Après avoir dirigé un programme télévisé de préparation culinaire chinoise pendant trente ans, Mme Fu Pei-mei estime devoir dépenser plus d'énergie à des tournées internationales où elle pourrait parler plus longuement des joies de l'art culinaire chinois. Elle peut expliquer une même recette tout en tranchant un poisson à frire. Et elle le fait d'une manière directe et précise pendant que les cameramen de la télévision font des gros plans sur sa démonstration : ici, la préparation d'une sciène aigre-douce à l'ananas. En incisant le poisson, dit-elle, les entailles doivent être également espacées des unes des autres, sans devoir les éclaircir jusqu'aux os. Sous le ventre, l'entaille doit être assez profonde pour pouvoir ériger le poisson droit sur le plat à la présentation. Si le poisson est couché sur un côté, ce côté ne sera plus croustillant. Les explications sont claires et logiques. Et sous ses doigts agiles, le grand poisson est vite préparé à la friture.
Une fois que tous les ingrédients sont prêts, elle prend le poisson par la queue et le plonge doucement dans l'huile chaude d'un grand wok [鑊]1. Le mouvement de ses mains est doux et franc, malgré le pétillement de l'huile. La vapeur et la fumée emplissent le plateau, mais la cuisinière demeure impertubable. Elle se tourne gracieusement vers la caméra avec un grand sourire et débite aussitôt plusieurs détails relatifs à ce nouveau mets qu'elle prépare. C'est une performance qu'elle a peaufinée pendant les trente ans de ce programme télévisé de préparation culinaire chinoise.
Les Boulettes aux perles. Une célèbre recette houpéienne. Les boulettes sont piquetées de grain de riz glutineux, disposées sur une feuille de tofou séchée, le tout cuit à la vapeur.
Lors d'une pause, elle change rapidement de vêtement, un tchipao [旗袍]2 bleu marine qu'accompagne harmonieusement un tablier couleur pêche. Dans les coulisses, il y a un grand tas de vêtements qu'elle et sa fille Cheng An-chi ont sélectionnés pour l'enregistrement de six séquences. C'est une routine. Mme Fu Pei-mei en a tourné plus de 4 000 pour sa rubrique Les moments de Fu Pei-mei, une série éducative qui commença quelques mois à peine après le lancement sur les ondes de la chaîne Taï-Cheu (Taiwan TV) en 1962. Malgré la longévité impressionnante de ce programme, qui est sans nul doute une sorte de record, Mme Fu Pei-mei n'a rien perdu de son enthousiasme à répandre la bonne nouvelle des recettes de cuisine chinoise. Elle est toujours aussi exaltée que lors de son premier show.
Au début, elle tournait en direct, rappelle-t-elle. Mais, si elle se taillait la main, si les piments rouges la faisaient pleurer aux larmes, ou si elle s'embrouillait dans ses explications, elle n'avait aucun moyen de se rattraper. L'imprévu de l'émission en direct ne fut qu'une difficulté de plus des premiers temps. D'abord, on ne disposait que d'un décor nu, avec un fourneau qui n'était rien d'autre qu'un appareil à charbon comme on en trouvait un peu partout dans l'île à cette époque, et jusqu'à ce que le gaz en bouteille devienne d'un usage courant. De plus, les décors originaux du programme étaient rudimentaires à l'extrême : la liste des ingrédients nécessaires écrits sur le tableau noir du plateau. Ensuite le prix physique de ces passages devant la caméra était élevé : ses mains et ses bras se couvraient de nombreuses plaies, des brûlures et des coupures par de vieux couteaux.
La principale spécialiste de l'art culinaire chinois d'aujourd'hui fut hier une ménagère frustrée. En 1951, nouvellement mariée, elle était désireuse de satisfaire l'appétit de son époux et d'être une bonne maîtresse de maison pour ses partenaires du majong [麻將]3. La jeune épouse n'avait jamais penser devenir une telle experte. En effet, toute sa vie changea le jour où elle servit à son mari des raviolis farcis au porc d'où le jus giclait à mesure que la pâte se brisait. Fou de rage, son mari jeta ses baguettes sur la table et quitta la salle à manger sans mot dire. Alors, elle décida de maîtriser cet art si précieux de la cuisine chinoise.
Chung Yung-ho
La fée de la cuisine à l'œuvre. Une préparation méticuleuse sous l'objectif intarissable des caméras. Les divers gestes de la recette de...
Elle dut commencer depuis le tout début, car, en tant que jeune fille d'une famille aisée du Chantong, dans le nord de la Chine, elle n'avait jamais mis les pieds dans une cuisine, et ne savait même pas faire de la soupe. Son père, chef d'entreprise notoire, était fou de sa troisième fille. Elle était encore au jardin d'enfants quand il avait décidé qu'elle pourrait devenir interprète d'un service diplomatique. Pour la former, il l' envoya dans la célèbre école japonaise de leur ville avec l'espoir qu'elle cultiverait à la fois les manières gracieuses et la langue du Japon. Mais la guerre et l'histoire intervinrent. En 1949, la famille dut se déplacer à Taiwan, et Mme Fu Pei-mei se maria, au lieu de poursuivre des études.
Le mariage signifia pour elle « faire la cuisine tous les jours ». Après l'expérience malheureuse des raviolis, elle reprit la situation en main. D'abord, elle chercha en ville une aide experte en la matière en écrivant à plusieurs maîtres queux des plus grands restaurants taipéiens de cuisine régionale, Pékin, Hounan, Kiang-Tché, Sseutchouan et Canton. Elle leur demanda de lui enseigner la cuisine à préparer chez soi. Avant peu, elle dépensa l'or de sa dot pour payer les leçons. Un mets chinois célèbre ne doit pas être difficile à préparer, pensa-t-elle, comme, par exemple, le tofou à la Ma-po, un mets sseutchouanais, qui n'est en fait qu'à base de tofou [豆腐]4. Il pourrait être facile, mais comme tous les chefs cuisiniers le savent, le mets le plus simple est souvent le plus difficile à préparer correctement.
De toutes les cuisines régionales de Chine, Mme Fu Pei-mei juge que la cuisine pékinoise est la plus ardue à préparer à cause du soin méticuleux dans le choix des ingrédients. Ainsi, pour un plat composé de tripes de porc, on ne prendra que les meilleurs bouts de chaque morceau de tripe. Et si le plat est destiné à un banquet, il faudra en acheter beaucoup, ce qui sera une dépense fastueuse.
Pendant sa première année de cours culinaires en 1957, Mme Fu Pei-mei apprit à préparer quelque 300 mets, simples et complexes et elle en maîtrisait déjà une centaine d'autres à la fin de l'année suivante. Certains n'étaient que des variantes d'une même recette. Comme plusieurs chefs lui avaient enseigné un même plat, elle pouvait choisir la recette qui lui plaisait le mieux et essayer sa propre méthode. A la fin de sa seconde année de formation, elle avait épuisé toute sa dot, mais elle était devenue un chef exceptionnel. Non seulement son époux appréciait vivement, mais elle avait aussi acquis une réputation enviée auprès de ses parents et amis qui souvent lui demandaient quelques conseils en la matière. Dès lors, il n'y eut qu'un petit pas à faire pour dispenser ses propres cours de cuisine à partir de 1961, puis devant les caméras de la télévision l'année suivante. Trente ans se sont donc écoulés depuis la première séquence de préparation culinaire sur le petit écran. Elle est devenue le principal personnage dans la popularisation de la cuisine chinoise à la maison.
Le Poisson au tobane. Un délice de presque toutes les cuisines régionales de Chine. Deux clés pour le réussir, la durée et le houo-hô, l'appréciation de la chaleur du feu. — Le tobane est un condiment fait de sojas noirs écossés, fermentés et épicés aux piments rouges. —
Mais comment la cuisine traditionnelle chinoise s'est-elle transportée à Taiwan? Les grandes recettes provinciales sont toujours bien conservées dans leurs restaurants respectifs, mais on constate également de petites modifications. La plupart des restaurants sseutchouanais se caractérisent par les grands mets, comme le Kong-pao tchi-ting (litt. les dés de poulet à l'Impériale), mais les chefs taiwanais utilisent parfois des ingrédients proprement insulaires qui n'ont aucun lien avec ceux du Sseutchouan. On trouve ainsi des Pousses de bambou à la mayonnaise ou des Tiges de céleri en tranches à la moutarde forte. Ce sont des créations typiques de l'île.
L'arôme des recettes régionales chinoises ont aussi évolué par nécessité et dans l'impossibilité de se procurer les ingrédients, les aliments séchés et les condiments particuliers d'une région. C'est pourquoi les restaurants de Taiwan leur ont substitué des produits purement locaux. Très souvent, le mets qui a perdu sa saveur traditionnelle en a retouvé une nouvelle pleine de créativité, comme la grande variété de plats sseutchouanais recréés avec des ingrédients insulaires. On trouve ainsi les Liserons d'eau à l'Impériale (kong-pao kong-sinn-tsaï) ou les Pousses de bambou à l'Impériale (kong-pao tchou-souen) au lieu du fameux plat Dés de poulet à l'Impériale. Tous ces plats suivent la recette modèle, mais avec des ingrédients de base différents. Ainsi, on a préparé des aliments de Taiwan au goût et saveur du Sseutchouan ou de Changhaï.
En somme, Mme Fu Pei-mei estime que ces années de reproduction et de créativité à Taiwan ont été bénéfiques. Il y a ici de nouveaux goûts, de nouveaux plats, des ingrédients et des condiments différents. Le ton de sa voix est optimiste tandis qu'il porte le message de la cuisine, et de la civilisation, vers un épanouissement et une évolution à la fois vivants et sains. Et maintenant, on perçoit des effets positifs dans les contacts grandissants avec la Chine continentale. Une grande variété d'ingrédients des autres régions chinoises sont maintenant disponibles sur le marché insulaire, offrant aux chefs de Taiwan une autre chance de renouvellement et de création.
Chung Yung-ho
Mme Fu Pei-mei
Cette approche créative de la cuisine chinoise est une marque de Mme Fu Pei-mei, car on lui doit certainement la création de plus de 400 recettes depuis le début de ces émissions télévisées. Dans le même temps, elle est l'auteur d'une série d'ouvrages de cuisine dont beaucoup en édition bilingue et qui sont d'une aide précieuse et utile à d'autres chefs pour rehausser leur talent culinaire. Ces ouvrages sont autant consultés par les novices que par les professionnels. L'auteur met un accent particulier sur les éléments de base avant de passer directement aux recettes régionales. Un ouvrage passe en revue vingt-sept condiments d'usage courant, accompagnée d'une abondante illustration. Dès qu'un cuisinier sait de quoi il s'agit, il lui est plus facile de faire des substitutions nécessaires. Par exemple, si on ne désire pas de sel ou de sucre, on peut prendre une sauce aigre-douce ou de la pâte de crevette. Le mets sera tout autant savoureux, avec tout de même une certaine différence. En général, les maîtres queux chinois font leur choix parmi une quarantaine de modes de cuisson, comme le sauté, le ragoût, le pochage, le mijotage, le grillage ou le mélange de chaleur. Cela leur donne une grande marge de manœuvre dès qu'ils se lancent dans une variante personnelle d'une recette commune.
Mme Fu Pei-mei a encouragé la créativité dans ses émissions. Si, une semaine, le poisson est à l'honneur, elle démontrera les façons de le cuire à l'étuvée, de le pocher, de le frire et de le servir avec une sauce aigre-douce. Il se peut que le même poisson aient littéralement une vingtaine de préparations. Ainsi, le fait qu'un poisson soit coupé, en tranches ou en miettes a une influence sur sa saveur et sa présentation. Par ailleurs, un grand poisson peut avoir ses différentes parties diversement assaisonnées et cuisinées dans le même mets, telle le mets Un poisson, quatre parfums couramment commandé dans les restaurants taiwanais de fruits de mer.
Regarder Mme Fu Pei-mei virevolter dans une de ses séquences, c'est voir une cuisinière qui apprécie vraiment la vie. Et lorsqu'elle a l'idée d'un plat neuf, elle la griffonne sur son omniprésent carnet. Elle cherche aussi à l'étranger d'autres idées. Comme le révèle sa fille, Mme Chen An-chi, elle lit souvent des ouvrages de cuisine japonais afin d'y puiser quelque idée applicable à une recette chinoise puisque les Japonais ont investi de grandes recherches sur les principes de l'art de cuisiner. Comme Mme Fu Pei-mei parle couramment le japonais et qu'elle y a vécu quelque temps quand son époux était occupé à ses affaires, elle a des connaissances de premier ordre des milieux culinaires japonais. De plus, depuis 1971, elle a enregistré son programme de recettes chinoises en japonais pour une distribution à l'étranger.
Une nouvelle présentation d'une recette traditionnelle de siou-maï cantonais en forme d'orchidée. — Le siou-maï, en pékinois chao-maï, est un snak cantonais à l'étuvée généralement servi dans son panier rond en bambou servant à la cuisson. —
Elle a décidé de passer de la cuisine du studio de télévision à d'autres, tandis qu'elle prend un rythme plus détendu dans la promotion de l'art culinaire chinois. Pour avoir tant parlé au-dessus des wok exhalant chaleur et vapeur, elle a aussi les cordes vocales abîmées et, pour être restée dans une fumée épaisse et grasse au cours des nombreuses préparations sautées chinoises, elle a les yeux fatigués. Par ailleurs, il est temps d'ajuster son approche pour la femme moderne. La société change. Etre à la fois au foyer et au bureau absorbe trop la femme pour passer encore du temps à cuisiner. Outre la fumée de la cuisine qui détériore l'environnement du foyer, beaucoup de jeunes gens refusent même de cuisiner à la maison.
Cette attitude qui prévaut se traduit ces cinq dernières années par une baisse des inscriptions à ses cours de cuisine. Pour rendre la tâche plus aisée aux femmes qui travaillent, elle dispense des cours de préparations d'avance partielles qui, après le travail, peuvent être servies plus rapidement par un simple réchauffement. « C'est ce dont la société a besoin maintenant », dit-elle. Les ménagères veulent connaître le secret de la simplicité, du bon goût, mais aussi de l'économie de temps. Mais ce n'est pas facile à transmettre, car la cuisine traditionnelle se fonde sur le houo-hô [火候], c'est-à-dire le contrôle de la chaleur de cuisson. Cela signifie qu'il faut du temps et de la patience à la cuisine.
Les modalités requises pour une véritable cuisine chinoise sont fort complexes. Ce ne peut pas être un travail bâclé, ni l'utilisation d'ingrédients de mauvaise qualité, sinon la couleur, l'arôme et la saveur seront tous perdus. Elle ne s'est pas particulièrement tournée vers le four à micro-ondes, dont la popularité est en hausse chez les citadins, parce qu'un tel four manque totalement de houo-hô. L'unique avantage de la cuisson au four à micro-ondes est sa propreté à l'usage.
Pourtant, Mme Fu Pei-mei admet au moins que la méthode de cuisiner à la chinoise chez soi pourrait bien avoir changée. Certaines modalités n'ont plus besoin d'être aussi élaborées. Une plus grande dépendance peut être accordée aux produits conditionnés ou surgelés, et des réchauffements sont tolérés. Elle portera plus d'attention à ces problèmes à la fin de l'année quand elle aura terminé son long programme télévisé. « Après 30 ans, il est bon de conclure », dit-elle en souriant.
Mais ce n'est nullement un abandon complet. A la place, Mme Fu Pei-mei projette une tournée possible de conférences à travers le monde ayant pour sujet La cuisine chinoise. Elle a déjà accepté des offres de grandes entreprises de diététique pour devenir leur conseillère. Peu importe la nouvelle direction professionnelle qu'elle prendra, il reste toutefois sûr que le rythme mélodique et régulier de la feuille chinoise sur la planche à découper s'entendra toujours dans sa cuisine tandis qu'elle préparera un somptueux festin à ses heureux invités.
(V.F., Jean de Sandt)
Crédits photographiques, Fu Pei-mei.
NDLR : 1 Wok, (n.m.), nom cantonais de la marmite, casserole, de forme ronde, utilisée en général dans le sud de la Chine. L'idéogramme se lit houo en pékinois. Les Chinois du Nord préfèrent le kouo [鍋]. Une même acception qui possède deux idéogrammes distincts selon les régions.
2 Tchipao, (n.m.), nom chinois de la robe mandchoue que portent les femmes chinoises, moulant le corps et montant jusqu'au cou qu'elle entoure d'un col dur et arrondi. Elle est fendue de chaque côté pour permettre le déplacement. Ce vêtement fait partie du trousseau de la jeune mariée chinoise pour, finalement, connoter une certaine représentativité nationale.
3 Majong, n.m., nom chinois d'un jeu de société chinois comprenant 144 pièces. André Malraux a écrit « mah-jong » d'après la graphie anglaise du nom cantonais (ma-tcheung) de ce jeu qui se lit ma-tchiang en pékinois. L'orthographe française est plus correcte sans le H médial, nécessaire à la phonétique anglaise.
4 Tofou, n.m., (néologisme) nom de la caillebotte égoutté du lait de soja (tojour). Ayant une place importante dans la civilisation chinoise, son terme a sa place dans le dictionnaire de la langue française.
** Le nom des mets chinois de ce texte et des légendes est une adaptation française.(NDLR)