Lorsqu'il monta avec l'actrice Loretta Yang le premier studio d'art du verre de Taiwan, il y a huit ans, Chang Yi, un réalisateur, s'aventurait dans la jungle artistique. Après des débuts hasardeux marqués par les essais et les erreurs, ils ont rencontré le succès grâce à leurs œuvres d'inspiration chinoise.
Dans le centre commercial le plus récent et le plus chic de Taipeh, le Taipei Metro Mall de cinq étages en marbre et en verre, il y a le choix parmi les produits les plus haut de gamme du monde : sacs à main Givenchy, vêtements sport Claude Montana, produits de beauté La Prairie, montres Dunhill, reproductions d'objets d'art du Metropolitan Museum of Art, vaisselle en porcelaine Rosenthal. Et au 4e étage, dans une des boutiques tout récemment ouvertes, on peut admirer les sculptures en verre créées par Newworkshop (le Nouvel Atelier), le premier studio d'art professionnel du verre à Taiwan. Le long des étagères soigneusement disposées, se tiennent des bouddhas blancs opaques assis sereinement sur des feuilles de lotus, des presse-papiers aux couleurs chaudes entourés de motifs nuageux où trône un lion oriental rugissant, des bols et des vases aux dessins géométriques inspirés des bronzes anciens chinois tout en ayant une touche contemporaine.
Avec seulement quatre années d'existence sur le marché, on peut comprendre que les articles de Newworkshop n'aient pas encore atteint la qualité des verres fins créés par des fabricants établis de longue date, comme Tiffany ou Daum. (Les articles de ce dernier sont également exposés au Taipei Metro Mall.) Mais Newworkshop fait rapidement son chemin sur le marché de haute gamme et conquiert déjà une renommée pour ses objets d'inspiration chinoise. Ses pièces se vendent maintenant en moyenne 4 000 dollars américains, et certaines atteignent même un prix de 40 000 dollars américains.
Après un investissement de 4 millions de dollars américains et de rudes épreuves pendant trois ans, les fondateurs de Newworkshop emploient aujourd'hui 40 artistes dans leur studio sur le littoral.
Parmi les collectionneurs figurent aussi bien de riches hommes d'affaires que le ministère des Affaires étrangères de la République de Chine, qui achète régulièrement des objets d'art en verre en guise de présents pour les dignitaires étrangers. Lors de son voyage dans le Sud-Est asiatique et en Amérique latine l'an dernier, le président de la République, M. Lee Teng-hui, a emporté plusieurs statues créées par Newworkshop, de la déesse de la Miséricorde, une des divinités les plus populaires de Taiwan. Le studio a également tenu sept expositions au Japon depuis 1992 et y a développé un solide réseau de collectionneurs, dont un temple de Tokyo qui a commandé une statue de Bouddha en verre, pesant 200 kilogrammes et haute de 1,22 mètre. Et en novembre 1993, Newworkshop a organisé une petite exposition de ses œuvres au Musée du Palais de Pékin qui a accepté de prendre dans sa collection permanente une statue du Bouddha en cristal blanc assis sous une grande main d'or.
C'est M. Wang Hsia-chun, alors directeur artistique des films de M. Chang Yi, qui leur donna l'idée de la fabrication du verre. Il en avait appris les rudiments au cours d'un stage de conception industrielle quelques années plus tôt et avait montré au couple quelques-unes des pièces en verre soufflé qu'il avait faites. Malgré leurs connaissances limitées, les trois s'accrochèrent très vite à l'idée de créer leur propre atelier de verrerie. En faisant des recherches, ils découvrirent que les artisans verriers existaient en Chine depuis plus de deux mille ans, quoique leurs techniques aient été perdues depuis fort longtemps. Cela donna aux trois amis une direction : faire revivre l'art des verriers chinois en combinant les formes traditionnelles et les motifs de conception contemporaine.
Ces deux bols enchevêtrés, comme « deux cœurs unis pour la vie » est le symbole chinois de la fidélité conjugale. C'est un cadeau de noces idéal et une des pièces les plus populaires de Newworkshop.
Comme il n'existe pas d'école à Taiwan pour apprendre la technologie du verre, M. Chang Yi partit à New York suivre des cours à l'Atelier expérimental du Verre de New York. M. Wang Hsia-chun s'inscrivit au College of Art and Design de Detroit (Michigan). Au bout de 18 mois, les trois revinrent à Taiwan et fondèrent en 1987 le studio Newworkshop avec quatre autres amis. Etant données la complexité du processus et les difficultés techniques de la fabrication du verre, l'équipe n'était ni assez nombreuse ni assez expérimentée. « Nous ne savions pas du tout si nous avions la moindre chance d'y arriver », avoue M. Chang Yi.
Ils comprirent très vite que la fabrication du verre était encore plus difficile qu'ils ne l'avaient cru. Leur bref séjour de formation aux Etats-Unis était nettement insuffisant pour leur permettre d'aborder les nombreux problèmes techniques qu'ils rencontraient en soufflant le verre et notamment en cuisant les pièces au four. Ce manque d'expérience leur coûta cher. Ils abîmèrent plusieurs fours de grande valeur en cuisant du verre dans de mauvaises conditions. « Nous nous sommes bien gardés de racheter de nouveaux fours avant qu'un expert ne nous indique quel était le véritable problème », évoque Mme Yang.
Ils ont aussi dépensé de l'argent en voyages destinés à prendre conseils auprès de maîtres verriers renommés, notamment en Tchécoslovaquie, célèbre pour ses articles en verre raffinés. Cependant, leurs essais étaient encore infructueux. Maintes et maintes fois, ils n'ont ouvert le four que pour en retirer du verre cassé ou une pièce mal formée ou mal colorée. Finalement, personne, sauf Mme Yang, n'eut le courage d'ouvrir le four. L'équipe était démoralisée. « Je crois que nous avions vraiment été téméraires de nous lancer dans cette aventure. Si nous avions su ce qu'il en coûtait pour réussir, nous n'aurions probablement pas fait ce choix. Je me suis souvent demandé pourquoi je faisais cela », dit M. Chang Yi. Mais à cette époque, les trois partenaires s'étaient engagés financièrement. Toutes leurs économies, en plus de l'argent retiré de la vente de leurs maisons, étaient parties dans leur formation, leurs voyages, l'achat d'équipement et de matériaux, ainsi que l'acquisition du terrain et la construction du nouvel atelier, soit près de 4 millions de dollars américains. Mais à côté de l'argent, il y avait aussi le simple désir de réussir. « J'avais senti que nous avions tous un esprit combatif. Nous désirions prouver que nous pouvions être les premiers, à Taiwan, à faire de l'art du verre », déclare M. Chang Yi.
Mme Loretta Chang, cofondatrice de Newworkshop : « Je n'ai pas eu de formation artistique formelle ni quoi que ce soit qui prépare au design, au dessin ou à la sculpture. J'ai appris sur le tas. »
Après trois années marquées par les échecs, ils ont un jour ouvert le four pour enfin trouver une statue bien découpée. Des pièces encore mieux réussies suivirent bientôt. Ces premières œuvres moulées n'étaient pas encore tout à fait parfaites, mais, à la fin de l'année 1990, ils avaient une élégante série de bols mouchetés d'or qu'ils exposèrent dans une galerie de Taipeh. En réalité, beaucoup de visiteurs étaient plus intéressés par le couple du cinéma autrefois si célèbre que par leur production artistique. Toutefois l'année suivante, ils remportèrent un prix d'encouragement de l'institut de recherches de l'Artisanat de la province de Taiwan et organisèrent un salon au Musée national du Palais à Taipeh où ils présentèrent une série d'articles en verre moulés d'inspiration chinoise. Et en 1992, ils tinrent la première de sept expositions au Japon dans le cadre de la présentation des produits d'excellence de Taiwan parrainée par le gouvernement de la République de Chine. L'an dernier, Newworkshop a exposé à New York et en Europe.
L'entreprise s'est agrandie et compte maintenant 40 personnes qui travaillent dans l'Atelier du Verre, ou Newworkshop. Ce studio, ressemblant au Bauhaus, est situé aux alentours de Tamsouï, un endroit calme le long du littoral du nord-ouest de l'île. Là, une équipe de production de quinze ouvriers et d'environ 25 apprentis passent leurs journées devant des fours de cuisson à plus 1 500°C en moulant, fondant et soufflant du verre. L'atelier se spécialise dans la technique de la pâte de verre si difficile à maîtriser : un modèle en cire est recouvert de plâtre, ou tout autre matériau similaire, puis chauffé jusqu'à que la cire fonde et s'évacue laissant un moule façonné vide. Ce stage initial dit de la cire perdue permet la création de motifs complexes, comme les traits fins des plumes de phénix ou les doigts délicats du Bouddha. Du verre en poudre est alors versé dans le moule, puis cuit, de façon à ce qu'il fonde en une forme translucide. Des nuances variées peuvent être mélangées pour créer des effets inattendus, imitant le marbre poli ou les pierres semi-précieuses.
Les propriétaires de Newworkshop essaient de maintenir un haut niveau artisanal en requérant que chacun, quelle que soit sa formation antérieure, acquiert de l'expérience à chaque étape de production. Les apprentis doivent apprendre à faire un moule en silicone de l'original en argile, puis le modèle en cire, enfin la couverture en plâtre. Ils mélangent le verre avec une certaine quantité de plomb et d'autres produits chimiques et, après cuisson, en retirent les grains de sable et autres saillies indésirables de la pièce semi-finie.
Phénix transformé en vase. Bien que quelques critiques estiment que Newworkshop travaille trop sur des modèles traditionnels, les propriétaires défendent leur position. « Puisque nos articles en verre sont réalisés par des Chinois, ils doivent avoir une touche chinoise », dit M. Chang Yi.
Une fois qu'ils maîtrisent ces bases, ils peuvent s'initier à des techniques plus artistiques, comme la gravure à l'eau forte ou l'application de motifs sur le verre. Seuls les plus expérimentés contribuent à la conception globale d'une pièce. M. Chang Yi estime qu'il est important de mettre d'abord l'accent sur l'artisanat plutôt que sur l'art. « Si vous n'apprenez pas d'abord à être un excellent artisan, qui maîtrise pas à pas les diverses astuces, vous n'arriverez jamais à comprendre les matériaux ni à en retirer le meilleur. Pour devenir un créateur, vous devez tenir compte des matériaux et des techniques », affirme M. Chang Yi.
Mme Yang conçoit la plupart des pièces du studio avec l'aide de plusieurs assistants. L'ancienne actrice de cinéma a entièrement appris le dessin par elle-même, en tâtonnant et en recherchant des idées dans les ouvrages d'art traditionnel chinois. Elle a commencé par sculpter des figurines d'argile comme une enfant jouant avec de la pâte à modeler. « Je n'ai pas eu de formation artistique formelle ni quoi que ce soit qui prépare au design, au dessin ou à la sculpture. J'ai appris sur le tas. », dit-elle.
Les reproductions du Bouddha sont devenues son thème favori, ainsi que les pièces parmi les plus populaires de Newworkshop. Les unes sont très traditionnelles : ainsi des statues debout ou des représentations gravées à l'eau forte du Bouddha assis sur un lotus avec la main levée. Les autres sont moins conventionnelles, comme la main vénérable du Bouddha surgissant au milieu d'un bloc de verre imitant une pierre blanche ou encore ce vase rectangulaire, couleur de l'ambre, avec le visage serein du Bouddha taillé en relief à chaque coin. Le goût de Mme Yang pour de telles figures viennent de ses convictions religieuses. « Bouddha est la générosité, l'amour et le pardon », dit-elle.
Ce visage de Bouddha est l'une des interprétations contemporaines favorites de Mme Loretta Chang, et reflète ses convictions bouddhistes.
Beaucoup d'autres œuvres de Newworkshop semblent être des reproductions en verre de récipients en bronze, de boîtes gravées en laque et de bols anciens en porcelaine. D'autres éléments traditionnels sont empruntés, comme le dragon ou la calligraphie, sur des formes plus modernes et géométriques. Quelques pièces ont même des noms poétiques caractéristiques des grandes toiles chinoises. Une pièce formée de deux bols enchevêtrés, symbole traditionnel de la fidélité conjugale, est ainsi appelée Deux cœurs pour la vie, comme les bols jumeaux du dragon et du phénix.
On a parfois reproché à Newworkshop de trop dépendre de modèles traditionnels ou de combiner l'ancien et le nouveau d'une manière artificielle et anachronique. Mais M. Chang Yi fait remarquer que leur intention est justement de créer une forme identifiable à leur patrimoine culturel. « Dès le départ, nous nous sommes proposés de créer des œuvres chinoises. Puisque nos articles en verre sont réalisés par des Chinois, ils doivent avoir une touche chinoise », dit-il.
M. Chang Yi et ses partenaires ont aussi été confrontés à la vieille question qui différencie l'artisanat de l'art. Mme Yang raconte qu'un critique d'art japonais lui avait demandé si elle se considérait comme artisane ou artiste. « Je lui ai tout de suite répondu que je n'étais certainement pas artiste. » M. Chang Yi est d'accord : « Si créer une pièce signifie que vous devez tout faire avec vos mains et un esprit de travail, je préfère que mon œuvre s'appelle artisanat. »
Une ouvrière met la dernière touche à un modèle en cire qui sera recouvert de plâtre pour en faire un moule. Les apprentis doivent apprendre les phases successives de ce procédé si complexe.
Cependant la grande question est de savoir comment conserver cet esprit de travail en gardant un débouché commercial : question qui n'a pas été abordée quand ils ont lancé leur entreprise. Aujourd'hui, Newworkshop produit non seulement des statues du Bouddha, mais exécute aussi des commandes, comme les deux mille presse-papiers violets effectués pour un groupe commercial de Hongkong. « Ce n'est pas aussi simple que nous l'avions cru il y a sept ans », dit M. Chang Yi. Non seulement, il doivent continuer d'améliorer leurs techniques et la qualité de leurs produits pour satisfaire les normes des fabricants-verriers de renommée mondiale, mais ils doivent aussi faire face, maintenant, à la perspective d'une compétition locale. En effet, M. Wang Hsia-chun a quitté Newworkshop pour établir en 1993 son propre atelier de verrerie. Comme dit M. Chang Yi : « Le vrai travail ne fait que commencer. »
Rempli de bons présages, ce k'i-lin, monstre de la mythologie chinoise, en verre est le symbole de la sagesse et du talent.
Winnie Chang
(V.F., Jean de Sandt)
Photographies de Chen Ping-hsun.
Une fois retirée du four, la pièce de verre doit être soigneusement polie et lustrée.