La fin des années 1940 n’a pas seulement marqué un bouleversement politique pour Taiwan ; cette époque fut aussi une révolution… gastronomique. L’arrivée sur l’île de quelque deux millions de Chinois du continent, soldats et fonctionnaires de Tchang Kaï-chek [蔣中正] accompagnés de leurs familles, y a favorisé l’implantation de toutes les cuisines régionales de Chine.
C’est à n’en pas douter le résultat le plus heureux de la guerre civile pour les Taiwanais et les millions d’étrangers qui séjournent dans l’île chaque année. Peu d’endroits au monde offrent, en effet, sur un espace aussi restreint, des plaisirs de la table aussi variés. Non seulement la gamme des traditions culinaires est-elle exceptionnellement étendue à Taiwan mais le choc des années 1940-1950 y a également ouvert les esprits à la nouveauté et à l’audace. Aussi les chefs taiwanais d’aujourd’hui font-ils surtout preuve de créativité, réinventant les recettes héritées de leurs pères pour proposer des mets continuellement au goût et à la mode du jour.
Comme maints aspects de la culture de l’île, la cuisine taiwanaise trouve ses lointaines origines de l’autre côté du détroit de Formose, dans la province chinoise du Fujian et plus précisément dans le sud de celle-ci. Des conditions géographiques et économiques comparables (des régions montagneuses en bord de mer) ont renforcé le mimétisme, alors que les marchands chinois, fréquentant de plus en plus assidûment les ports de la côte occidentale de Taiwan, y popularisaient leurs habitudes alimentaires. Reflet d’un niveau de vie modeste, cette cuisine était généralement simple, tirant le meilleur parti des principaux ingrédients disponibles : taro, patate douce, champignons noirs et légumes verts, mariés pour l’essentiel à du poisson et à du riz ou, quand celui-ci venait à manquer, à une bouillie de riz qui est restée un des plats les plus couramment consommés le matin sous le nom de xifan ou tard le soir sous le nom de qingzhou.
L’annexion de l’île par le Japon au terme du traité de Shimonoseki d’avril 1895 devait bouleverser une première fois, de façon durable, les traditions culinaires dans l’île. « Ce qui est le plus important à retenir quand on parle de la cuisine taiwanaise, c’est la combinaison des influences chinoise et japonaise », ne craint pas d’affirmer Ho Chang-cen [何章獻], le dynamique patron du Tai Hon, un restaurant taiwanais très apprécié des connaisseurs, qui s’affiche comme tel, situé à deux pas de la Grand-Place de Bruxelles.
« Cinquante ans de colonisation, cela laisse naturellement une marque profonde, d’autant plus que les Japonais obligeaient les Taiwanais à adopter intégralement le mode de vie nippon : il fallait parler japonais, s’habiller à la japonaise et, bien sûr, manger comme les Japonais, explique-t-il. Leur manière de couper le poisson, de le faire mariner, a ainsi été adoptée par les Taiwanais quoique, de nos jours, les chefs utilisent plus volontiers le cognac que les alcools traditionnels dans leurs préparations. La tempura, les sushis, les sashimis sont à la carte de nos restaurants, et nos chefs savent les préparer mieux que personne, alors qu’en Chine continentale, ces plats sont encore peu connus et peu appréciés. » De fait, hors du Japon, c’est incontestablement à Taiwan que la cuisine japonaise est la plus répandue. Certains de ses ingrédients, comme le miso (une pâte de soja et de riz fermentée), y font même partie intégrante de l’arsenal culinaire.
C’est en 1949, avec le transfert du gouvernement républicain de Nankin à Taipei, que la cuisine taiwanaise a connu sa seconde révolution. Dans les fourgons de l’armée et de l’administration nationalistes ont été transportés non seulement les archives du régime ou les trésors artistiques du Musée du Palais mais aussi… les secrets des grandes cuisines de Chine. Plus sérieusement, alors que des cuisiniers renommés traversaient le détroit aux côtés de généraux étoilés, de lettrés éminents ou de brillants savants, la foule des réfugiés amenait avec elle ses goûts alimentaires et ses traditions culinaires.
Plats épicés du Sichuan, du Hunan ou du Jiangxi, cuisine à la vapeur et autres dim sum de Canton, nouilles et petits pains farcis de Pékin et du Nord, panoplie de raviolis de l’ancienne Mandchourie, préparations sophistiquées du poisson à la mode de Shanghai et du Jiangnan, tout cela allait trouver place sur les tables de l’île. Si Taiwan avait alors pour vocation politique de représenter toute la Chine, sa gastronomie remplissait cette mission à merveille. Une tournée de ses meilleurs restaurants valait, sous cet angle, le plus délectable des périples chinois.
Adoption n’en a pas moins très vite rimé avec adaptation, voire transformation. De quoi avancer sans risque qu’en gastronomie aussi, le label Made in Taiwan a fini par s’imposer. La créativité est souvent née de la nécessité, comme le raconte Ho Chang-cen. « Prenez un grand classique comme le poulet impérial, le gong bao ji ding. Il faut beaucoup de temps pour réaliser ce plat en respectant les règles établies. On a donc fini par parer au plus pressé en modifiant la recette. Le résultat, c’est un poulet piquant qui ressemble au modèle mais qui peut en être très différent. »
L’ouverture de Taiwan au monde extérieur et la possibilité, pour ses cuisiniers, de voyager à l’étranger ont par ailleurs exposé l’île à de multiples influences, un phénomène qui se poursuit de nos jours. « De nombreux chefs taiwanais se sont inspirés, par exemple, des techniques européennes, poursuit Ho Chang-cen. La crème fraîche a fait ainsi son apparition dans notre cuisine. La bière également. D’aucuns ont constaté que la bière brune se mariait bien avec la viande de bœuf et l’ont donc substituée aux alcools chinois pour réaliser des sauces. Non sans y apporter une touche chinoise en ajoutant de la sauce de soja pour corser le goût ! La cannelle, qui est très largement utilisée en Indonésie, n’a été découverte que très récemment à Taiwan, mais on l’y emploie maintenant assez volontiers. »
Le meilleur exemple de ce genre d’emprunts demeure sans doute la soupe de nouilles au bœuf, une spécialité du nord de la Chine vraisemblablement parvenue à Taiwan avec les troupes du Kuomintang, il y a un demi-siècle. Ce plat appétissant, tout en étant des plus économiques, a connu son heure de gloire dans les années 1960-1970 mais reste très populaire aujourd’hui, dans l’île comme sur le continent au demeurant où des chaînes de restauration rapide en ont fait, si l’on ose dire, leur cheval de bataille. Rien ne prédisposait pourtant ce mets à rencontrer pareil succès ! Au contraire même : traditionnellement, les Taiwanais se refusaient à manger du bœuf (ou, en l’occurrence, du buffle), manifestant ainsi respect et gratitude pour un indispensable animal de labour. Une fois cette louable prévention surmontée, la soupe de nouilles au bœuf a suscité un véritable engouement, se déclinant rapidement en de nombreuses variantes : fortement épicée à la mode du Sichuan ou, à l’inverse, sans aucun piment, tantôt d’une simplicité désarmante, tantôt d’une complexité digne des plus grandes cuisines.
Mangées froides pour se rafraîchir en été ou dans un bouillon brûlant pour se revigorer en hiver, les nouilles sont un des piliers de l’alimentation à Taiwan comme dans le nord de la Chine, qu’elles soient constituées de farine de blé ou de farine de riz. Les premières sont idéalement façonnées à la main, et c’est un spectacle à admirer que celui de ces cuisiniers malaxant et tordant — torturant, aurait-on envie de dire — une boulette de pâte pour en tirer après quelques minutes des dizaines de mètres de nouilles fraîches à la saveur incomparable. Il est préférable, par contre, que les nouilles de riz soient produites à la machine parce que celle-ci permet de les obtenir plus fines ; plus larges que les nouilles de froment, elles seraient, sinon, trop vite indigestes.
Le soin apporté à la confection des nouilles et le débat que suscite l’abandon croissant de la fabrication artisanale au profit d’une production industrielle illustrent aussi une évolution de la société taiwanaise qui passe peu à peu du plaisir de beaucoup manger à celui de bien manger. Elles ne sont, certes, pas tout à fait oubliées les années de disette, quand Taiwan accueillait une armée de réfugiés souvent démunis et s’attelait à bâtir une économie moderne à partir de rien. Aussi les plantureux buffets des restaurants et des grands hôtels de Taipei ou d’ailleurs, placés sous la bannière du « All you can eat », ont-ils encore de beaux jours devant eux.
Il n’empêche que, comme en Amérique ou en Europe, une tendance se dessine pour privilégier la qualité sur la quantité et rechercher une alimentation saine et équilibrée. Des efforts sont déployés pour débarrasser la cuisine chinoise ou taiwanaise de ses excès de condiments et retrouver la saveur originale des produits. « Nous proscrivons également le glutamate, souligne Ho Chang-cen en évoquant l’exhausteur de goût abondamment employé par les restaurateurs chinois. L’heure est maintenant à la cuisine bio ! »
Cette approche contribue à expliquer la popularité croissante des restaurants végétariens à Taiwan (il y en aurait quelque 300 rien qu’à Taipei). Leur attrait est également lié aux convictions bouddhistes ou taoïstes de la population, ces croyances préconisant pour des raisons différentes une diète sans viande. Ce qui frappe l’observateur passablement attentif sur les marchés chinois, c’est l’extraordinaire profusion de légumes dont des dizaines de variétés n’ont pas d’équivalent dans les pays occidentaux, ni même de nom dans une langue autre que le chinois. Cette manne permet de créer une gamme infinie de plats dans lesquels le tofu, le fromage de soja bien connu des amateurs de cuisine chinoise, apporte un supplément de protéines tout en excitant l’imagination des convives puisque, adéquatement présenté, il donne agréablement le change en se faisant passer ici pour des ormeaux ou des crevettes, là pour du porc ou du pigeon. Ce qui explique qu’on puisse trouver, sur la carte d’un restaurant végétarien à Taiwan, des propositions aussi inattendues que des langoustines piquantes, des assortiments de charcuterie ou un jambon des nobles…
Si la cuisine végétarienne gagne du terrain, l’île est toujours très attachée à ses valeurs sûres : le poisson et les fruits de mer ont la préférence des Taiwanais, et il faut se promener dans les petits ports de la côte orientale pour n’en plus douter. Bien que l’oie et le canard tiennent une place à part au rayon des volailles, le poulet n’en demeure pas moins une nourriture de prédilection. Il a fourni, avec le poulet dit aux trois coupes ( san bei ji), une des créations vedettes de la cuisine taiwanaise. Il confirme la tradition rustique de celle-ci puisque la maîtresse de maison laissait mijoter à feu doux, de l’aube au crépuscule, le poulet agrémenté d’une coupe de sauce de soja, d’une autre d’alcool de riz et d’une troisième d’huile de sésame, tandis que son mari était au champ. Ce dernier savourait le plat à son retour. Le poulet est aujourd’hui volontiers remplacé par du poisson, une autre viande et même des cuisses de grenouille, sans que, assurent les connaisseurs, l’originalité de la préparation en soit altérée.
Il va de soi que les restaurants taiwanais ont également à leur menu les célébrités de la haute gastronomie chinoise, du potage aux nids d’hirondelle ou aux ailerons de requin (la petite île de Quemoy vendait ceux-ci à un prix défiant toute concurrence lors d’une récente visite…) jusqu’aux concombres de mer et autres ormeaux. Mais il faut mettre le prix pour déguster ces suprêmes délicatesses, et on préfèrera peut-être se rabattre sur des spécialités moins onéreuses et plus typiques. On délaissera alors les luxueux établissements pour traîner sur les marchés de nuit et inspecter les étals de restaurateurs ambulants. Une omelette aux huîtres ou un bouillon aux boulettes de poisson feront dès lors le bonheur du curieux, qui sera peut-être assez téméraire pour essayer le chou doufu, le tofu puant, une préparation dont raffolent les Asiatiques mais dont le nom et parfois les effluves trop prononcés suffisent à tenir à l’écart les Occidentaux les mieux intentionnés.
Moins connue que les grandes écoles régionales de Chine, la cuisine taiwanaise commence à avoir droit de cité à l’étranger et, dans l’île même, jouit d’un indéniable renouveau. Ses chefs bénéficient d’une formation sans précédent et beaucoup saluent à cet égard l’excellence de l’Ecole hôtelière de Kaohsiung (KHC), ouverte en 1995 dans le sud de Taiwan. Unique en son genre, cette institution n’a pas peu contribué au rayonnement international croissant de la cuisine taiwanaise, la quinzaine gastronomique de Bruxelles en étant une illustration. Un rayonnement qui, par un singulier retournement de l’histoire, ramène la gastronomie taiwanaise à une partie au moins de ses origines : la Chine continentale. Bien que rares encore, les restaurants taiwanais y sont, en effet, de plus en plus populaires, notamment dans des villes comme Shanghai ou Canton. Et on ne sera nullement surpris d’apprendre qu’à elles seules, deux entreprises taiwanaises contrôlent les trois quarts du marché chinois des… nouilles instantanées. ■
Une quinzaine gastronomique à Bruxelles
(Aimable crédit de l’hôtel Westin de Taipei)
Des tables taiwanaises seront dressées du 8 au 23 octobre dans le restaurant Concorde du Sheraton Airport Hotel de Zaventem, près de Bruxelles, et non des moindres, puisque les chefs viendront spécialement de l’hôtel Westin de Taipei. Aux fourneaux… et aux woks, ils prépareront des spécialités proposées midi et soir sous la forme d’un vaste buffet.
Cette quinzaine gastronomique sans précédent sera l’occasion de rappeler la singulière richesse de la cuisine taiwanaise. Le festival gastronomique permettra aussi de donner au public belge et aux visiteurs étrangers un aperçu de la culture taiwanaise à travers des concerts de musique traditionnelle, des présentations de papiers découpés et des cours de cuisine, tandis qu’une exposition réunissant 65 clichés de photographes taiwanais fera découvrir à la fois les plus beaux paysages de l’île et les traditions populaires de l’ancienne Formose. ■