25/06/2025

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Le collectionneur du quotidien

01/01/2000
Le collectionneur du quotidien
Le collectionneur du quotidien

(A gauche) Dudou de soie de style hakka, milieu de la dynastie Qing. Collerette de style hakka, milieu de la dynastie Qing.

Nanchuang se trouve à quelque deux heures en voiture au sud de Taïpei, dans la région de Miaoli. En général, les touristes traversent sans un regard ce village hakka de 10 000 âmes, pour se rendre à la Cérémonie des nains, une fête traditionnelle organisée tous les deux ans en novembre par la tribu Saisiyat. S’ils s’arrêtent quelques instants dans l’une des épiceries qui bordent la route, c’est pour acheter des bouteilles d’eau minérale ou se réapprovisionner en petites choses à grignoter et repartir aussitôt. Ces petites échoppes sans charme ni caractère ont en commun une capacité proprement incroyable à utiliser jusqu’au dernier centimètre carré l’espace limité dont elles disposent. Biscuits, papier toilette, boissons sucrées, dentifrice… On y trouve de tout ou presque, empilé jusqu’au plafond dans un fouillis indescriptible, sur vingt-cinq mètres carrés à peine. Et pourtant, le propriétaire des lieux peut vous trouver n’importe quel article en un clin d’œil.

Il est cependant une épicerie de Nanchuang qui sort du lot. Une fois traversée la pagaille du rez-de-chaussée, une expédition au troisième étage vous fera découvrir un stock de marchandises d’un tout autre genre. Pas des produits de première nécessité : juste des vestiges des cultures taïwanaise et hakka. Et il ne s’agit pas d’une petite exposition de rien du tout : à vue d’œil, il y a là des milliers d’objets, et le visiteur ne sait où donner du regard. Dans un coin, un vieux lit en bois sert de présentoir. Dans un autre sont entassés des moules à gâteaux en bois de toutes les tailles. Des dizaines de pierres à encre sont alignées de part et d’autre d’un étroit passage, que le visiteur empruntera sur la pointe des pieds pour sillonner la pièce. Les murs disparaissent derrière des rangées de panneaux et de portes en bois, des calligraphies et des étagères surchargées de bien d’autres « choses » encore. Arrivé à ce point de leur inventaire, les yeux fatigués renoncent à faire dans le détail. Au dehors, un petit balcon est encombré de meules, de roues de charrettes, de plantes vertes et de tuiles anciennes.

 
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(A gauche) Le dudou de Meinung : le favori de Chen Ta-ming. D’une extraordinaire finesse, cette pièce de style hakka du milieu de la dynastie Qing révèle une nette influence Pingpu. Dudou de style hakka en coton, fin de la dynastie Qing.

Comme les clients de la boutique trois étages plus bas, les visiteurs de ce musée excentrique se perdent vite dans ce labyrinthe, le corps et l’esprit flottant sans attache. Par où commencer, sur quoi arrêter son regard ? Heureusement, le maître de céans, tout comme le boutiquier du rez-de-chaussée, sait exactement où se trouve chaque chose. « Tout est là-dedans, dit Chen Ta-ming, en pointant un doigt vers sa tempe. Je sais tout sur tous les objets qui se trouvent dans cette pièce, parce que ce sont mes "enfants". Un père n’a pas besoin de plan pour retrouver ses enfants, ni d’un carnet pour y consigner des informations. »

 

M. Chen est né en 1961 dans cette même boutique, ouverte par son grand-père alors que Taïwan était encore sous occupation japonaise. En ce temps-là, Nanchuang était un centre de transbordement très actif, célèbre pour ses marchés au charbon et au bois, et les affaires étaient plutôt bonnes. Chen Ta-ming a grandi dans un foyer hakka, et les Hakka étant un peuple frugal qui ne jette rien, il a toujours vécu entouré d’un bric-à-brac. Il s’est peu à peu intéressé aux montagnes de vieux objets qui formaient le quotidien de sa famille. Mais ce n’est qu’au moment où il allait être diplômé de la Fu-hsin Trade and Arts School, dans la banlieue de Taïpei, qu’il a hérité de sa première collection : des pièces de broderie, des vases et autres petits objets que lui avait légués son arrière-grand-mère à sa mort. « Ce n’était pas des objets d’art antique valant des fortunes, dit Chen, mais ils faisaient partie intégrante de la vie de nos ancêtres. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais en regardant les vieilleries de mon arrière-grand-mère, j’ai su tout d’un coup que c’était mon devoir de préserver le plus possible de ces témoins de notre culture. »

Peu de temps après cet héritage, Chen Ta-ming dut faire ses deux années de service militaire obligatoire, ce qui réfréna quelque peu son enthousiasme de collectionneur. Mais lorsqu’il fut libéré, et retourna chez lui en 1983, il eut envie de rattraper le temps perdu. Malheureusement, les années 80 n’étaient pas de bonnes années pour les collectionneurs. Un nombre considérable d’objets avaient été vendus à l’étranger dans les années 60 et les antiquaires avaient acheté pratiquement tout ce qui restait au cours de la décennie suivante. « J’avais pris le dernier train. Je savais que si je voulais trouver des choses qui vaillent la peine, il fallait que je mette le turbo et qu’il me faudrait beaucoup de chance. » Et de l’argent aussi, bien sûr. Chen Ta-ming reconnaît qu’il doit beaucoup au soutien financier de sa famille.

La collection de Chen a des sources diverses. Parents et amis lui ont offert quelques objets, de même que certains brocanteurs et antiquaires. Mais c’est auprès de gens ordinaires qu’il a acquis la plupart de ses trésors, souvent pour une bouchée de pain. Pourtant, certaines des pièces achetées par le collectionneur pour une centaine de dollars taïwanais (3,25 USD) pourraient fort bien se vendre cent fois ce prix chez un antiquaire.

Comment Chen Ta-ming s’y est-il pris pour augmenter sa collection ? Pendant la dizaine d’années qui a suivi son service militaire, M. Chen s’est installé dans une routine de véritable collectionneur. Il travaillait dans l’épicerie familiale le matin, et employait le reste de son temps à chercher des babioles. Tous les après-midi, qu’il vente ou qu’il pleuve, il enfourchait son scooter pour parcourir les environs au hasard, jusqu’à ce qu’il aperçoive des poteaux électriques. « Là où il y avait des poteaux électriques, il y avait des gens, ce qui voulait dire qu’il y avait de l’espoir. C’était un peu comme un recensement, dans un sens. Est-ce que ça me plaisait de faire ce genre de choses ? J’adorais ça ! »

 
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Ces paniers en osier étaient utilisés pour distribuer des noix d’arec enveloppées dans une feuille de bétel — un stimulant — lors des mariages, entre autres occasions.

Le scooter explique pourquoi les objets collectionnés par Chen Ta-ming ont tendance à être de petite taille. Son scooter l’a emmené pratiquement partout, de Taoyuan à Hsinchu, dans le nord de l’île, jusqu’à Taichung et à Changhua dans le centre. Il n’empruntait d’autres moyens de transport que s’il voulait pousser plus avant ses explorations. La période la plus faste était toujours celle précédant le Nouvel an chinois, car la tradition veut qu’à ce moment-là on nettoie la maison de fond en comble et qu’on se débarrasse des vieilleries et des objets abîmés. Chen Ta-ming a ainsi pu sauver quelques belles pièces qui auraient autrement été pourrir à la décharge. Mais cela ne le gênait-il pas de traîner dans les dépotoirs, au risque d’être taxé d’excentricité ? M. Chen réfléchit quelques instants à la question, puis remarque avec sagesse qu’il est parfois plus facile d’avoir affaire à des déchets inanimés qu’à son prochain en chair et en os.

Car tout le monde n’a pas l’aplomb nécessaire pour frapper à la porte d’une inconnue et lui demander sans rire si elle n’aurait pas des dudou brodés à vendre ! Les dudou ne sont autres que des sous-vêtements féminins, dont la forme rappelle le plastron, qui sont attachés dans le cou et au bas du dos et couvrent la poitrine et l’abdomen. Dans le meilleur des cas, le collectionneur aime commencer ses tractations à l’extérieur de la maison, en demandant par exemple aux propriétaires des lieux s’ils seraient d’accord pour vendre les vieilles meules abandonnées dans la cour. Si le marché se conclut, il essaie de se faire inviter à passer au salon, ou peut-être à la cuisine, pour y jeter un œil aux meubles et aux vieux ustensiles de cuisine, avant d’en venir aux choses plus intimes, comme les dudou. Mais attention, pas question de laisser échapper des mots tels que « vestiges », « antiquités » ou « collection », ou la négociation est sûre d’échouer. M. Chen se fait en général passer pour un cinéaste en quête de costumes et de vieilleries qui puissent lui servir d’accessoires ou d’éléments de décor.

 
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Les carafes à alcool en fer-blanc étaient autrefois un article courant, même dans les foyers les plus modestes.

Il lui faut parfois plusieurs visites pour amener ses « fournisseurs » là où il veut en venir. L’un des dudou favori de M. Chen, par exemple, lui a demandé pas moins de quatre visites chez son ancien propriétaire, à Meinung, dans la région de Pingtung. « Je pensais tellement à cette pièce que je n’en ai pas fermé l’œil deux nuits de suite, se souvient M. Chen. Le troisième jour, je n’en pouvais plus, et j’ai sauté dans le premier train pour Meinung. Peine perdue : je suis rentré bredouille. » Quelques jours plus tard, il rendit visite au propriétaire pour la troisième fois, en vain. Chen Ta-ming était mortifié, mais pas encore au point d’abandonner la partie. Il passa la nuit dans une auberge des environs, où il partagea une modeste soupente avec un essaim de puces. Aux premières lueurs de l’aube il frappait à la porte du propriétaire récalcitrant. Celui-ci fut-il touché par une telle persévérance, ou tombait-il tellement de sommeil qu’il aurait fait n’importe quoi pour se débarrasser de l’importun ? Toujours est-il que le dudou de Meinung est maintenant l’une des pièces maîtresses de la collection de M. Chen.

Chen Ta-ming voue une croyance quasi mystique au Destin, du moins en ce qui concerne sa quête. Si ce dudou de Meinung a rejoint ses collections, plaide-t-il, c’est que le destin en avait décidé ainsi. Mais il arrive aussi que le destin décrète le contraire, et Chen Ta-ming se retrouve alors face à des individus implacables, bien déterminés à ne pas vendre. Dans ces cas extrêmes, le collectionneur frustré prend en général une photo de l’objet de sa convoitise, rentre chez lui… et revient à la charge plus tard.

 
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Porte-monnaie de style foukiénois, dynastie Qing.

Le destin joue parfois de curieux tours. Chen Ta-ming tomba un jour au hasard de ses pérégrinations sur une cuisinière en céramique, une pièce unique, qui servait à stocker les aliments pour les poules. Il rendit visite plusieurs fois au propriétaire, sans toutefois parvenir à le convaincre de lui céder la cuisinière. « C’était tellement dommage d’utiliser quelque chose qui aurait eu sa place dans un musée comme garde-manger pour les poules. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai décidé de corriger cette "erreur" à ma façon : je l’ai volé. » Mais à peine s’était-il enfui sur son scooter avec son butin que le collectionneur indélicat fut envahi par les remords. Il n’avait pas le choix : il fallait qu’il rende leur garde-manger aux poules qui en avaient besoin...

Le vrai propriétaire ne sut jamais rien de cette valse-hésitation entre le bien et le mal. Il finit par accepter de se défaire de la cuisinière convoitée, après quelques visites insistantes supplémentaires tout de même. Tout est bien qui finit bien, alors ? Attendez plutôt la suite. Plein de fierté, le nouveau propriétaire emportait sa dernière acquisition lorsqu’il fut impliqué dans un accident de la circulation juste assez grave pour briser la cuisinière en mille morceaux. « Si je l’avais volée, elle serait peut-être encore intacte, dit-il avec affliction. C’est peut-être le Destin qui a décidé que cette pièce n’était pas pour moi. »

Un regard circulaire sur le capharnaüm qui l’entoure le console de tout. Il est particulièrement fier de sa collection de broderies : bonnets d’enfants, bourses, pantoufles, collerettes et surtout des piles de dudou. Ses trois cent trois dudou font de lui le premier collectionneur insulaire de ces magnifiques pièces de vêtement féminin, toutes uniques. Car ces broderies, qui étaient bien sûr faites à la main, diffèrent aussi d’une région à l’autre par la forme, les couleurs et les motifs.

Il y a quelque chose d’un peu mystérieux dans les dudou : on comprend aisément que quelqu’un souhaite orner son porte-monnaie ou, pourquoi pas, son chapeau, de broderies. Mais pourquoi se donner tant de mal pour un sous-vêtement qu’il n’est pas question de laisser à découvert ? L’amateur averti explique que les Hakka et les Taïwanais considéraient les dudou comme une importante partie de la dot d’une jeune fille. Les beaux-parents potentiels souhaitaient s’assurer des talents de la fiancée dans les travaux d’aiguille, naguère une compétence essentielle, et les dudou savamment rebrodés apportaient la preuve attendue. Certaines des pièces collectées par Chen Ta-ming sont à peine défraîchies, presque neuves : comme elles faisaient partie d’une dot, ces pièces n’ont probablement jamais été portées.

 
Le collectionneur du quotidien

« Je sais tout sur tout ce qui se trouve dans cette pièce », dit Chen Ta-ming, qui peut trouver n’importe quel objet à la demande en quelques secondes.

La fièvre du collectionneur peut s’avérer désastreuse pour sa vie sociale. Chen Ta-ming a été énormément encouragé par ses parents et ses deux frères, mais son obsession l’a empêché de fonder une vraie famille. Il n’est pas passé loin à plusieurs reprises, dit-il. Mais les jeunes femmes ont toutes fait marche arrière lorsqu’elles se sont rendu compte du temps et de l’argent consacrés par le collectionneur à acheter « de vieux machins inutiles », lui a reproché l’une d’entre elles. « On ne peut pas gagner à tous les coups, convient-il, philosophe. Je suis heureux de ce que j’ai "gagné", et même si cela veut dire qu’il y a un prix à payer, je suppose que je dois m’en contenter. »

Chen Ta-ming se présente souvent lui-même comme quelqu’un qui est marié à sa passion, et parle des objets qu’il entasse comme de ses « enfants ». Jamais il n’en a vendu un seul depuis qu’il a reçu le legs fondateur de son arrière-grand-mère. Malheureusement, le séisme du 21 septembre 1999 – encore un mauvais tour du Destin – lui a retiré plusieurs des membres les plus précieux et les plus fragiles de sa grande « famille ». « Je m’en veux. J’ai le sentiment d’être responsable de leur disparition, alors que leur "existence" était entre mes mains. S’ils n’étaient pas entrés en ma possession, ou même s’ils avaient été achetés par d’autres collectionneurs, peut-être qu’ils auraient survécu et été appréciés par plus de monde. »

Tel un père plein de fierté cherchant toujours une occasion de présenter ses brillants enfants aux uns et aux autres, Chen Ta-ming adore montrer ses collections au plus grand nombre de visiteurs possible. Son grand rêve est de pouvoir un jour ouvrir son propre musée, où il pourrait arranger tout cela correctement, bien qu’il soit suffisamment réaliste pour comprendre que c’est un rêve trop coûteux pour être réalisé. Il lui reste l’option de prêter ses collections aux musées existants ou pour des expositions temporaires, ce qu’il fait très souvent. Il permet même aux chercheurs et aux étudiants de les utiliser pour leurs travaux, ce que d’autres collectionneurs font rarement, car il y a toujours un risque que les objets soient perdus ou endommagés.

 
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Des kanhua (littéralement, « regardez les fleurs ») brodés de motifs naïfs, de style hakka. Ces dessous-de-vases sont utilisés sur les autels domestiques.

Depuis quelques années, Chen Ta-ming essaie de ralentir le rythme. Parmi ses amis collectionneurs, beaucoup s’intéressent maintenant aux antiquités venues de Chine continentale, parce qu’il ne reste plus grand-chose à Taïwan. « Ceux qui sont d’accord pour vendre ont déjà vendu, et ceux qui ne souhaitent pas vendre ne sont vraiment pas intéressés, quel que soit le prix que vous soyez prêts à leur offrir. » Autre facteur, la qualité des objets s’est beaucoup détériorée. Il y a trop de brigands, qui vont parfois jusqu’à voler des statues dans les temples, si c’est ce que veulent les clients. Chen Ta-ming s’insurge contre ces pratiques. Il n’a jamais rien acheté qu’il suspecte ou sache avoir été volé.





 
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On plante les bâtons d’encens dans un porte-encens, souvent fixé au chambranle de la porte d’entrée. Celui-ci, de style hakka, est en bois et date du milieu de la dynastie Qing.

L’élément déterminant a cependant été tout autre : il s’est aperçu qu’il consacrait trop de lui-même à ce qui au départ n’était qu’un passe-temps. Il avait l’impression d’y perdre son libre-arbitre. Comme sa propre expérience le démontre clairement, lorsqu’un collectionneur veut quelque chose, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour l’obtenir. « C’est très bien de collectionner et d’admirer les antiquités, mais lorsque cela tourne à l’obsession, il est temps de faire le point. » M. Chen retourne le dudou de Meinung entre ses doigts. « Vous vous rendez compte ? Imaginez ce que pouvait penser la jeune fille en réalisant cette pièce pour sa dot. Les couleurs sont magnifiques, non ? Regardez ce motif, la qualité de la broderie… » Certaines habitudes sont difficiles à perdre, semble-t-il.

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