>> Si vous êtes à Taiwan pour les fêtes du Nouvel An chinois, un détour par Pinghsi s’impose au moment du lâcher des lanternes célestes
Huit fois sur dix, le jour de la Fête des lanternes, il pleut à Pinghsi ; cette année cependant, le beau temps a été de mise. Aussi, pour l’année de la Chèvre, près de 200 000 lanternes volantes ont pu être lâchées dans les airs, chacune s’élevant doucement et emportant un vœu secret destiné aux dieux.
Selon une croyance populaire, lorsqu’un cygne céleste fut abattu par la flèche d’un chasseur, les dieux et les fées, furieux, voulurent anéantir le monde des hommes le 15 du premier mois lunaire. Mais une fée, s’apitoyant sur le sort des pauvres humains, les avertit. Ceux-ci eurent alors l’idée d’accrocher des lanternes rouges et d’allumer des pétards. Le vacarme trompa les habitants du paradis qui s’imaginèrent que la destruction annoncée avait commencé. C’est ainsi, dit la légende, que les hommes ont évité le cataclysme divin.
La tradition qui veut que ce jour-là, on accroche une lanterne et qu’on mange des tangyuan [湯圓](des boulettes de riz glutineux fourrées d’une pâte sucrée), vient de Chine centrale. Taiwan possède, quant à elle, un folklore qui lui est propre. Ses deux manifestations les plus fameuses sont les tirs de pétards à Yenshui, près de Tainan dans le sud de l’île, et l’allumage des lanternes célestes à Pinghsi, dans le nord, près de Taipei. Elles remonteraient à l’époque de Koxinga, qui mena les loyalistes Ming à Taiwan au XVIIes. Les pétards auraient servi aux habitants de Yenshui, dans le sud de l’île, pour chasser les démons responsables d’une épidémie (sans doute le choléra) dans la région. Quant aux lanternes, à Pinghsi, elles étaient utilisées pour adresser des messages aux dieux, afin qu’ils gardent les habitants en paix et les protègent contre les bandits. Depuis, l’une et l’autre traditions sont célébrées au moment de la fête des Lanternes.
Les précurseurs du téléphone mobile
Historiquement parlant, l’origine des lanternes célestes remonte en réalité à la période des Trois Royaumes (IIIes. de l’ère chrétienne) en Chine. Les armées qui sillonnaient le pays les utilisaient comme moyen de signalisation ou de repérage. Elles avaient été baptisées à l’époque lanternes Kongming [孔明], autre prénom de Chuge Liang, grand stratège et ministre de Shu, l’un des trois royaumes. Chuge Liang [諸葛亮] utilisa ce genre de lanternes la nuit pour signaler entre eux les groupes de son armée. Lors d’une campagne militaire contre le général Sima Yi [司馬懿], du royaume de Wei, il en lâcha un grand nombre dans le ciel pour faire croire à l’ennemi que ses troupes étaient très nombreuses. Ce n’est que bien plus tard que les lanternes furent reprises pour transmettre les vœux des fidèles aux dieux du ciel.
Pour fabriquer une lanterne céleste, il faut des lamelles de bambou, qui sont courbées pour former l’armature circulaire du luminaire. A l’intérieur de cette charpente, est fixée une croisée de fils de fer sur laquelle on attache un brûlot. Sur la charpente, sont collées à l’extérieur quatre larges feuilles de papier. L’ensemble forme comme un ballon ouvert par le bas, qui ressemble à un grand chapeau de lettré. Malgré les siècles qui se sont écoulés, ces lanternes n’ont guère varié dans leur forme et leur utilisation.
Avant de lancer une lanterne, il faut faire tremper plusieurs liasses de monnaie votive dans du kérosène et de l’huile pendant une vingtaine de minutes puis les déposer au centre de la croisée de fils de fer. On y met le feu, et la lanterne s’envole sous l’effet de la chaleur. En fait, c’est le principe de la montgolfière.
Lors de la Fête des lanternes, partout dans l’île, on porte au bout d’un bâton une lanterne colorée, alors qu’à Pinghsi, on préfère les lâcher dans le ciel. « On les a longtemps utilisées pour la même raison que Kongming, afin de signaler sa présence, indique Li Wen-chuan [李溫泉], directeur de l’Association pour l’histoire du chemin de fer de Pinghsi. Les lanternes célestes étaient les téléphones de l’époque. » Sous le règne de Daoguang [道光] (1821-1851), de la dynastie Qing, des colons chinois venus d’Anxi et de Hui’an, dans la province continentale du Fujian, s’établirent à Shihfenliao, dans la région de Pinghsi. Les temps étaient difficiles, et, aux alentours du Nouvel An chinois, des bandits parcouraient la campagne et se livraient aux rapines. Aussi les femmes, les enfants et les vieillards de Shihfenliao, pour éviter les pillards, allaient-ils se cacher dans les montagnes environnantes. Les hommes qui avaient gardé les maisons lançaient des lanternes illuminées dans le ciel pour signaler à leurs proches cachés dans les alentours que le calme était revenu et qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Ce geste entra peu à peu dans les mœurs de Pinghsi. « La tradition du lâcher des lanternes vient directement des hameaux de Shihfen et de Nanshan , affirme Hu Min-shu [胡民樹], le directeur de l’Association pour les lanternes célestes. Les autres hameaux et villages alentour ne connaissaient pas les lanternes célestes.Et depuis, chaque année, on en lance depuis les berges de la Keelung [rivière qui arrose en aval la ville de Taipei] . »
Un passionné de lanternes
On ne peut parler des lanternes de Pinghsi sans citer Hu Min-shu, qui a beaucoup fait pour leur promotion. « Je "joue" avec les lanternes depuis 40 ans », dit Hu Min-shu, qui a aujourd’hui la cinquantaine. Se souvenant de son enfance, il explique qu’à l’approche de la fête, des familles entières, les jeunes comme les vieux, se rassemblaient pour confectionner les lanternes célestes. Les adultes partaient le matin dans les montagnes environnantes couper des bambous, et, comme il était difficile de se procurer de larges feuilles de papier pour les recouvrir, les lanternes n’avaient que 75 cm de diamètre, poursuit-il, alors qu’aujourd’hui, les plus petites mesurent 120 cm dans la largeur.
Enfant, il devait se creuser les méninges pour trouver le moyen de se procurer du papier. Estimant que le matériau qui convenait le mieux était le papier blanc placé sous les petits pains cuits à l’étuvée qui sont offerts à l’Empereur du ciel le 9e jour du 1er mois lunaire, il allait tous les ans travailler chez un boulanger en échange de quelques feuilles non découpées de ce papier fin mais résistant.
Les hameaux de Shihfen et de Nanshan, qui se font face de part et d’autre de la Keelung, organisaient un concours des meilleurs lanceurs de lanternes. Quand le temps le permettait, les villageois en envoyaient jusqu’à une bonne trentaine. « Les lanternes étaient bien sûr nos trésors et nous y tenions beaucoup. Nous essayions toujours de les récupérer une fois retombées au sol. Peu importe où elles avaient atterri, dans les montagnes, sur les berges de la rivière, il fallait les rapporter afin de pouvoir les relancer. Une année, j’ai lancé six fois la même ! »
Tenant un restaurant à Taipei, Hu Min-shu n’a pas pour autant renoncé à sa passion pour les lanternes célestes. Avec une vingtaine d’amis, il a fondé une petite association - l’Association culturelle et folklorique pour les lanternes célestes du hsien de Taipei -, où chacun se passionne pour cette tradition. Lors de la fête des Lanternes en 1993, ils se sont rassemblés avec parents et amis dans la cour de l’école primaire de Shihfenliao pour lancer leurs lanternes confectionnées selon les usages locaux, dans l’espoir de faire revivre la tradition.
Se sont envolées cette fois-là plus de cent lanternes, une manifestation que la presse locale a couverte avec éclat. « L’année suivante, des milliers de personnes ont assisté au lancement. Mais il y a eu des embouteillages monstres sur la route de Shihfen et, sur place, il n’y a pas eu à manger ou à boire pour tout le monde durant les réjouissances », se souvient Hu Min-shu, expliquant que les lanternes de Pinghsi ont commencé dès lors à faire parler d’elles dans l’île.
Les autorités locales ont décidé d’en faire le thème d’un festival. En 2000, celui-ci fut dédié aux victimes du terrible tremblement de terre du 21 septembre 1999 et à la paix dans le monde. On lâcha une énorme lanterne de 18,9 m de haut pesant 200 kg. L’événement, filmé par une chaîne de télévision, a été rediffusé dans 63 pays. Le festival de Pinghsi figure désormais parmi les trois grands événements saisonniers de l’île. Célébrant à la fois le petit chemin de fer de Pinghsi et le lâcher de ses lanternes, le festival est maintenant régulièrement présenté par plusieurs chaînes de télévision japonaises.
Les membres de la petite association de Pinghsi ne sont plus les seuls à confectionner des lanternes célestes, les écoliers et les collégiens de la petite ville étant devenus eux aussi des experts en la matière. « Les lanternes de Pinghsi sont notre fierté , affirme Li Wen-chuan. Pour nous, le festival est maintenant presque aussi important que les fêtes de Nouvel An ! »
Le lâcher des lanternes célestes à Pinghsi avait presque complètement disparu. Mais la petite association de Hu Min-chu, par ses efforts tenaces, a réussi à remettre sur pied la vieille tradition. Le festival des lanternes célestes est le témoignage vivant de ce succès.
Une tradition devenue aussi un grand moment
Avec la venue des foules à son festival, Pinghsi s’est enrichie. La bourgade, qui compte environ 5 000 habitants, accueille des dizaines de milliers de visiteurs pendant son festival apportant avec eux une manne bienfaitrice. Les jeunes qui avaient quitté la petite ville sont revenus, les vieilles rues endormies de Shihfen ont repris vie, les boutiques et les échoppes qui vendent ces luminaires engrangent de gros bénéfices. Pour la commune de Pinghsi, dont les rues sont désertes le reste de l’année, le festival représente une aubaine
« Il n’y a rien à redire à cette atmosphère de carnaval , dit Chen Pan [陳板], un reporter spécialisé dans la couverture des événements culturels, mais la localité est mal préparée pour accueillir les visiteurs, aussi risque-t-elle de tuer la poule aux œufs d’or. »
Pinghsi n’a pas su s’organiser, dit-il. Par exemple, rien n’empêche les gens de l’extérieur de venir installer leurs étals et servir aux visiteurs des plats qui n’ont rien à voir avec les spécialités locales. « Le festival doit être intimement lié au lieu et à ses traditions, insiste Chen Pan. Il faut donc revoir tout ce que la région peut offrir et l’utiliser lors du festival pour engager un vrai échange avec les visiteurs. »
Cette année, combinant trois commémorations - l’anniversaire de l’Empereur du Ciel, la Saint-Valentin et la Fête des lanternes -, le festival de Pinghsi a exceptionnellement duré une semaine, du 8 au 15 février. Des circuits organisés par l’Association du tourisme du hsien de Taipei comprenaient l’arrivée en train suivie de la visite des principaux sites touristiques - la Vieille Rue de Shihfen, l’hôtel Taitzu, à l’architecture typique, la vieille usine à charbon de Chihtung et le musée de l’Industrie charbonnière de Taiwan. Bien sûr, les touristes ont aussi appris à fabriquer les lanternes célestes.
Le soir du dimanche 8 février, la veille de l’anniversaire de l’Empereur du ciel, le son aigu des suona - un instrument à vent chinois - et le battement grave des gongs se sont fait entendre, tandis qu’une troupe de musiciens de Pinghsi entonnait une mélodie du beiguan, un style musical du sud de la Chine, en guise d’ouverture du festival. Le président de la République, Chen Shui-bian, s’était spécialement déplacé pour l’événement. Cette nuit-là, devançant la date traditionnelle, quelque 200 lanternes lumineuses se sont envolées dans l’obscurité.
C’est le dimanche suivant, le lendemain de la Saint-Valentin, que, pour la traditionnelle Fête des lanternes, a eu lieu le grand lâcher des lanternes. Combinant les deux traditions, un participant a inscrit sa demande en mariage sur une lanterne haute de 3,6 m, à laquelle sa bien-aimée a donné son consentement de la même façon.
« Par une nuit d’hiver dans les montagnes, un millier de lanternes s’élèvent dans les cieux », débute un poème qui semble parfaitement se prêter au festival de Pinghsi. Et quand les centaines de luminaires s’élèvent aussi haut que des montagnes environnantes, leurs illuminations dans le ciel sont comme un symbole d’espoir et de paix. ■