12/05/2025

Taiwan Today

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La lecture d'un rouleau

01/07/1987

Traversée d'un pont et chevauchée à flanc de montagne.

De toute l'histoire de l'art chinois, les rouleaux horizontaux ont créé une forme particulière de l'esthétique qui est plus personnelle que l'ordinaire rouleau vertical à suspendre. Un connaisseur dé­roulera lentement un rouleau horizontal à un moment d'intimité dans un cabinet de travail ou bien dans l'atmosphère re­posante de son pavillon pour «lire» at­tentivement l'œuvre beaucoup mieux qu'on ne parcourerait un roman classique.

La composition de ces rouleaux res­semble à une partition musicale, une in­troduction suivie de l'exposition des principaux thèmes avec leur développe­ment et leur synthèse et finalement le coda. Le roman et la musique ont tous deux évolué dans une histoire modulée de diversités et de complexité. De même qu'ils apportent à l'œil ou à l'oreille un agrément, la lecture de ces rouleaux procure ce plaisir double esthétique et intellectuel. Ainsi les yeux longent un sentier suivi et dessiné par l'artiste tandis que le regard se fixe alors sur les objets environnants, puis sur les lointaines hauteurs ou les profondeurs de paysage qui se déroulent lentement.

La collection d'objets d'art chinois de l'Ashmolean Museum de l'université d'Oxford (Angleterre) contient un rou­leau de 3, de long du moine Chang­-joueï [ 上睿 ] dit aussi Mou-tsouen [ 目存 ], du XVIIIe siècle, qui peut illustrer le plaisir intellectuel et les nuances subtiles de la lecture de cette forme d'art. Norma­lement, les musées exposent ces rou­leaux sur une courte longueur, sinon tout entier, mais ces deux méthodes leur enlèvent le mystérieux qui se veut ac­compagner un déroulement lent et patient.

Comme la préparation à la calligra­phie, la lecture d'un rouleau requiert le choix d'une atmosphère appropriée. En plus d'un lieu agréable et tranquille, une bonne clarté et le moment approprié pour en finir le déroulement en s'as­seyant sont nécessaires pour obtenir les meilleurs résultats. Le lecteur peut aussi se servir une tasse de thé parfumé et brûler un peu d'encens pour purifier la pièce en vue de s'élever l'esprit comme il se prépare à savourer une œuvre artistique.

La façon d'observer inspire mieux que l'aperçu rapide des scènes, car les collectionneurs de rouleaux horizontaux se cultivaient inévitablement. Selon la tradition, la calligraphie a été au cœur de l'éducation chinoise, et les relations entre l'expression calligraphique et les styles artistiques sont inséparables. Il s'en suit qu'un connaisseur peut identifier les nuances subtiles des coups de pin­ceau d'un tableau et peut tenter de re­trouver l'état psycho-physiologique de l'artiste. L'aptitude à la peinture du lecteur s'ajoute à une plus profonde appré­ciation du rouleau, car, comme un pia­niste contemporain jouant un concerto baroque, la lecture d'un rouleau est une recherche à la découverte et à la récréation.

Deux compagnons à l’approche d'un temple.

Le rouleau du moine Chang-joueï (1703) est soigneusement enveloppé d'une toile protectrice et est conservé dans un coffret à sa mesure. Le titre de cette œuvre singulière s'étend sur la lar­geur de du rouleau à la hauteur du ruban d'attache: Grand rouleau du moine Mou-tsouen, réalisé à l'imitation du style coloré de Wen Po-jen : Personnages dans un paysage. Cette phrase cryptique est très significative pour le collectionneur, car Mou-tsouen est un artiste bien connu de la dynastie mandchoue Ts'ing que plusieurs auteurs comparent avec le célèbre artiste Wang Houeï [ 王翬 ] (1632-1717).

Wang Houeï est l'un des «Quatre Wang». Ceux-ci, Wou Li [ 吳歷 ] et Yun Cheou-p'ing [ 惲壽平], sont les six grands maîtres de la peinture des Ts'ing. D'un style éclectique, Wang Houeï a créé toutes sortes de techniques pictu­rales qui s'inspiraient des écoles [de pein­ture] du Nord et du Sud. Ces écoles ont été fondées par des critiques au début du XVIIe siècle pour s'occuper des styles su­perbes de la peinture sous les Song (960-1279). Mou-tsouen, comme son maître, de l'Ecole du Nord, est aussi re­marquable pour son grand talent et sur­tout pour son coup de pinceau méticu­leux. Et sa touche spirituelle fut même louée par les peintres d'influence boud­dhiste Tch'an (zen) de l'Ecole du Sud.

La référence au peintre Wen Po-jen (1502-1575) indique que cette peinture se classe dans la catégorie «imitation des maîtres». Le développement artistique personnel - qui est ici aussi en parallèle avec la calligraphie - exigeait des années de travail sur des grandes œuvres du passé. Des modèles reconnus hardus à imiter encourageaient l'artiste à raffi­ner une technique ou une autre et lui ap­prenaient un état d'esprit pour la véri­table peinture. En bref, Mou-tsouen a imité le style d'un des plus remarquables peintres chinois du XVIe siècle dans cette œuvre.

Après avoir dénoué les rubans d'at­tache, le lecteur déroule l'œuvre dans le bon sens. Comme le veut l'écriture tradi­tionnelle chinoise, elle se lit de droite à gauche. Des vœux calligraphiés en noir mat accueillent le connaisseur: « Un seul coup d'œil révèle l'homme vertueux. » (ou mou ki tao tsouen [ 目擊道存 ]).

C'est une citation du grand maître taoïste Tchouang-tseu, du IVe siècle avant J.-C. Mou-tsouen, dans le bon ton de la tradition, a choisi une expression littéraire pour définir ses aspirations per­sonnelles. Souvent, les collectionneurs d'objets d'art demandent à un calli­graphe habile d'inscrire la citation favo­rite d'un artiste comme titre spécial sur les rouleaux acquis. Dans le cas présent, le titre de l'œuvre est calligraphiée par un certain Houa et scellée par son pro­priétaire, nommé Kiang, qui préfère les sobriquets littéraires du genre Fou des or­chidées ou Habitant des herbes parfumées. En général, on inserre une bande de papier pour louer l'œuvre ou en indiquer la propriété. Ici, seuls les sceaux de propriété de ce Kiang sont apposés.

Tout doucement, les yeux se dépla­cent sur l'œuvre proprement dite. Avec évidence, le rouleau n'a pas toujours reçu les soins de conservation nécesaires puisque les cinquante premiers centimètres sont quelque peu endom­magés, où une exposition prolongée a nettement marqué les quinze premiers centimètres malgré un nettoyage qui a tenté de lui redonner sa fraîcheur en lais­sant le papier propre et les couleurs belles.

Calme et silence d'un temple bouddhiste.

Le lecteur pénètre sur un sentier qui serpente au milieu de grands pins à tra­vers la montagne et saute au-dessus des torrents. C'est l'atmosphère délicieuse des lettrés et des bonzes. Les troncs d'arbre de Mou-tsouen révèlent la mé­thode du tremblement, ou tchan-pi [ 顫筆 ]. Elle crée des lignes ondulées qui s'effi­lent en rythme saccadé. A l'arrière-plan, une cascade se jette des hauteurs pour alimenter un torrent qui se rue sous un pont tout de bois à l'enchevêtrement de pieux. Un lettré vêtu d'une toge tradition­nelle blanche dont les manches amples rappellent l'époque des T’ang (618-907) sur le pont admire les eaux tumultueuses au-dessous. Derrière lui, un paysan barbu qui transporte une cithare, un sabre et un petit brasero pour le thé, le tout suspendu aux extrémités d'une palanche. D'habitude, les personnages s'en vont dans la direction du déroule­ment du rouleau de sorte que les visages tournés vers la droite et à l'encontre de la coutume, aiguisent la curiosité du lecteur.

A l'arrière-plan, les montagnes s'élè­vent au-delà des limites du tableau, et, sur le devant de la scène, les arbres à feuilles caduques sont soigneusement dessinées en point-mousse qui est aussi appliqué avec parcimonie sur les contours du relief. Cette méthode des peintres de l'Ecole du Sud fut imitée pour représenter l'humidité ou son aspect dans les paysages méridionaux qui resplendissent avec des herbes touf­fues sur un sol gras. Ici, Mou-tsouen a adapté une méthode pour définir un relief qui est originellement dur, sec et essentiellement aride. Le sentier contourne un grand promontoire par­semé de végétation pour se jeter sur une seconde chute d'eau, invisible sur le ta­bleau. Une deuxième scène où deux lettrés à cheval conversent à l'approche d'un temple. Ils sont suivis par un jeune homme portant sur le dos un casier à ga­melles. Les personnages sont dessinés d'un style assez souple et naturellement fluide qui, par devant les flancs abruptes de la montagne, notent la synthèse des expressions que l'on retrouve à la fois dans les écoles du Nord et du Sud. Une préférence pour le dense et la lourdeur sur la légèreté et l'espace remplit toute l'œuvre avec une tension persistante, beaucoup plus fort que le bourdonne­ment d'un continuo musical. Le mouve­ment languissant des personnages note le rythme du lent déroulement de l'œuvre.

Discussion entre lettrés, dans l'attente d'une rude partie.

La scène suivante se fixe sur les bâtiments d'un temple non loin duquel deux personnages définissent l'atmosphère sereine. C'est particulièrement vrai de l'homme qui se rafraîchit les pieds dans le courant abondant d'un ruisseau. Au­ dessus de lui, sur le chemin, un jeune moine chaussant de larges sabots en bois et portant à l'épaule une palanche four­chue approche à grands pas de l'entrée principale du temple, à demi-cachée par une végétation luxuriante.

Poursuivant le même chemin, on aborde une toute autre scène au milieu de la verdure et à la perspective obstruée par la hauteur des monts. C'est un coup d 'œil furtif sur ce qui ne saurait être nor­malement visible: une résidence recluse nichée au milieu de rochers et de forêts. Par une fenêtre ouverte, deux érudits se donnent lecture. Là encore, la vue est une combinaison de diverses techniques de peinture pour la représentation des rochers, des pins et autres arbres feuillus.

A ce point-là, le chemin se divise, l'un grimpant vers l'altitude, l'autre descendant dans les vallées jusqu'au pano­rama suivant, une vaste étendue plate qui a la faveur des poètes. Trois lettrés de l'époque des T'ang discutent avec ani­mation entre trois arbres finement des­sinés lesquels invitent le lecteur à une pause pour admirer la scène dans l'at­tente d'être inviter à cette conversation. Ici, comme dans un roman, le lecteur peut tout à fait s'échapper dans l'imagination.

Tout près attendent deux possibilités pour un calme repos ou une douce con­templation. L'endroit, un haut rebord bordé d'une rambarde basse, domine un magnifique panorama sur ses falaises abruptes et un précipice profond. Au milieu, dans un petit pavillon, est disposé sur une table basse au milieu de tabou­rets un damier de go (en chinois, weï-ki) avec tous les pions dans deux bols, lequel promet une rude partie amicale. Admirant la profondeur des lieux, deux autres lettrés se tiennent en avant d'un jeune enfant.

Magnitude et forces vives de la nature au bout du sentier.

Malgré la banalité de cette scène plate, elle se situe en fait en altitude. Les nuages en lavis séparent les principaux composants de peinture et donnent vrai­ment une sensation d'éloignement et de haute altitude avec la vue sur les cimes à l'arrière-plan. Plus à gauche, après avoir traversé cet espace vide, un autre décor de montagne présente l'ensemble d'un monastère qui, sans remparts, se résume à un portique bas, un édifice central et deux ailes. Sur la gauche, trois étages d'une pagode effilée baignent sur un fond de brume. Aucun personnage n'en rompre l'atmosphère de silence.

Enfin la dernière scène se projette une fois de plus à un cours d'eau tumul­tueux dont les embruns de la dernière cascade alimentée par d'autres en amont transforment le cadre en une immensité tranquille que troublent seulement des eaux fougueuses. C'est un grand contraste avec les eaux bouillonnantes du début du rouleau. Plusieurs rochers surgissent çà et là dans ces eaux sur les­ quels deux planches sommaires en per­mettent la traversée pour parvenir à l'en­droit paisible et idéal pour une médita­tion. En haut, l'artiste a écrit dans un style élégant une dédicace qu'il a volon­tairement alignée à une cime allongée pour en accentuer l'horizontalité. C'est aussi pour éviter de s'imposer un calme aussi total.

De ces lignes, on lit: « Le neuvième mois de l'automne de l'an koueï-weï [1703], après avoir imité la méthode de Wen Wou-fong [autre nom de Wen Po-jen], je l'offre au vieux maître du temple tranquille pour correction. » L'ar­tiste signe son nom de trois façons diffé­rentes, Pou-che-tseu, Mou-tsouen et Joueï, et appose deux de ses sceaux dont l'un se lit Le moine au cœur d'enfant. Ceci correspond bien au couplet laudateur de l'œuvre qui suit sur une bande de papier à part. Le contenu rappelle au lecteur les qualités méditatives du bouddhisme tch'an (zen) chinois qui fut si critique en vers les reprises philosophiques de l'Ecole du Sud.

Les Six Canons (de peinture) et la réson­nance énergélique sont d'une grande lourdeur et ne peuvent s'acquérir à travers l'étude. Dans ce tableau, le pinceau et l'encre sont merveil­leux, les couleurs chatoyantes et harmonieuses, la résonnance spirituelle est singulièrement su­blime. Déroulant tout le rouleau sur une fe­nêtre par temps clair, les défauts disparaissent, et, avec calme et paix, on pénètre dans le royaume du plus haul véhicule dans le tch'an (zen). Tong-fou [propriétaire et admirateur de la présente œuvre] a acquis ce rouleau pendant une période de troubles. Comme les extrémités en avaient quelque peu souffert, elles ont été nettoyées et refaites. Le papier et l'encre sont comme neufs. C'est vraiment un honneur de conserver et posséder ce trésor!

Ces sentiments comprennent tout le procédé esthétique de lecture d'un rou­leau. C'est un plaisir personnel qui élève le sentiment et l'esprit, combinant le but de l'artiste pour un style et une méthode raffinés avec l'état d'esprit des généra­tions d'admirateurs.

 

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