07/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Trésors tribaux

01/07/1996

Le mois de juin 1994 a vu l'inauguration du musée Shung Ye des aborigènes formosans, le premier musée consacré exclusivement aux cultures aborigènes de Taiwan. Cette inaugura­tion était donc un événement considérable dans l'histoire des peuplades indigènes de l'île.

Le musée Shung Ye se situe au nord de Taipei, juste en face du musée national du Palais. Les plans du remarquable bâtiment qui l'abritent ont été conçus par Kao E-pan, un architecte taiwanais réputé. Celui-ci s'est inspiré des maisons typiques des habitants des forêts tropicales telles qu'on en trouve en Indonésie et dans les archipels de l'océan Pacifique, et qui abritent une grande partie des tribus indigènes existant de par le monde. L'édifice, en forme de « A » majuscule, est divisé verticalement en son milieu par un unique pilier. Il est totalement blanc, à l'exception de sa fondation, qui est pavée d'ardoises de couleur sombre, un matériau de construction couramment utilisé par la minorité Paiwan de l'île de Taiwan. Les fines striures grises visibles sur le toit pentu évoquent elles aussi les matériaux généralement employés dans la construction des maisons, tels le bambou ou le bois. La façade de verre reflète la verdure des montagnes avoisinantes.

La colonne centrale, qui sert de lien visuel entre le pignon et les marches, sur la façade, est remarquable. Cette colonne scupltée par l'artiste Kuo Ching­-chih [郭清治] fait plus de trente mètres de haut et d'un mètre de diamètre. La simplicité du granit blanc et la finesse des personnages qui ornent ce totem symbolique sont en harmonie avec la force d'âme et la sobre dignité des ethnies indigènes de Taiwan.

La façade imposante et élancée du musée Shung Ye des aborigènes formosans, aux abords de Taipei, est l'œuvre du célèbre architecte taiwanais Kao E-pan, qui a également conçu les plans du musée des Beaux-Arts de Taipei.

A leur entrée dans le musée, les visiteurs découvrent un espace concave qui abrite une exposition expliquant la distribution géographique des différents groupes ethniques de Taiwan. Leurs origines sont encore mal connues, mais la théorie la plus solide suggère que les dix peuplades originelles de l'île seraient venues du Pacifique Sud, via la Nouvelle-Guinée et les Philippines, il y environ cinq mille ans. A l'exception des Pingpu, qui sont éparpillés dans l'île, et des Yami, qui vivent sur l'île des Orchidées (Lanyu) au large de la côte sud-est de Taiwan, ces populations indigènes (les Atayal, les Ami, les Bunun, les Paiwan, les Puyuma, les Rukai, les Saisiyat et les Tsou) habitent tous soit la chaîne de montagnes centrale, soit l'étroite plaine côtière orientale. Il y aurait aujourd'hui environ 340 000 aborigènes à Taiwan, ce qui représente moins de 2% de la popula­tion totale de l'île. Toutes ces minorités appartiennent à la famille linguistique austronésienne.

Selon une coutume Paiwan, une stèle en pierre, sur laquelle le portrait d'un ancêtre ou bien un emblème fa­milial a été gravé, est en règle générale érigée à côté de la demeure du chef. L'on peut trouver un exemple admira­ble de ce genre de pierres gravées à gauche en entrant, derrière l'exposition consacrée à la distribution géographique des ethnies. Cette stèle, qui a été exécutée par un sculpteur de la minorité Paiwan, représente une sorcière se livrant à un rituel divinatoire en préparation d'un départ pour la chasse. Immédiatement à droite de la stèle se trouve une pirogue Yami, dont les courbes élégantes et les décorations délicates — des motifs noirs, rouges et blancs — attirent le regard.

De l'autre côté de ce hall d'entrée est exposé un montage de portraits d'aborigènes. Cette longue série de vi­sages silencieux, tatoués ou non, jeunes ou ridés, évoque le destin de ces hommes et femmes anonymes que la société a si longtemps marginalisés.

Une stèle gravée de la culture Paiwan, qui sert aux sorciers à déterminer l'endroit et le moment exact d'une expédition de chasse. Le serpent est un motif fréquemment utilisé dans la décoration des objets Paiwan.

Au premier étage se trouvent de nombreux objets usuels — outils, récipients etc. — et quelques instru­ments de musique. Neuf grandes urnes occupent le centre de la pièce, tandis que sur les côtés de la pièce ont été reconstituées une hutte Yami et une cabane comme en utilisaient les hommes de la population Tsou pour tenir leurs réunions. Ailleurs dans la vaste pièce, l'on peut également admirer une collection de pièces fort variées : une étable Bunun; une forge Ami; une maison de pierre Paiwan; des poteries Ami et Yami; des instruments musicaux Atayal, Bunun et Paiwan; des paniers en rotin, des outils de chasse, des rouets et des métiers à tisser; et deux totems Yami qui soutiennent symboliquement « l'âme » de la demeure familiale.

La collection de poteries comprend des récipients utilisés pour stocker l'eau, le vin et la viande salée, ainsi que quelques urnes anciennes repré­sentatives des cultures Paiwan et Rukai. Celles-ci sont utilisées comme cadeaux de mariage, et sont souvent léguées de génération en génération. Leurs motifs permettent de les classer en urnes « féminines » ou « masculines ». Elles témoignent des vicissitudes d'une famille, ou décrivent les sources d'inspiration d'une légende. Dans une salle voisine, les visiteurs peuvent assister à des projections de vidéos expliquant les techniques de la gravure, de la sculpture, de la poterie, du filage et du tissage.

Les costumes et parures exposés au deuxième étage constituent sans aucun doute la plus fascinante des collections du musée. Les vêtements, en général de somptueux habits de cérémonie, sont d'une grande beauté. Les couleurs vives et les motifs élaborés révèlent les canons esthétiques propres à chaque groupe ethnique. Les accessoires, tels que les colliers de perles de verre, sont aussi colorés que les costumes. Cette col­lection est complétée par une série de clichés présentant de nombreux styles de parures et de tatouages.

Une sélection de poignards tribaux. Les lames étaient acquises grâce au troc, mais chaque ethnie produisait ses propres manches et fourreaux caractéristiques.

Au sous-sol, les visiteurs trouveront un montage de photos et de commentaires décrivant les diverses cultures préhistoriques de l'île et faisant état des résultats de la recherche archéologique à Taiwan. A ce même niveau sont également exposés des objets cultuels, entre autres des tessons provenant de poteries utilisées lors des séances divinatoires, et qui jettent quelques lumières sur les anciens cultes animistes des populations indigènes.

Les exemples d'armures, de casques et d'armes provenant de la culture Yami sont particulièrement remarquables. Les casques coniques en argent martelé portés par les hommes dans la culture Yami sont conçus pour couvrir la tête jusqu'aux épaules, avec uniquement une fente rectangulaire pour les yeux. Les armures, faites de coques de noix de coco, de bois et de rotin, font surtout fonction d'habit d'apparat, quoique par le passé, elles aient sans aucun doute servi en situa­tion de combat. Les poignards et les épées, qui ont l'air d'armes puissantes, servent en réalité à protéger les Yami des esprits malfaisants.

Dans une salle voisine, les visiteurs peuvent assister à la projection de cinq films très courts sur la distribution géographique et les caractéristiques principales des diverses ethnies. Ces documentaires sont disponibles en man­darin, en anglais et en japonais. Il est également possible de consulter les deux ordinateurs à écrans interactifs, quoique les informations qu'ils contiennent soient pour l'instant quelque peu limitées, dans la mesure où ils ne proposent que de brèves descriptions des costumes et des divers objets propres à chaque culture.



En 1993, le musée a organisé un concours auquel tous les groupes ethniques pouvaient participer en soumettant un échantillon du talent de leurs sculpteurs sur bois. Les meilleures sculp­tures sont maintenant exposées au musée.

Curieusement, ce musée est le grand œuvre d'une seule personne, un homme d'affaires : il s'agit de Lin Chin­-fu, le président du groupe Shung Ye. La construction du musée a coûté 685 000 dollars américains, et c'est M. Lin qui a assumé les frais des travaux, et donné un terrain pour la réalisation du projet. Il a aussi fait don au musée de la plus grande partie de ses collections d'objets tribaux.

Comment cet entrepreneur est-il devenu philanthrope, et pourquoi s'intéresse-t-il tant aux arts aborigènes? Ce généreux bienfaiteur est un homme très secret, qui refuse avec modestie toute interview. Son secrétaire, Eric Yu, qui est maintenant secrétaire général de la Foundation N. W. Lin pour la culture et l'éducation, a volontiers accepté d'expliquer les motifs de cette initiative. « Notre président [Lin Chin-fu] pense qu'il peut rendre quelque chose grâce à ce musée. C'est à Taiwan que son entreprise s'est développée. Il estime qu'il est tout à fait nor­mal de rendre à la population une partie des profits qu'il a réalisés ici. »

Lin collectionne les peintures et les objets traditionnels des anciennes cul­tures indigènes depuis plus de vingt ans. « Il a été particulièrement attiré par la force et la simplicité naïve qui se dégage des objets aborigènes », explique M. Yu. A l'origine, Lin Chin-fu avait l'intention de construire un musée afin d'y exposer deux de ses collections personnelles : l'une consacrée aux objets aborigènes et l'autre aux œuvres d'art réalisées par des artistes taiwanais des 19e et 20e siècles. Comme ces deux collections n'étaient pas vraiment complémentaires, il a modifié son projet pour en faire un musée des cultures aborigènes. La fondation N. W. Lin, appelée ainsi en mémoire du père de Lin Chin-fu, a été créée en 1985 afin de gérer cette entreprise philanthropique.

Le musée n'est pas seulement le produit accidentel des préférences subjectives d'un collectionneur d'art, ou un moyen de réinjecter dans la société les profits d'un homme d'affaires. La conception et la construction du musée ont coïncidé avec le « mouvement natif » qui s'est épanoui au cours de ces dix dernières années, et certains voient un lien entre ces deux éléments. « Dans les années 60, personne ne s'intéressait aux cultures de Taiwan », dit Sun Ta-chuan, un membre de la minorité des Puyuma, qui enseigne la philosophie à l'université de Soochow. « L'intérêt pour les cultures "natives" de l'île n'a commencé à s'épanouir que dans les années 70. Je pense que la naissance d'un musée consacré aux cultures aborigènes peut être vue comme l'objectif ultime logique de ce mouvement. »

Réplique d'une flûte nasale Paiwan en bambou, avec la photo de Tsemolosai, son créateur. Cet instru­ment de musique avait une fonction rituelle, mais on en jouait aussi pour le plaisir.

Les paroles de M. Sun souligne la nature ambitieuse de ce projet. Et, comme c'est la règle pour les projets ambitieux, celui-ci a attiré sa part de cri­tiques. Chacun s'accorde pour reconnaître au bâtiment de grandes qualités esthétiques, architecturales et techniques, et pour saluer tout particulièrement ses splendides verrières et son système ultra-perfectionné de conservation des objets. « Le musée est très bien conçu », dit Pu Chung-cheng, membre de la minorité Tsou et professeur de littérature chinoise à l'Ecole normale nationale de Hualien. « Je suis cependant surpris qu'aucun objet Tsou n'y soit exposé. Les collections sont surtout composées d'objets appartenant aux peuplades du Sud de Taiwan, comme les Rukai et les Paiwan. Il est vrai que celles-ci produisent les objets les plus raffinés, mais les collections ne devraient-elles pas être plus exhaustives? »

Sun Ta-chuan a lui aussi quelques critiques à formuler. « Le musée Shung Ye est semblable à bien d'autres musées, en ce sens qu'il se contente d'étiqueter les objets sans donner ni leur âge ni aucune indica­tion sur leurs origines. A cet égard, leur équipe de chercheurs a encore beaucoup à faire. » Il estime que les informations fournies sur la plupart des pièces exposées sont simplistes, et que celles proposées sur les écrans interactifs et dans les documentaires sont insuf­fisantes et dépassées. Mais ce n'est pas tout : « La différence entre le musée Shung Ye et les autres musées existant ici, c'est qu'il est le seul qui soit entièrement consacré aux cultures aborigènes », dit M. Sun. « Hélas, il attend passivement que les visiteurs viennent à lui. »

Perng-juh Shyong, le directeur du département de recherche du musée, trouve injustifiés certains de ces reproches. « Comme à l'origine Lin Chin­-fu collectionnait les objets aborigènes que personnellement il trouvait intéressants esthétiquement, notre collection n'est pas aussi complète que celle d'un musée ethnologique. D'un autre côté, nos visiteurs apprécient cet endroit qui leur permet d'apprécier ces magnifiques objets pour ce qu'ils sont réellement : des œuvres d'art. » Il souligne que M. Lin a acheté la plupart de ses pièces de collection à des marchands d'art japonais qui ne connaissaient pas — ou bien ne voulaient pas révéler — leur origine exacte. Afin de remédier à ces insuffisances, certains objets ont été envoyés à la faculté d'anthropologie de l'université nationale de Taiwan (NTU), pour y être examinés et comparés aux pièces des collections de l'université.

Une parure de poitrine, probablement en fer-blanc, incrustée de perles. Les aborigènes commerçaient beaucoup avec les colporteurs, et les bijoux faisaient souvent l'objet d'un troc.

Le personnel du musée s'efforce également de se débarrasser de sa réputation de « passivité ». Parmi les initiatives importantes prises par le musée, citons une invitation faite aux aborigènes d'organiser eux-mêmes des activités pour diffuser l'information. « Nous sommes conscients que nous avons à traiter avec des êtres de chair bien vivants, ici », dit M. Shyong. « L'image des aborigènes est salie et distordue depuis trop longtemps, et nous essayons de leur rendre un certain pouvoir d'auto-interprétation. Nous nous efforçons également de faciliter les échanges entre les différents groupes ethniques et le musée. »

Ces échanges ont pris la forme l'année dernière de deux programmes d'activités majeurs, intitulés « Pèlerinage en culture Puyuma » et « La vie des Tsou ». Ces deux manifestations se sont révélées exceptionnelles à deux titres : en pre­mier lieu, et c'est le plus important, elles ont cassé le monopole dont jouissait jusqu'alors l'ethnie Han sur l'interprétation de la culture aborigène. En second lieu, chaque manifestation culturelle se concentrait exclusivement sur une peuplade spécifique, alors que les précédentes avaient toujours été conçues comme des introductions générales sur les aborigènes de l'île dans leur ensemble. Les activités individuelles allaient des expositions consacrées aux sacrifices ou aux cérémonies de préparation de la chasse à celles concernant les rites religieux et les objets cultuels qui y sont associés. L'on a également organisé des conférences, des démonstrations, des spectacles et même des soirées où étaient préparés et servis des aliments traditionnels. « La vie des Tsou » comportait également des ballets de danse moderne exécutés par des membres de la jeune génération de cette ethnie. La plupart des activités ont eu lieu sur le vaste terrain qui longe le musée, et qui a également été donné par Lin Chin-fu.

Au fond du hall d'entrée se trouve cette exposition évocatrice : un mon­tage de portraits d'individus longtemps restés en marge de la société.

Sun Ta-chuan et Pu Chung-cheng ont participé à l'organisation des deux manifestations. Il disposaient d'un budget très serré. Certains aborigènes ont donc travaillé bénévolement, d'autres n'ont obtenu que le remboursement de leurs frais de trans­port. « Je suis très gêné d'être obligé de demander aux gens de mon propre peuple d'apporter leur soutien à ces activités sans pouvoir les dédommager pour leur peine », dit M. Pu, qui a lui-même travaillé bénévolement. Le budget total de « La vie des Tsou », qui a duré plus de trois mois, était d'à peine 11 100 dollars américains, somme dont une petite partie seulement a été allouée aux membres de la tribu, alors que ceux-ci ont en réalité passé plusieurs mois à faire des recherches, à organiser et à répéter ces programmes.

Malgré les gros efforts fournis, le nombre de spectateurs s'est révélé plutôt décevant. Le comité de gestion de la fondation N. W. Lin a renoncé à la publicité commerciale, préférant attirer les visiteurs grâce à un ensemble d'activités culturelles. Le personnel du musée a d'abord cherché à obtenir la collaboration des autorités et des agences de voyage. Voyant que la réaction des unes et des autres était loin d'être enthousiaste, les efforts du musée se sont reportés sur les écoles. Le per­sonnel du musée a été mobilisé pour réaliser des enquêtes auprès des établissements scolaires. Forts des renseignements recueillis, les membres du personnel se sont lancés dans une tournée des écoles.

A ce jour, le personnel a présenté le musée à plus d'un milier d'établissements scolaires. Ces efforts ont porté leurs fruits : l'école américaine et l'école japonaise de Taipei ont par exemple toutes deux incorporé une visite au musée dans leurs programmes annuels d'activités extra-scolaires. Les écoles primaires ont commencé à organiser des visites pour leurs élèves. Perng-juh Shyong évoque en souriant ce jour mémorable où une grande école primaire du Sud de Taiwan a envoyé pas moins de vingt cars d'élèves en visite sans même avertir le musée à l'avance. « Nous étions là, à attendre l'arrivée imminente de huit cents élèves d'un coup! », raconte-t-il avec un sourire. « Nous étions très excités, évidemment, mais qu'allions-nous faire d'eux?! » Finalement, les élèves ont été divisés en quatre groupes. Pendant qu'un groupe visitait le musée des aborigènes formosans, un autre admirait les collections du musée national du Palais, un troisième regardait les cassettes vidéo du musée Shung Ye, tandis que le dernier groupe, enfin, apprenait des danses aborigènes sur le parvis du musée.

Des poteries Paiwan anciennes. Comme les tech­niques de fabrica­tion utilisées pour réaliser ces objets est maintenant perdue, la tradition orale veut que ceux-ci aient été apportés à Taiwan par les premiers ancêtres.

Exception faite du succès de ces programmes extra-scolaires, le nombre de visiteurs semble plafonner. Les responsables du musée ont diverses théories à proposer pour expliquer ce phénomène. Selon eux, les membres des ethnies indigènes ne comprennent pas pourquoi ils devraient payer pour voir leur propre héritage culturel, tandis que les membres de l'ethnie chinoise considèrent encore les cultures indigènes avec mépris. « Dans cette société, la seule chose qui intéresse la plupart des gens, c'est de gagner de l'argent. La disparition imminente des cultures aborigènes est le dernier de leurs soucis », dit Lee Jen-kuei, chercheur à l'institut d'Histoire et de Philologie de l'Academia Sinica, qui a élaboré un système de romanisation pour la transcription des langues aborigènes de Taiwan. Certains experts en anthropologie rechignent même à se rendre au musée, par principe. Pour eux, la seule façon d'étudier l'authentique vie aborigène est de se rendre sur place dans les régions où habitent ces tribus, et ils affirment que les objets devraient être préservés par les tribus elles-mêmes.

Sun Ta-chuan, pour sa part, pense que cette question devraient être approchée d'une façon plus subtile. « Les endroits où habitent ces populations sont trop éloignés pour être accessibles au grand public », dit-il. « Qui plus est, les tribus n'ont pas les capacités financières ou autres de maintenir un musée et de préserver les objets des détériorations dues au climat humide de Taiwan. Situé dans une grande ville, un musée peut attirer un public plus nombreux, ainsi que des visiteurs étrangers. »

Avant même la fin des travaux de construction du musée, ses administrateurs offraient de généreuses sub­ventions destinées à la promotion de la recherche consacrée aux populations indigènes de Taiwan. Ils ont ainsi donné une somme équivalant à 37 000 dollars US à l'Academia Sinica afin que celle-ci accélère la réalisation d'un programme de traduction en chinois d'anciens docu­ments de recherche sur les mœurs aborigènes, qui sont rédigés en japonais. Ils ont également offert une aide financière à des écrivains ou à des réalisateurs s'intéressant aux cultures aborigènes. Par ailleurs, quatre universités ont chacune reçu 110 000 dol­lars US destinés à financer les études d'étudiants aborigènes se spécialisant dans les arts ou les sciences sociales.

L'exposition de costumes traditionnels, au deuxième étage du musée, permet d'admirer des vêtements ordinaires et des habits de cérémonies —­ accompagnés parfois de casques ou de coiffes —­ propres à chaque groupe ethnique.

Quelques universités étrangères ont également bénéficié de la générosité du musée. En mars 1993, le musée a alloué 300 000 dollars US à l'université de Californie, à Berkeley, une somme destinée à financer la recherche, les conférences, les publications et les ex­positions relatives aux aborigènes de Taiwan. L'année suivante, le musée faisait don à l'université de Tokyo de 380 000 dollars US destinés à la recher­che.

Certains universitaires doutent du bien-fondé des largesses accordées aux universités étrangères, dans la mesure où le musée limite les dépenses en ce qui concerne les activités de promotion ici à Taiwan. « Pour un musée qui est encore en période de croissance, une telle fuite de capitaux peut avoir l'air suspect : c'est affaiblir le tronc pour renforcer les branches et les bourgeons », dit Sun Ta­-chuan, en faisant allusion à un proverbe chinois. « La première priorité devrait être d'enrichir les collections. » Les admi­nistrateurs du musée ne sont pas de cet avis. « Notre président [Lin Chin-fu] essaie de capter l'attention internationale sur la recherche sur les aborigènes de Taiwan », explique Eric Yu. « Il espère aussi que ces donations à l'étranger attireront au bout du compte plus de fonds et de gens de talent dans ce domaine. »

Malgré les débats, nul ne peut douter des bonnes intentions du fondateur du musée. « Je ne suis pas entièrement satisfait de la façon dont le musée est géré, mais j'ai tout de même du respect pour le groupe Shung Ye », commente Pu Chung-cheng. « Après tout, très peu d'hommes d'affaires s'intéressent à la culture, et encore moins aux cultures des minorités. »

Le musée pourrait s'avérer d'une importance capitale plus rapidement qu'on ne le pense : les experts prédisent la disparition des langues aborigènes d'ici une cinquantaine d'années à peine. « Je ne pense pas que nous puissions empêcher les cultures aborigènes de Taiwan de s'éteindre », dit Shigeru Tsuchida, le conservateur du musée Shung Ye. « Ce que nous pouvons faire, en revanche, c'est les enregistrer, les décrire, et essayer de faire comprendre au public ce que sont les cultures aborigènes. Et le temps presse. »

Wang Fei-yun

(v.f. Laurence Marcout)

Photos de Chen Ping-hsun

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