Il y a quelques années seulement, les Taïwanais qui voulaient déguster un café devaient se rendre dans les hôtels de luxe ou les restaurants de style occidental où la moindre tasse coûtait un minimum de 100 TWD (2,85 USD). A cette époque, le café était une chose réservée aux riches. Personne ne sait plus exactement à quelle moment les Taïwanais se sont mis à avaler des cafés comme on boit du coca. Que s’est-il passé ? La multiplication des lieux de consommation y est sans doute pour quelque chose. Aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre des gens affirmer qu’ils ne peuvent se passer de leur dose quotidienne de caféine.
Ainsi donc, le café est à la mode à Taïwan. On ne compte plus les cafés ou salons de thé bondés où les clients sont venus parler affaires ou simplement bavarder devant un « petit noir ». Pour attirer davantage de clients, les commerçants n’hésitent pas à investir des sommes importantes dans la décoration. Le but est de créer une ambiance agréable dans un style classique, avant-gardiste, « à la française » (l’atmosphère doit être « romantique ») ou « floral » (on doit avoir l’impression de se trouver dans un jardin). Ensuite, un important choix de variétés de café est indispensable sur la carte : outre les célèbres expresso, Blue Mountain, Mandheling, Java, Moka, cafés américains ou mélanges, on trouve plusieurs recettes originales inventées par les Taïwanais. Le café viennois à la taïwanaise est un expresso recouvert de crème chantilly, de poudre de cannelle, de zestes d’orange et de pépites de chocolat de toutes les couleurs. Certains y ajoutent quelques gouttes de cognac ou de whisky. Et comment fait-on un café « français » à Taïwan ? On remplit les trois quarts de la tasse de crème fraîche fouettée dans laquelle on verse un expresso. Et peu importe qu’il n’y ait finalement pas grand-chose de français là-dedans : quand on s’installe dans une salle accueillante dont l’air embaume l’arôme du café, il suffit d’un peu d’imagination pour se retrouver par l’esprit sur une terrasse de la rive gauche parisienne. Un célèbre café vendu dans tous les commerces n’a-t-il d’ailleurs pas été baptisé « La gauche de Seine » (!) ?
Un proverbe turc dit : « Un café doit être noir comme l’enfer, fort comme la mort et sucré comme l’amour. » Il semble que ce breuvage ne soit pas seulement une boisson que l’on consomme, mais aussi une source d’inspiration, une part de rêve, un mystère à découvrir... Les buveurs de café affirment être envoûtés par ce liquide noir sans pouvoir expliquer quels sont les pouvoirs magiques qu’il exerce sur eux. Même le thé qui, traditionnellement, est consommé par une majorité de Chinois, a cédé beaucoup de terrain au café, surtout au sein de la jeune génération.
Une visite dans une grande librairie très connue de Taïpei révèle que c’est quasiment un rayon entier qui est consacré au café. Les titres ? Guide du café, Les cafés de Taïpei, Prendre un café en se balançant, Les plaisirs du café, Le laboratoire du café italien, etc... On y trouve le pourquoi et le comment sur les variétés, les arômes, les techniques, les innovations, les lieux et les styles... Bien que leurs auteurs professent chacun des idées différentes, ces ouvrages montrent qu’il existe une culture du café à Taïwan, et qu’elle est fort sophistiquée. Les amateurs éclairés — les spécialistes devrait-on dire — à l’éternelle poursuite d’un bon café ont inventé suffisamment de termes et d’expressions pour pouvoir compiler un dictionnaire. Ils prennent cette boisson très au sérieux : le café n’est pas un sujet de plaisanterie. Ecoutez-les plutôt. L’un d’eux propose : « Faites le café avec amour et mettez-y du cœur. Gardez à l’esprit son mystère. Buvez-le quand vous êtes seul ou bien, avec vos meilleurs amis. L’idéal, c’est de le déguster avec son(sa) bien-aimé(é) à ses côtés. Le café, c’est le sel de la vie, de l’amour, de la romance et même de la chance. L’essentiel n’est pas qu’il ait été fait mais comment il a été fait. » Le responsable de la maison d’édition Erya, qui a sorti Prendre un café en se balançant, affirme que boire un café lui donne envie de s’envoler ! Tsai Jui-lin, auteur de Le laboratoire du café italien, se pose la grave question de savoir ce qu’est l’« esprit du café ». Il explique qu’il a tenté maintes expérimentations avec différentes variétés et diverses machines pour torréfier des grains de café frais, les moudre, les écraser, en extraire l’essence et en faire un expresso « aussi pur que le signe de la Vierge » (sic). Sa conclusion, qu’il détaille par le menu, est somme toute assez simple : « Le but que l’on cherche à atteindre en se préparant soi-même un café, c’est de parvenir à faire chez soi, dans un état d’esprit gai et détendu, un café aussi bon que celui que l’on sert dehors. » Bien !
On en fait beaucoup à propos du café et on lui trouve aussi bien des vertus, curatives en particulier. Outre ses effets stimulants sur la pression artérielle et l’activité cérébrale, il empêcherait le vieillissement. Le directeur du café Seattle, Liu Tseng-hsiang, affirme qu’« un café au goût mélangé apaise l’esprit et le cœur. Chaque gorgée du café cultivé au Yémen ou en Ethiopie a une saveur différente qui rappelle parfois celle de l’herbe et parfois celle de la canne à sucre ! » Les « accros » prennent leur première tasse dès le matin. Beaucoup de salons de thé proposent des petits déjeuners très bon marché. Pour 70 TWD (2 USD), on peut avoir un café et un sandwich à l’anglaise. Pour ceux qui n’ont pas envie de déjeuner dehors, se préparer un instantané chez soi n’est pas un mauvais choix. Cette boisson noire convient à tous les lieux et à tous les moments de la journée. On considère que le café du matin doit avoir un goût « frais qui réveille ». A midi, après un repas lourd, un café « doux et délicat » facilitera la digestion, vertu qu’on croyait jusqu’ici réservée au thé. L’après-midi, quand la torpeur vous envahit, c’est un café au goût et à l’arôme puissants qu’il vous faut, comme le Mandheling de Sumatra ou de Java. Il laisse au palais un arrière-goût qui chassera vos envies de sommeil. Après le dîner, on l’aura deviné, mieux vaut s’abtenir de consommer un café trop fort. Les spécialistes de la question suggèrent de prendre les choses plus à la légère : faisons fi, pour une fois, des préoccupations trop sophistiquées. Ce qui compte, c’est cette saveur agréable que le café laisse en bouche et l’arôme dont il emplit vos narines. Ce café du soir peut aussi bien être glacé. L’essentiel, c’est de l’apprécier !
Le café serait-il donc un luxe réservé aux connaisseurs ? Eh bien non, pas du tout. Les néophytes et les moins fortunés peuvent se contenter de café soluble ou de café en canette. Quand ils auront davantage de moyens financiers, il sera toujours temps pour eux de se mettre à étudier l’art du café et de s’intéresser à des produits de plus grande qualité. Mais ceux qui jouissent d’une certaine aisance matérielle ne peuvent se permettre de négliger le goût. A eux de se doter des équipements indispensables et de se préparer eux-mêmes leur café. Les journaux ne cessent de répéter à l’envi dans leurs pages loisirs qu’avec les deux jours de repos hebdomadaires dont la plupart des salariés jouissent maintenant deux fois par mois, le moment est plus que jamais venu de se trouver de nouvelles distractions. Se préparer son café préféré durant les congés est une bonne façon de passer le temps, non ?
Les spécialistes recommandent de s’offrir un percolateur individuel (ces machines sont disponibles pour quelques milliers de dollars taïwanais sur le marché). Mais si, décidément, on trouve cela trop cher, on peut se rattraper sur le café-filtre, les cafetières électriques, les siphons ou les théières (ou cafetières en l’occurrence) à piston, encore appelées « cafetières style Bodum » (du nom d’un fabriquant suisse) en français, cafetières de style français en chinois et french press en anglais.
Quels sont les mérites comparés de ces différentes techniques ? Les partisans du filtre assurent que le café ainsi obtenu est plus généreux en bouche et que son arrière-goût demeure plus longtemps au fond de la gorge. Ils affirment par ailleurs qu’il est meilleur pour la santé, parce que le filtrage permet d’éliminer la graisse contenue dans les grains de café et donc, les risques de cholestérol.
Le siphon est la technique la plus appréciée des vieux buveurs de café de Taïwan. Importée du Japon, elle est encore employée dans de nombreux cafés. A la vue de ces ballons de verre, on se croirait dans un laboratoire ou une distillerie. Avec cette méthode, les grains diffusent leur arôme dans toute sa puissance et amplissent l’air de leur parfum. Mais au goût, ce café se révèle plus fade et ne tient guère en bouche. Il est recommandé pour une consommation du soir.
Et comment fait-on le café avec une cafetière à piston, qui sert surtout à faire du thé ? On y verse du café moulu auquel on ajoute de l’eau chaude pour le faire infuser. Trois seconde après, on verse à nouveau de l’eau chaude, on appuie sur le piston qui va retenir le marc au fond de la cafetière et le tour est joué.
L’influence du café est partout. Sur les campus, elle se reflète dans un test psychologique auquel aiment se livrer les étudiants taïwanais et qui est censé permettre de déterminer les appétences sexuelles d’une personne en fonction de sa façon de boire du café. L’abondance des pages consacrées à cette boisson sur le Web est aussi une preuve de sa popularité. La publicité n’est pas en reste, tout particulièrement à la télévision. Les spots sous-entendent que le café rapproche les hommes — au sens large — et qu’il fait partie de ces petits plaisirs qui rendent la vie plus agréable. En le dégustant, on se souvient de son enfance à la campagne, époque bénie où tout était simple. Canette de café à la main, le héros retrouve les ruelles de son village, le visage d’un amour d’autrefois, ses racines, souvent symbolisées par une représentation de théâtre traditionnel ou par des enfants capturant des lucioles à la tombée de la nuit. Le café est exotique — on va le découvrir à sa source, là où il pousse, quelque part en Amérique latine, fruit du travail d’un peuple coloré et souriant — et, surtout, il est romantique — on le savoure en couple, dans le train, et voici qu’à travers la vitre, le pylone se transforme en Tour Eiffel et que le pont prend l’aspect de l’Arc de triomphe de la place de l’Etoile : nous sommes transportés à Paris, capitale de l’art de vivre, par l’entremise d’une simple canette remplie d’un café garanti « aux parfums d’Europe ». Comme l’affirme un autre slogan publicitaire : « L’esprit du café ne se trouve pas uniquement dans les cafés. » Voilà donc pour la diffusion de masse de cette boisson. L’apparition des chaînes de cafés-restaurants qui proposent une tasse pour 35 TWD (1 USD) a permis d’attirer beaucoup de gens, surtout les étudiants qui ne disposent que de faibles ressources mais qui aiment se réunir pendant des heures dans ces lieux de socialisation. Bien sûr, les restaurants fast-foods font aussi parfois l’affaire mais ils sont bruyants, souvent pleins à craquer et, en définitive, peu confortables.
La guerre des chaînes de cafés a déjà commencé à Taïpei. Il y a quelques années, les grands noms du café ont conquis le Japon, où lieux de vente et de dégustation se sont répandus à toute allure. Ce qui est à la mode au Japon le devient forcément à Taïwan. L’influence américaine se fait aussi sentir, comme le montre l’arrivée en force de Starbucks cette année. A l’avenir, les enseignes de cette chaîne devraient envahir les rues de Taïpei. A Taïwan, tout ce qui est occidental est synonyme de mode et de culture et parvient donc à s’imposer très facilement. Le café en fait naturellement partie. Les chaînes de cafés-restaurants, comme Dante, Doutor, Seattle, Kona, Barista, IS, Spinelli et autres vendent aussi le café sous toutes ses formes, ainsi que le nécessaire pour le préparer. Elles offrent un cadre au design simple qui convient aux gens pressés désireux de faire une pause rapide. On vient pour se nourrir d’un sandwich ou d’une part de gâteau, le tout arrosé d’un café. Ceux qui veulent prendre leur temps et savourer une composition de qualité doivent se tourner vers les établissements de caractère, plus chers mais plus originalement décorés et à l’ambiance plus détendue.
Malgré cette vague d’enthousiasme, certains n’hésitent pas à mettre en garde contre les effets nocifs du café sur la santé. Il serait dangereux pour tous ceux qui souffrent d’une maladie du cœur ou d’une pression artérielle trop élevée, ainsi que pour les femmes enceintes. Il empêcherait l’organisme d’assimiler le calcium. Il serait mauvais pour la peau (qu’il noircirait !) et troublerait le sommeil. Mais aucune de ces affirmations ne semble devoir dissuader les intoxiqués du café — ou même les simples amateurs — de consommer leur boisson favorite. Il semble que le café se soit imposé pour longtemps à Taïwan.