au bitume des divinités taoïstes ou des figures bouddhistes. En se tournant vers une source d'inspiration plus « religieuse », il a voulu se libérer l'esprit.
Sa peinture est rapide. Il achève une œuvre en quelques heures. Ce qui compte, souligne-t-il, c'est la préparation mentale, car c'est là qu'est produit tout l'effort. Avant de créer, il réfléchit longtemps à la forme et au style de l'œuvre. Presque de la méditation. Un livre consacré à la peinture zen lui rend d'ailleurs hommage en soulignant sa capacité à « saisir le vide comme une substance et prendre la substance pour le vide ». Après une période plus spirituelle, Chiu Hsi-hsun retrouva une inspiration populaire, donnant à ses œuvres une beauté pleine de mélancolie.
Un air de campagne
En 1989, il transféra son atelier à Chiufen, où il fut bientôt suivi par d'autres artistes. La petite ville minière retrouva, grâce à ce petit groupe, un lustre qu'elle avait perdu. Mais l'attention des touristes ne tarda pas à se fixer sur elle, poussant à sa transformation en une sorte de parc d'attraction. La plupart des artistes ont fui depuis, sauf Chiu Hsi-hsun, fidèle au Chiufen de la grande époque qu'il dépeint à travers ses œuvres d'asphalte.
Tous les métiers anciens de la campagne ou de la rue qui ont disparu, Chiu Hsi-hsun aime les faire revivre dans ses créations. Il se sent aujourd'hui comme investi d'une mission, celle de sauver le souvenir de ces petites gens d'autrefois.
Au loin, on distingue Chiufen toujours drapée dans son manteau de pluie. Dans la pièce, l'odeur du goudron est forte. Le regard se pose sur les tableaux à l'asphalte. C'est alors que reviennent à la mémoire des images enfouies, celles d'un univers passé plein de vendeurs à la sauvette, d'étals colorés, de restaurants sur le trottoir, de spectacles de marionnettes devant les temples... ■