08/05/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

L'âme de l'Europe dans un paysage

01/01/1996
Huang Chung-hsin Christine Boyer, première épouse de Lucien Bonaparte de Antoine-Jean, Baron Gros (1771-1835)Ecole française, huile sur toile.
Du 17 septembre au 15 janvier, l'esprit français a soufflé sur la nouvelle aile du musée national du Palais. Une sélection de soixante et onze tableaux prêtés par le Louvre invitait le visiteur à découvrir « Le paysage dans la peinture occidentale, du XVIe au XIXe siècle ».

Dès l'entrée, c'est par un cliché de la cour Napoléon, d'où surgit la pyramide de Ieoh Ming Pei, que le Lou­vre se présentait, auguste et somptueux. Pouvait-on trouver plus parfait symbole pour célébrer la rencontre de l'Orient et de l'Occident?

La visite elle-même débutait par une succession de tableaux retraçant une partie de l'histoire du Louvre, comme Le Louvre vu du Pont-Neuf (Hendrick Mommers, vers 1623-1693). Maison royale et siège du pouvoir, il ne sera converti en musée qu'à la suite de la Révolution. C'est alors, en 1793, que les « citoyens » pénétreront dans l'ancienne forteresse pour y découvrir les inestimables collections de peintures, sculptures et objets rassemblées par les monarques français (l'on doit par exemple l'acquisition de l'une des premières pièces maîtresses, La Joconde, à François Ier), auxquels s'ajouteront ensuite, entre autres, les œuvres commandées par Louis XlV et les trésors ramenés par Napoléon de ses campagnes d'Egypte.

Le Louvre n'a jamais véritablement cessé de représenter le pouvoir et la grandeur de l'Etat. Jusqu'au début des années 90, le ministère de l'économie occupait encore l'aile Richelieu et ses luxueux salons Empire. Les travaux du Grand Louvre ordonnés par François Mitterrand à son accession au pouvoir étaient d'ailleurs lourds de sens et de symboles.

Le Louvre étant aussi et surtout le plus grand musée du monde, ses responsables semblent aujourd'hui défendre l'idée que sa mission culturelle ne peut plus s'arrêter aux limites de l'Hexagone, et qu'il est naturel de partager ses richesses avec un public plus large.

L'exposition de Taipei était le fruit de deux années de discussions entre le musée national du Palais (MNP) et le Louvre. C'est le directeur du MNP, M. Chin Hsiao-yi, qui avait lancé, lors d'une visite à Paris en 1993, l'idée d'une telle coopération. Après quelques hésitations, le projet a rebondi au mois de juin 1994, lorsque Michel Laclotte, qui était alors directeur du Louvre, a découvert la richesse des collections du MNP durant son séjour à Taipei. A son départ en retraite, Michel Laclotte a légué le projet à son successeur, Pierre Rosenberg.

La recherche de sponsors a tout d'abord posé quelques problèmes : il fallait couvrir les frais conséquents occasionnés par le transport et l'assurance des œuvres en particulier, outre la somme versée au Louvre pour le prêt des tableaux et les frais de pro­motion de l'événement. Au total, le coût de l'opération était estimé à 5 millions de dollars US. En effet, il ne s'agissait pas de rajouter une escale à une exposi­tion itinérante, comme c'était par exemple le cas de l'exposition « Miro, esprit de l'Orient » qui s'est tenue à Taipei à peu près à la même époque. Le MNP s'est offert une exposition « sur mesure », ainsi que le souligne Iris Liu, de Dimension Endowment of Art (DEOA), l'un des principaux orga­nisateurs de l'événement. Finalement, les deux musées ont obtenu le soutien logistique, médiatique et financier de la société Taiwan Pineapple Corp. — par l'intermédiaire de DEOA, la fondation culturelle financée par cette société ­— et du groupe de presse United Daily News, entre autres.

Détail d'importance, c'était la deuxième fois seulement que le MNP ouvrait ses portes à l'art occidental, rôle jusqu'ici plutôt réservé au musée des Beaux-Arts ou aux galeries d'art privées. Le vif succès de l'exposition Monet (une quarantaine de toiles prêtées par le musée Marmottan au MNP, également avec la participation active de DEOA), il y a deux ans, ne pouvait qu'encourager les conservateurs, à Paris comme à Taiwan, à rééditer l'expérience.

Les habitants de Taiwan sont en effet très friands de ce genre de rencontres avec l'art occidental, comme en a témoigné l'extraordinaire affluence à chaque exposition d'envergure, ces deux dernières années, (sculptures d'Auguste Rodin et peintures de Pierre Soulages au musée des Beaux-Arts entre autres), de même qu'au Salon de l'art contemporain, qui gagne en maturité à chaque nouvelle édition. Cette fois-ci, au MNP, 5 000 visiteurs en moyenne se pressaient tous les jours de la semaine (le double pendant le week-end!) pour approcher ce que l'on englobe ici trop souvent de façon erronée sous le vocable commode de « romantisme français ». A la fin de la première semaine de décembre, le MNP avait vendu plus de 500 000 billets pour cette seule exposition.

C’était là une occasion exceptionnelle pour le musée français de mettre les Taiwanais en contact visuel rapproché avec une culture française, et plus largement européenne, dans toute sa complexe splendeur. Jamais, en effet, on n'avait vu un tel déploiement de chefs-d'œuvre européens dans cette région-ci du monde. Chacune de ces toiles ouvrait une fenêtre sur la sensibilité artistique de son époque et de son pays d'origine, du baroque au réalisme, en passant par le classicisme... et ce fameux romantisme. Les plus grandes écoles de peinture européennes, quelques-uns des maîtres les plus révérés — Poussin, Carracci, Delacroix, Ingres, Fragonard, Turner et bien d'autres — se cotoyaient, sur des murs repeints en rose pêche sur la commande expresse des conservateurs du Louvre.

« Chaque œuvre sélectionnée par les experts du Louvre représente un aspect de l'évolution de l'art occidental », explique Geoffrey Huang, le président de DEOA. Il y avait derrière ce choix une volonté de composer une exposition pédagogique, et même « scientifique », selon le terme employé par Pierre Rosenberg le jour de l'inauguration.

D'où, sans doute, le thème du paysage donné à l'exposition. Si ce choix peut paraître surprenant par son caractère vaste et général, il s'explique cependant fort bien, dans la mesure où il permettait de donner un aperçu de la richesse des collections du département des peintures du Louvre, tout en permettant d'établir une comparaison avec le paysage dans la peinture chinoise.

« Le paysage a connu en Orient un extraordinaire développement, très différent de celui de l'Europe, mais l'Orient est lui aussi très sensible à la Nature, et à la manière dont les artistes l'ont interprétée, s'y sont plongés », faisait remarquer Pierre Rosenberg, le jour de l'inauguration. Une idée reprise par Jean-Pierre Cuzin, le directeur du département des peintures du Louvre, qui invitait les visiteurs à comparer les différences dans le traitement pictural du paysage entre les écoles chinoises et européennes.

Chiang Hsun, professeur du département des beaux-arts de l'université Tung-hai, note quelques­-unes de ces différences : tradition­nellement, explique-t-il, les paysages chinois sont souvent articulés autour d'un thème shan shui (montagne et eau), avec des personnages occupant un espace très réduit par rapport à l'ensemble de la composition. Les peintures occidentales, d'un autre côté, continue M. Chiang, exploitent souvent des thèmes mythologiques, historiques ou religieux, et accordent donc une grande attention à la représentation des personnages. Le décor naturel reste en arrière-plan, avec pour fonction principale la mise en valeur des personnages.

Le « paysage » était pris ici dans ses acceptions picturales les plus larges, qu'il s'agisse d'un paysage intact ou ordonné par l'homme, ou encore d'un paysage de l'âme (Le Cuirassier blessé, de Théodore Géricault, 1791-1824). Qu'il s'agisse de paysages de campagne, de citadelles, de marines ou de ruines an­tiques, le « décor », dans la peinture occidentale, exalte souvent la présence du divin, bien que les thèmes religieux et mythologiques ne soient pas toujours aussi explicites et intelligibles que dans Saint Georges combattant le dragon (Eugène Delacroix, 1798-1863) pour un public de culture chinoise.

La lapidation de saint Etienne de Annibale Carracci (1560 - 1609). Ecole italienne du XVIIe siècle, huile sur toile, 0,51x0,67 m.

En effet, si, depuis l'exposition Monet, les Taiwanais sont familiarisés avec les Impressionnistes, la peinture occidentale exposée ici était sans doute plus difficile à apprécier, que ce soit du point de vue des techniques ou de celui des références mythologiques et religieuses.

Aussi, afin de tirer le meilleur parti du côté pédagogique de l'événement, le MNP avait organisé des séminaires pour les professeurs d'écoles primaires et secondaires. Ceux-ci ont ainsi pu, à leur tour, expliquer brièvement à leurs élèves le passé et les missions actuelles du Louvre, l'histoire de l'art en Occident, ainsi que les diverses tech­niques employées par les peintres européens.

Les adultes pouvaient acheter un catalogue explicatif et emprunter un « acoustiguide » pour les accompagner dans leur visite. Tout était fait pour permettre aux visiteurs de pénétrer les arcanes de la peinture occidentale. Ainsi, par exemple, les conservateurs du Louvre avaient accroché côte à côte Roger délivrant Angélique (Jean-Auguste Dominique Ingres, 1780-1867) et Saint Georges combattant le dragon (Delacroix, 1798-1863). Le visiteur pouvait également comparer la traduction de l'âge d'or donnée par Jean-François Mil­let (1814-1875) dans Les botteleurs de foin et l'expression de la paix intérieure dans un paysage de Corot (Souvenir de Mortefontaine, Camille Corot, 1796-1875). Ailleurs, la nature se montrait capricieuse ou violente, ou encore apprivoisée ou indomptable. Le visiteur ressortait de ce voyage à travers la peinture occidentale un peu plus riche en émotions et en images, avec quelques clés supplémentaires pour la découverte de l'art occidental.

Au vu de l'énorme succès remporté par l'exposition française, M. Chin Hsiao-yi, le directeur du MNP espère aujourd'hui avoir la possibilité de procéder à l'opération inverse et de prêter au Louvre des œuvres appartenant au MNP. Il est vraisem­blable que le public parisien se voie très prochainement gratifier, à son tour, d'un tel cadeau. « Je crois savoir que c'est dans l'air du temps », disait Pierre Rosenberg lui-même à ce propos lors du vernissage, tout en rappelant que la décision appartenait en grande partie au musée national du Palais.

Laurence Marcout

Photos aimablement fournies par Dimension Endowment of Art

 « Une exposition aussi intéressante à Paris qu'à Taipei »

Au mois d'avril de l'année dernière, tandis que l'exposition était encore en préparation, La Chine libre s'est entretenue à Paris avec Jean-Pierre Cuzin, conservateur au département des peintures du musée du Louvre.

La Chine libre : En septembre prochain se tiendra au musée national du Palais une exposition de 71 œuvres appartenant au musée du Louvre, à l'occasion du 70e anniversaire du prestigieux musée de Taiwan. Sur quels critères avez-vous sélectionné les œuvres à faire découvrir au public taiwanais?

Jean-Pierre Cuzin : Nous avons choisi des œuvres d'une magnifique qualité, vraiment représentatives de ce que nous avons de meilleur et de plus prestigieux au Département des peintures. D'autre part, et je dirais que c'est presque plus important, nous avons pour but de faire une bonne exposition, scientifiquement parlant. Il s'agira d'une exposition sur le paysage européen entre le XVIe siècle et le XIXe siècle. Cette exposition ne sera pas simplement un éventail de chef-d'œuvres du Louvre, ou une pure exposition de prestige : elle présentera le thème du paysage selon différentes catégories esthétiques. C'est une expo­sition qui serait aussi intéressante à Paris ou dans une grande ville européenne qu'à Taipei. Ce qui est important, c'est cette exigence scientifique.

Pourquoi l'exposition de Taipei ne comportera-t-elle pas d'œuvres plus récentes?

Les collections de peintures du Louvre s'arrêtent à 1850, avant la période de l'impressionnisme. L'un des derniers peintres de cette époque, c'est Corot. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas de peintre impressionniste ni d'artistes plus modernes au Louvre.

La France, qui possède plus de musées que n'importe quel autre pays dans le monde, a un grand savoir-faire dans le domaine de la conservation et de la restauration des œuvres. Est-ce que vous avez parlé de coopération dans ce domaine avec le musée national du Palais?

Nous n'en sommes qu'au début des échanges, qui je l'espère s'amplifieront. Pendant notre séjour à Taipei [en 1994], nous avons discuté avec le conservateur du musée national du Palais des nouveaux aménagements du bâtiment pour les expositions qui sont en train de se construire. Nous pouvons donner quelques conseils, quoique le mot de conseil soit un peu trop fort peut-être. Nous ne connaissons pas tout. D'ailleurs, nous avons trouvé des collègues conservateurs très compétents à Taiwan. Mais si nous pouvons collaborer, si les techniciens, les conservateurs du musée national du Palais peuvent dans l'avenir venir travailler au Louvre, pourquoi pas? Il y a aussi le Laboratoire de recherche des musées de France. Je crois que tous les types de collaboration sont possibles.

Pour la restauration, c'est l'Atelier de restauration des Musées de France qui s'en occupe, et il dépend du directeur des musées de France. Comme je viens de le dire, toutes les collabora­tions sont possibles. Il faut d'abord établir des contacts; nous n'en sommes qu'au début. Une question se pose cependant : dans les collections du musée du Palais, il y a très peu de peintures occidentales. En ce qui concerne le traitement des peintures et de l'art graphique chinois, peut-être êtes-vous plus compétents que nous.

Après l'exposition des œuvres du musée du Louvre à Taipei, peut-on s'attendre à une exposition de pièces de collection du musée national du Palais en France?

Nous souhaitons tous voir un jour à Paris les collections du musée national du Palais, qui sont tellement merveil­leuses. Je pense par exemple aux peintures chinoises du musée national du Palais. Le public, les historiens et les artistes, tous attendent un tel événement avec impatience.

Vous avez visité le Musée national du Palais dernièrement. Que pensez­-vous du musée, au niveau de l'administration, des aménagements, des techniques d'archivage et des con­ditions de conservation?

Je trouve que c'est un musée très impressionnant par la qualité de son personnel technique et de ses conservateurs. En outre, les réserves, que j'ai eu la chance de voir, sont de très grande qualité. Les réserves de peintures entre autres, sont absolument exemplaires. La présentation du musée elle-même est traditionnelle, un peu ancienne, mais très pédagogique. Je la trouve tout à fait bonne. Par contre, personnellement, ce que je regrette un petit peu, ce sont les grands bâtiments modernes qu'on a construit en face du musée, qui dénaturent un peu l'idée première qui était celle d'un grand musée de style traditionnel dans un magnifique paysage, dans la nature.

Voulez-vous nous dire quelques mots de l'école du Louvre?

Comme le service de restauration et le laboratoire, elle ne dépend pas du musée du Louvre. Elle dépend de la Direction des Musées de France. C'est une grande école pour l'histoire de l'art et notamment pour la formation des archéologues et des conservateurs. Les universités françaises proposent une for­mation en histoire de l'art. L'école du Louvre est davantage dirigée vers l'étude des objets, elle prépare plus directement au métier de conservation que l'université. Elle a deux types de publics : des étudiants qui préparent le diplôme de l'école du Louvre, et peuvent ensuite passer le concours des conservateurs, et des auditeurs libres. Ces derniers composent un public beaucoup plus varié. C'est le principe de l'école du Louvre, qui souhaite jouer un large rôle culturel à Paris.

Quelle est la stratégie internationale du musée du Louvre?

L'exposition de Taipei s'inscrit évidemment dans une politique culturelle très large, visant à bien faire connaître le Louvre dans le monde. Depuis plusieurs dizaines d'années, la France organise de grandes expositions dans les musées nationaux à Paris et dans les grands musées aux Etats-Unis, en Europe, au Japon,... un peu partout dans le monde. Cela est dû en grande partie aux initiatives des conservateurs du Louvre.

Les activités « commerciales » du Louvre connaissent un grand succès. Pensez-vous que le Musée national du Palais doive s'en inspirer?

Il faut garder un équilibre. L'aspect commercial peut être très développé, mais il ne faut pas qu'il déborde sur la partie culturelle du musée. Il faut bien distinguer par exemple les bonnes publications qui sont vraiment des publications scientifiques, faites par les conservateurs ou par les historiens d'art, et d'autre part, tout ce qui est guide ou tout ce qui est publication grand public. Cela n'est pas exactement la même chose. Nous faisons aussi très attention de ne pas avoir, comme cela peut arriver dans certains musées américains par exemple, des ventes d'objets un peu vulgaires, bon marché... On pourrait vendre des centaines de copies de la Joconde par exemple! Mais il ne faut pas le faire. On ne peut pas faire passer deux ou trois mille ans d'histoire sur un T-shirt. Selon moi, le Musée national du Palais pourrait développer l'aspect commercial, mais à condition de produire des objets de très bonne qualité...

—Propos recueillis par Juang Chao-chin

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