28/04/2025

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Un cycle fermé de l'art chinois

01/09/1986
A l'Est du Mont Tong-ting, de Tchao Meng-fou (1254-1322). qui glorifia le « style de Wang ».

La « Tradition de l'Elite» se nourrit d'elle-même et ignora les innovateurs, tandis que la maîtrise du pinceau triomphait du contenu.

Les étudiants de l'histoire de l'art de et les collectionneurs sont depuis longtemps familiers du terme «peinture des lettrés», en chinois wen-ren houa (文人畫), qui devint d'usage courant sous la dynastie des Yuan (1271-1368). En fait, cette peinture dérivait d'une variante de l'école des Song du Nord (960-1127), la « peinture des hommes de lettres» ou « peinture des hommes d'Etat », che-jen houa (士人畫) ou che-taï-fou houa (士大夫畫).

Les hommes d'Etat érudits se divertissaient en s'adonnant au style d'expres­sion distingué qu'était la peinture. C'est ainsi que, vers la fin du XIe siècle, devait naître un nouveau mouvement. A l'origine, ceux qui le pratiquaient, donnèrent à leur passe-temps le nom de che-taï-fou houa. Plus tard, on parla de la « peinture des amateurs érudits », et enfin de la « peinture des lettrés ».

Plus on se familiarise avec les œuvres de ces personnes de génie, plus il est aisé de les prendre comme unique point de référence pour la peinture chinoise, et de les apprécier en tant que tel. Ainsi, la « peinture des lettrés », la grande réalisation des peintres chinois durant des millénaires, passa-t-elle pour être le seul reflet de l'âme des gens de culture. Et, par delà cette notion, il y avait l'idée selon laquelle la fonction et l'aspiration de l'art était d'agir tel un miroir.

Beaucoup d'experts, par la suite, ont été d'accord sur le fait de cette « révélation de l'âme », sié-yi (寫意, l'expression écrite et picturale des sentiments), n'était réduite qu'à un exercice et à une compétition, où n'entrait en ligne de compte que la seule maîtrise du pinceau. Le principal fardeau de la tradition chez ces artistes-lettrés, à partir du XIVe siècle, avait été, en effet, l'extrême importance accordée à cet art du pinceau dans la peinture. On ne jugeait pas le contenu, mais le travail même du pinceau, les matériaux utilisés et la technique du peintre. L'énergie créatrice des lettrés était entièrement dévolue à cet art.

Séjour dans les Monts de Fou-tchouen de Houang Kong-wang (1269-1354), l'épanouissement de l'abstrait.

On peut replacer un tel phénomène dans un espace-temps, en le rapprochant d'un état psycho-physiologique pratiquement identique à celui qu'engendre l'écoute de Sutherland, Sills ou Caruso. On en évalue le style, sa plénitude, sa rondeur, ses variations internes, son attaque, son staccato, son vibrato, son crescendo, etc, tant au plan physiologique qu'esthétique. L'attitude des collectionneurs et des critiques chinois examinant une peinture ou une calligraphie ne différait pas de ce point de vue: c'était un exercice de participation, un art de connaisseurs, accessible seulement à une élite éduquée.

Cet élitisme, avec tout ce que le terme implique, se retrouve à la fois dans la calligraphie et dans la peinture. Ce phénomène est étudié depuis une vingtaine d'années, et ses théories et pratiques ont pu être vérifiées. Le caractère exceptionnel des œuvres de quelques uns de ces artistes ne fait aucun doute. Au niveau de la pure expression de soi (vide ou presque de tout contenu anecdotique), selon toujours des normes bien établies, il est indéniable que c'est ce qui s'est fait de plus remarquable dans l'histoire du monde. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que cela ne représente qu'une infime partie de la production artistique chinoise.

Le revers de médaille de ce phénomène a été de submerger, de part sa diversité et sa quantité, toute autre forme d'expression. Conséquences qui sont largement passées inaperçues étant donné le manque de descriptions écrites, et de controverses théoriques ou techniques.

Tout ceci amène un certain nombre de questions. Un tel brassage culturel de populations représentant des centaines de millions d'individus n'a-t-il été capable, en vingt-cinq siècles, de ne produire qu'une poignée à peine de grands maîtres? La création des lettrés est-elle seule à présenter quelque intérêt dans l'histoire de la peinture chinoise? Proportionnellement au nombre d'habitants, cela signifierait que le Chinois est l'homme le moins créatif au monde.

Paysage à la manière de Houang Kong-wang (Chen Tcheou 1427-1509).

Comme des étudiants en histoire de l'art chinois, n'appartenant pas à la classe des lettrés de la société chinoise traditionnelle, nous pouvons réévaluer un phénomène, qu'au fil des temps, ses adeptes ont considéré comme ce qu'il y avait de plus important dans la peinture chinoise. Nous devons souligner, d'une part, que les termes chinois che-jen houa, « peinture des savants », et wen-jen houa, « peinture des lettrés» furent inventés par l'élite bureaucratique qui s'adonnait à cet art. Et d'autre part, qu'il ne s'est trouvé personne pour recueillir les critiques et les avis des profanes. Au contraire, les critiques et les théoriciens étaient très souvent eux-mêmes peintres ou calligraphes de grand renom, et tous, sans exception, appartenaient à l'élite éduquée. Leur formation artistique avait fait d'eux des critiques virulents et assez caustiques.

Particulièrement compétents en matière de maniement du pinceau, et attachés aux normes devant régir tout bon travail, ils firent de la peinture des lettrés un art fermé. Jusqu'à ce point, cela pouvait encore aller. Mais, plus particulièrement à partir du XIVe siècle, sur cette peinture d'amateurs se greffa une littérature impressionnante, faite de proses et de panégyriques, d'archives et de catalogues, dans lesquels admirateurs et collectionneurs consignèrent leurs impressions. L'ensemble suffirait à remplir la bibliothèque d'un historien de l'art, et témoigne vigoureusement des valeurs sociales et autres qu'esthétiques qui se répandirent parallèlement à ce courant de peinture. Le degré de culture (d'édu­ cation, de classe et de prestige) dont témoignent ces textes est tel que la moindre lacune devint inexorablement et implicitement inacceptable.

Les racines de l'élitisme artistique chinois remontent au temps de l'unification impériale qui détruisit les divers Etats féodaux rivalisant alors, tant dans les domaines artistiques et techniques qu'en puissance politique, jusqu'à leur soumission par le royaume de Ts'in(221-207 av. J.-C.). Un gouvernement centralisé remplaça les aristocraties rivales, et, surtout, une éthique morale et une hiérarchie bureaucratique (basée sur le principe de la mobilité dans l'échelle sociale, par le système des examens, et donc de l'érudition) se substituèrent à une forme d'organisation étatique, sociale et artistique plus diversifiée (et peut-être plus vivante). Les possibilités dans tous les domaines de l'expression humaine semblèrent alors se restreindre, et, dans un but de conformité, un grand nombre d'anciens courants artistiques, pourtant viables, furent peu à peu abandonnés. Insidieusement, les Chinois commencèrent : limiter le champ de l'expression artistique, pour aboutir finalement (aux environs du XIVe siècle) à un style unique, nécessairement linéaire et axé sur la dextérité picturale, et par là digne d'entrer dans la bibliothèque d'un gentilhomme.

Paysage à la manière de Houang Kong-wang (Tong K'i-tch'ang 1555-1636).

Il demeura néanmoins quelques non-conformistes intéressants. Ainsi, un innovateur de la période des Ts'in pulvérisait de l'encre rouge avec sa bouche pour réaliser des fresques représentant des dragons et autres animaux mythologiques. Tchang Heng de la dynastie des Han Orientaux peignait d'étranges créatures animales et des figures démoniaques avec ses pieds. Sous la dynastie des T’ang (618-907), subsistaient encore quelques artistes, comme Wang Mo, qui peignaient avec la tête et les pieds. Certains utilisaient leur turban; d'autres maniaient de deux à trois pinceaux, d'une seule main; ou encore, projettaient de l'encre avec leur bouche pour créer des « nuages en forme de dragons ».

Dans les premières années de l'empire, plusieurs alternatives étaient manifestement encore possibles. On peut d'ailleurs trouver quelques textes mentionnant ces artistes qui, les uns, peignirent avec de l'eau, du feu, de la laque et des broderies, et les autres, créèrent des peintures aux lignes épaisses et saillantes (en bas-relief), en utilisant des métaux ou de l'argile. Mais déjà sous la dynastie des T’ang, dans un ouvrage intitulé Li-taï Ming-houa Ki (歷代名畫記 , Recueil de peintures célèbres à travers les âges, vers 847), le critique Tchang Yen-yuan ( 張彥遠) exprimait très clairement, qu'à son époque, de tels « excès» avaient dépassé la mesure. Et, au sujet de la méthode de pulvérisation des « nuages soufflés», il déclarait abruptement que « l'idée, aussi brillante soit-elle, est à déplorer en raison de l'absence totale de « tracé du pinceau », et ne peut être qualifiée de « peinture » ... La peinture de paysage utilisant la méthode dite de « projection de l'encre », ne peut non plus prétendre à semblable appellation. » D'un seul trait, Tchang Yen-yuan rejetait ainsi toutes les peintures ne privilégiant pas le travail du pinceau.

Dès le règne de l'Empereur Chen-tsong, au Xle siècle, les peintres de l'Académie Impériale des Arts durent passer l'examen des « Belles-Lettres », et furent ainsi forcés de se montrer hommes de lettres, avant tout. Mettant en rapport la peinture de lettrés et celle d'artistes indépendants, ou houa kong, le grand poète, calligraphe et homme d'état, Sou Tong-p'o (蘇東坡 1037-1101) disait que l'une capturait l'âme de son sujet, tandis que l'autre n'en reproduisait que l'apparence.

Les textes qui nous sont parvenus ne doivent évidemment pas être considérés comme des critiques objectives émanant d'un point de vue extérieur, mais il faut y voir la mise en valeur de ses propres œuvres par une élite sociale à laquelle appartenait la bureaucratie mandarinale. De fait, il est remarquable que dans ces textes rédigés sur deux millénaires, la peinture de moines ou d'ar­ tistes illettrés soit si rarement mentionnée. Lorsqu'elle l'est, l'ardeur déployée par les théoriciens de l'art pour commenter et discuter leur propre style, y fait totalement défaut.

Feuille d'Album, de l'innovateur Che T'ao (1641-1720).

Si l'on considère ces textes comme des sources de renseignements dignes de foi, force est de conclure que la « peinture illettrée» n'eut aucun développement, qu'il s'agisse des peintures murales, des laques, des estampes, des peintures sur soie, sur tuiles, des inscriptions sur bambou, sur bronze, sur bois ou céramique, des illustrations d'ouvrages ou encore des sculptures destinées aux temples. On est alors également obligé de penser que la peinture, en tant qu'activité artistique indépendante (libre de tout enseignement et indépendante de la maîtrise de la calligraphie), n'aura apporté aucune contribution notable au développement de l'art chinois.

Pourtant, même s'il est manifeste qu’il n'en a pas été ainsi, la grande majorité des textes passés à la postérité et étudiés, depuis le XIVe siècle, ont tous convergé sur un seul et même point : la « peinture des lettrés ». Et, semblables à des moutons, les auteurs des générations suivantes se conformèrent à cette ligne.

 

Paysage Lacustre et Pavillon, de Ni Tsan (1301-1374).

Les spécialistes modernes, en quête d'éclaircissements à travers ces textes anciens, se laissent aisément éblouir par les œuvres inégalées des lettrés, nonobstant le fait pourtant évident que la« peinture illettrée» atteignit des sommets incomparables à l'époque des Royaumes Combattants, avant de décliner à la suite des T’ang. A partir de la dynastie des Yuan, se produisit un appauvrissement radical dans la diversité et la vitalité de presque tous les arts. Ce qui laisse à penser que cette constriction de la créativité chinoise fut inversement proportionnelle à l'accroissement des écrits sur l'art, et à la diffusion simultanée de concepts valorisant écoles et styles, au détriment des individualités.

Dans cet examen de l'ombre immense que, plus particulièrement au XIVe siècle, la peinture des lettrés projeta sur une histoire potentielle de l'art chinois, il est temps de mettre en cause l'objectivité et les sévères pressions qu'elle exerça sur un développement vigoureux de la peinture et de la calligraphie. Il suffit pour cela de juger de la richesse et de la diversité des arts, à l'époque des Royaumes Combattants, pour prendre conscience des ressources immenses de la peinture et de la calligraphie, sans parler de la sculpture. Ressources qui s'érodèrent peu à peu, sous le poids des contraintes imposées par les membres de l'élite au pouvoir. Plus que « peinture des lettrés », le terme paraissant devoir le mieux convenir à ce phénomène serait celui de « tradition des élites », aussi peu flatteur puisse-t-il sembler être. Un bref passage en revue permettra également de retracer dans ses grandes lignes l'essor et la persistance des formes linéaires en peinture.

A travers les millénaires de l'art chinois, depuis l'âge du néolithique, l'art du pinceau occupa une place prépondérante. Les premiers pinceaux utilisés sur les poteries mates ou vernissées, rouges ou noires, semblent avoir été faits d'une touffe de poils souples et effilés. Et déjà, on pouvait noter tant dans la peinture que dans l'écriture, une nette préférence pour la projection tri-dimensionnelle, au style bi-dimensionnel longtemps pratiqué.

Le décorateur de céramique de concevait son décor en bandes horizontales et l'appliquait sur des pièces aux formes arrondies. En ce sens, l'utilisation du pinceau et la con­ ception bi-dimensionnelle prévalaient sur toute notion de forme ou de décors intégrés. L'artiste ne faisait pas preuve d'une aussi grande sensibilité envers une totalité sculpturale tri-dimensionnelle, qu'il ne le faisait dans ses décors linéaires en bandes bi­-dimensionnelles. Ceci est particulièrement évident en ce qui concerne les toutes premières poteries exhumées.

Un détail de la peinture de Ni Tsan de la page 17.

Qu'elles proviennent de Pan po, Tsingliangkang ou du Kansouh, les décors partent tous du bord ou du col, mais ne se prolongent jamais vers l'intérieur ou vers la base. Cela suggèrerait la prise en compte d'un autre plan indépendant et inviolable. Plus près du fond de l'objet, apparaît presque toujours une seconde marge séparant le décor de la surface restante. Le potier du Néolithique chinois travaillait arbitrairement en bandes, créant des zones indépendantes ou souveraines. L'application, à une poterie aux possibilités tri-dimensionnelles, d'une perception de l'espace et du décor bi-dimensionnelle peut être tenue pour un trait ethnique.

Alors que les toutes premières traces de l'utilisation du pinceau n'ont toujours pas été découvertes, il est clair, néanmoins, que les artisans de l'époque dite Panpo suivaient déjà certains paramètres artistiques, qui devaient définir les caractéristiques d'utilisation du pinceau, en Chine, telles que nous les connaissons actuellement:


- Une touffe de poils en pointe et retenus fermement dans un tube.
- Des pigments rouges ou noirs, fabriqués à partir de suie et d'oxydes minéraux.
- Des motifs de type bi-dimen­ sionnel.
- Une linéarité dominante, le décor en plan occupant une place tout à fait mineure.

Paysage à la manière de Ni Tsan. de Pa-ta Chan-jen (1626-1710?).

Certains érudits pensent que les signes que l'on retrouve le long des bords de certains bols de la période Panpo représentent une forme d'écriture, ou encore une numérotation. Dans un cas ou dans l'autre, ils diffèrent nettement en caractère de ce que l'on appelle des motifs picturaux, qu'ils soient géométriques ou figuratifs. Dans la « peinture », de même que dans « l'écriture », on peut déjà voir des signes prémonitoires de cette utilisation du pinceau qui s'est poursuivie jusqu'à nos jours. Ces signes comprennent notamment:

- Des images et des signes tracés au pinceau.
- Des lignes centrées (la pointe du pinceau étant appuyée vers le centre au cours du mouvement sur la surface peinte), ou obliques (avec la pointe du pinceau sur un bord de la ligne, et le ventre du pinceau sur l'autre). Ces deux principaux types pourraient être appelés « pinceau centré » et « pinceau oblique » (en chinois tchong-jong et hié-fang).
- La pression du poignet, qui est soit uniforme (dans ce cas, l'épaisseur des traits ne varie pas), soit modifiée par un mouvement de haut en bas (dans ce cas, la ligne s'enfle, ou se rétrécit).

Lorsque l'art eut acquis une signification rituelle, comme on peut le voir avec l'apparition des inscriptions sur os divinatoires sous les Chang (XVIe - XIe s. av. J.-C.), non seulement l'écriture de ces oracles, mais aussi l'acte même de tracer au pinceau ou de graver la communication spirituelle s'entourèrent d'une aura magique. Le calligraphe-devin, dont la prééminence sociale était indiquée par la présence de sa signature sur les os divinatoires, acquit un statut sacré grâce à ses pouvoirs de communication surnaturelle. Dans antique, la communication avec les esprits ne s'éta­ blissait pas tant par la danse, le feu ou le chant, qu'à travers l'art du pinceau. Les caractères étaient tout d'abord écrits en noir ou en rouge vermillon avec un pinceau effilé sur des os ou des écailles de tortue, puis, gravés en suivant le tracé du pinceau.

Vallée Hivernale, aux « plissures texturées», de Wang Ki-ts'ien.

On peut être enclin à penser qu'au cours de cette période de divination sur os et sur écailles de la dynastie Chang, les devins et les simples artisans occupaient des rangs différents au sein de la société. Le devin jouissait d'un statut social bien supérieur à celui de l'artisan qui peignait les murs des palais, les tuiles ou les tombes. Et, si les devins peignaient pour le plaisir, cela n'était très probablement pas le cas de ces artisans. Il ne serait pas faux d'avancer qu'un degré d'exclusivité, ainsi qu'un certain statut social s'attachèrent à cette forme particulière de l'art du pinceau, dès la dynastie des Chang. Et qu'ainsi, cette exclusivité et ce statut formèrent une part essentielle de la sphère socioreligio-politique de cette époque, marquant profondément la conscience chinoise, jusqu'à nos jours. Dans le cas où cette hypothèse serait retenue, il apparaîtra que, par la suite, la renaissance de ce statut et de cette exclusivité (en relation avec une forme d'art particulière), à l'époque des Han Postérieurs, ne nécessita aucun nouveau stimulant, mais seulement un nouveau critère qui fasse l'unanimité. On peut soutenir que ce statut exclusif s'est maintenu pendant les deux derniers millénaires de l'Empire, tout d'abord en calligraphie, mais ensuite en peinture. Si, sous les Han, la fonction sacrée de l'écriture avait depuis longtemps disparu, il n'en allait pas de même des anciennes corporations re­ groupant des formes d'art particulières, avec chacune leur statut et leur exclusivité, qui s'étaient au contraire largement répandues.

Le style et la position sociale en étaient venus à se confondre et avaient acquis une valeur indépendante de toute fonction utilitaire. Le style était devenu symbole d'une position, d'une classe. Jusqu'à la période des Han (206 av. J.-C. -220 ap. J .-C.), on ne peut trouver aucun cas confirmant cette hypothèse, mais les textes qui commencèrent à se multiplier par la suite reflétaient clairement le sentiment de leur propre valeur, et celui de leur supériorité, de gens instruits, qui, grâce à une bonne maîtrise de la langue écrite avaient rejoint l'élite. Ces hommes devaient promouvoir et soutenir les traditions de l'élite dans les arts du pinceau.

En calligraphie, la « tradition de l'élite » se maintint pendant plus de seize cents ans, à partir des Tsin Orien-taux, avec Wang Hi-tche (王羲之321-379 ou 303-361) et son fils Wang Hien-tche (王獻之 344-386), jusqu'à la fin de la dynastie Tsing. Même s'il y avait eu auparavant des calligraphes de renommée, il ne s'en trouva aucun pour revendiquer la place de chefs de file des membres de la famille Wang, véritables personnages de légendes, même de leur vivant. Leurs œuvres monopolisèrent toute l'attention des collectionneurs ... Comme, d'ailleurs, celle des faussaires.

Paysage 462, remontant jusqu'à la dynastie des rang (Wang Ki-ts'ien).

Au début de la dynastie des T'ang, les calligraphies de Wang Hi-tche furent portées au pinacle, et l'empereur Taï-tsong rechercha tout ce qui avait été fait de sa main. Par décret de cet empereur, la calligraphie devint un nouveau sujet aux examens impériaux, au cours des­ quels le talent le plus prometteur était sélectionné pour remplir une fonction publique. Dès cette époque, le style de Wang Hi-tche domina en calligraphie. Il fut enseigné aux jeunes gens se préparant aux examens, et aspirant à une haute position officielle et sociale.

Il n'est pas exagéré de dire que le style de Wang devint le style national. En dépit de l'existence d'autres styles remarquables émanant de calligraphes reconnus, rien ne put ébranler sa prééminence.

On reproduisit en grand nombre des œuvres prétendues de Wang, et beaucoup furent gravées dans la pierre, dont les frottages devinrent une troisième forme de son art. Les pierres survivant à l'érosion provoquée par le temps, ou par les frottages, furent souvent retaillées, et, à diverses reprises, on put ainsi constituer de nouvelles collections. La valeur sacrée de relique qu'on leur attribua témoigne de la fusion du style et de la position sociale dans l'art de la calligraphie. Fusion singulière, qui peut être considérée comme un fait significatif de la culture chinoise.

On peut fort bien examiner ce phénomène, ici appelé « traditions de l'élite », et prendre ses valeurs fonctionnelles et autres qu'esthétiques, comme symboles d'un certain statut social. Depuis la dynastie des T'ang, la calligraphie était devenue une discipline au programme des examens de la fonction publique. Et, l'amour immense de Taï-tsong pour le style de Wang Hi-tche en avait fait la voie menant au succès. En fait, c'eut été folie de la part de candidats à la fonction publique, et prétendant accéder à un haut statut social, d'en étudier tout autre. L'histoire prouva par la suite que ses adeptes « ne s'étaient jamais trompés» dans leur choix. Inutile de préciser que d'autres possibilités s'offrirent souvent, mais jamais leur force d'attraction ne put dépasser celle de Wang.

Sous la dynastie des Song du Sud, on enregistra quelques résistances à l'obsession croissante pour les méthodes calligraphiques, ainsi que des tentatives d'expression personnelle, où la rigueur était moins accentuée, et les particularités individuelles nourries et développées. Mais, après la dynastie des Song, tous les plus grands noms en calligraphie, comme Tchao Meng-fou (趙孟頫 1254-1322) et Tong K'i-tch'ang (董其昌1555-1636), utilisaient la technique de Wang Hi-tche.

L'esthétique de Wang est un phénomène particulièrement remarquable dans l'art chinois, si l'on tient compte du fait que son image originale a longtemps été un objet de spéculation, et que chacun s'en est fait sa propre idée à partir de copies, et de copies de ces mêmes copies. En somme, le style calligraphique de Wang était devenu un art princier, servant de référence non seulement en tant qu'expression d'une maîtrise du pinceau, mais surtout parce qu'il impliquait une identification comme membre de la tradition de l'élite ... Il s'agissait d'un véritable enjeu social. La tradition calligraphique suscitée par Wang Hi-tche, plus que ses œuvres personnelles, demeurèrent la base et la finalité de cet art pendant quatorze siècles.

Les générations ultérieures prirent part à cette communion spirituelle avec l'ancien maître, sous le nom duquel domina toute une tradition. En son temps, celle-ci rassembla autour d'elle l'aura de l'histoire, trésor le plus sacré qui soit en Chine. La « tradition de l'élite» revêtit la forme d'une confrérie traversant les temps, d'une association sans limites qui était aussi le chemin éternel de l'ascension sociale.

Ce n'est pas avant la fin du XVIIIe siècle que l'on redécouvrit la beauté des anciennes inscriptions sur pierre et sur bronze, datant de la période des Tcheou Orientaux (770-256 av. J .-c.). Alors, pour la première fois, les calligraphes accueillirent avec un enthousiasme et une hardiesse réellement sincères un souffle de liberté venu de l'Antiquité.

Il s'agissait d'inscriptions complexes, basées sur une configuration curviligne, un maniement horizontal du pinceau, et une exécution assez lente. Déjà, sous les Tcheou, on leur avait attribué une fonction rituelle dans la gravure des sceaux (d'où leur nom, « style des sceaux »), et la décoration de vases en bronze, ou encore d'enseignes de pavillons. Les découvertes de bronzes anciens devaient susciter un intérêt croissant pour la paléographie, et un puissant mouvement centré sur l'étude de la gravure ancienne devait en émerger, libérant finalement la calligraphie de quatorze siècles d'assujettissement au style de Wang Hi-tche.

Cette période fut marquée par l'épanouissement de divers genres dans le do­ maine de la calligraphie. Tchao Tche­ k'ien (趙之謙 1829-1844) communiqua un souffle nouveau à l'art du pinceau. Ses lignes vigoureuses, dans sa « nouvelle calligraphie », autant que dans ses peintures de fleurs et de fruits, jaillissaient avec une force sans précédent, dans la peinture florale chinoise.

Ceci fut le point de départ d'une école de peinture pleine de dynamisme, à laquelle adhérèrent des artistes tels que Wou Tch'ang-chouo (吳昌碩 1844-1927) et Ts'i Paï-che. (齊白石1863-1957). Leurs œuvres se caractérisaient par un trait épais et vigoureux, en calligraphie, mais aussi en peinture. La nouveauté de leur style calligraphique se retrouve dans leurs plantes grimpantes, branches d'arbres, ou encore dans les traits du pinceau sur les pierres ou les animaux. Ces artistes mériteraient d'être ainsi appelés « peintres-calligraphes ».

D'autres peintres modernes se firent un nom au sein de cette « tradition de l'élite» qui vit le jouraux environs du XIVe siècle, lorsque les Mongols envahirent cette époque, l'aristocratie des lettrés de race chinoise, c'est à dire le nec plus ultra de la société, perdit sa position sociale. Ceux qui vivaieni dans le Sud de furent ré­ duits à occuper le neuvième rang d'un système comprenant dix classes, se retrouvant juste au-dessus des mendiants.

Les lettrés du Sud, dont Tchao Meng-fou, un rejeton de la maison impériale de la dynastie des Song, assistèrent à l'arrêt brutal de la production de brillants hommes d'Etat et de lettres, chacun dans leurs domaines particuliers. Contraints de trouver d'autres issues à leur profonde érudition, et à leurs grandes ambitions, ils se tournèrent vers le maniement du pinceau. En rejoignant de la sorte la confrérie d'anciens maîtres du pinceau, ils gagnèrent un statut, par contumace. Bien que peintres-amateurs à temps plein, ils infusèrent involontairement une conception étroite et élitiste de la création artistique, conception qui devait s'intensifier au cours des siècles suivants. Ils s'attachèrent, au travers d'un travail du pinceau de très haute qualité, à exprimer leurs sentiments dans un vocabulaire emprunté à la peinture paysagiste de l'Ecole des Song. Le paysage devint dès lors le moyen d'expression des peintres-amateurs de la dynastie des Yuan.

Ce fut la naissance, dans le domaine de la peinture, de la « tradition de l'élite»—le mouvement idéaliste et amateur, ou wen-jen—, dont la genèse idéologique est à rechercher chez les hommes d'Etat et de lettres du XIe siècle. Cependant, l'évolution de la peinture des lettrés sous les Yuan démentit tout changement profond dans l'esprit ou les valeurs, de même que dans l'approche des anciennes idoles.

A la différence des hommes d'Etat et de lettres de la dynastie des Song du Nord qui faisaient du maniement du pinceau un délassement pour l'esprit, ces hommes consacrèrent presque tout leur temps à leurs ambitions artistiques, et cultivèrent un style personnel. Ils furent en cela proches des peintres professionnels. Mais, ils créèrent aussi et développèrent une « forme amateur », caractérisée par sa simplicité et sa noblesse d'es­ prit, ainsi qu'un travail du pinceau extrêmement raffiné.

La peinture des lettrés des Yuan n'était pas, comme on le croit généralement, une continuation ou une extension des idéaux institués sous les Song du Nord. Le mouvement des Yuan trahit totalement, au contraire, le caractère spontané de l'Ecole des Song, son utilisation du pinceau, sa manière en­ jouée de l'appliquer sur le papier, sa fidélité: à l'esprit des choses observées. Car, si les amateurs lettrés de l'Ecole des Song prônaient qu'aucun n'était tenu de peindre comme les professionnels (qu'il n'était pas nécessaire de suivre une méthode particulière, mais de capter l'essence d'un sujet), le moi était pour eux le moyen incident par lequel le sujet pouvait être saisi et représenté.

Sou Tong-p'o discuta la peinture de ces mandarins amateurs. Il fut l'un de ceux qui se rebellèrent contre l'hégémonie du style de Wang Hi-tche en calligraphie, et contre les procédés employés sous la dynastie des T'ang pour l'imposer. De son temps, déjà, on le considérait comme un calligraphe libre de toute entrave, un poète, un essayiste et un homme d'Etat« extraordinaire ».

Pourtant, sa calligraphie s'éloigna radicalement de l'élégance irréprochable du style de Wang. Il composait ses œuvres presque allongé sur sa table de travail. Et, défiant tous les interdits accumulés depuis la dynastie des T'ang, il levait à peine son pinceau, créant ainsi des caractères de guingois, épais à gauche, et étroits à droite. Ses œuvres demeurèrent néanmoins inégalées, et elles comptent parmi les calligraphies les plus appréciées de tous les temps. En peinture, il fit preuve également d'une attitude extrêmement libre, et déclara que l'essentiel n'était pas de s'efforcer à la vraisemblance, les personnes excellant dans l'art de la calligraphie étant des « peintres nés », qui s'attachaient à l'esprit intrinsèque des choses plutôt qu'à leur apparence formelle.

L'original Mi Fei (米芾 1052-1107), dont le style était très personnel, prôna, quant à lui, les vertus des paysages qui ne se prêtaient pas à l'ostentation, mais savaient demeurer modestes. Dans ses écrits, il affirma de façon frappante son inclination naturelle au calme, à une époque où le goût du bizarre et celui du faste dominaient.

Mi Fei et Sou Tong-p'o mirent tous deux l'accent sur la spontanéité et l'utilisation de la matière brute dans l'art. Si leurs idéaux avaient eu un réel impact, la tradition des lettrés ne serait pas devenue exclusive et élitiste, mais, au contraire, riche d'inventions et de créativité. Mi Fei exhuma, lors d'une relative éclipse des maîtres du Sud de l'époque, des peintres tels que Tong Yuan ( 董源 , Xe siècle), membre de l'Académie de Nankin des T'ang du Sud, et son disciple, le moine K'iu Jan (巨然).

Ces deux artistes peignirent les collines mouvantes du lac Tong-ting, avec des traits texturés, modelant les douces déclivités du terrain par une série de longues lignes filantes, appelées par la suite « traits en fibre de chanvre ». Ceux-ci exigeaient beaucoup moins d'entraînement que les « traits coupés à la hache », employés par les peintres de l'école du Nord pour figurer la dureté du granit de leurs falaises escarpées.

Essayer de tracer les larges « traits coupés à la hache », sans un apprentissage préalable suffisant, n'aboutissait qu'à l'obtention de « traits aplatis », dépourvus de toute substance. Tandis que ces « traits en fibre de chanvre» ne réclamaient qu'une simple extension de l'usage ordinaire du pinceau. Si l'on avait déjà une main suffisamment habile, bien peindre ne devenait plus qu'une affaire de seconde nature (il s'agissait pour les lettrés, d'une extrême sensibilité au travail du pinceau).

Au XIe siècle, lorsque Sou Tong-p'o écrivit, l'appréciation des experts jouait depuis longtemps un rôle prépondérant dans le domaine de la calligraphie. Les œuvres de second ordre étaient non seulement discernées sur le champ, mais elles étaient devenues socialement inacceptables. De tout homme de rang, on exigeait un brillant travail au pinceau; exceller en calligraphie était l'aspiration de chacun.

Les circonstances s'y prêtant, l'art du pinceau devint un symbole de culture. Sous la dynastie des Yuan, le principe avec lequel s'étaient amusés Mi Fei et Sou Tong-p'o au XIe siècle, s'appliqua également à la peinture. Mais, en ce XIVe siècle, les futurs hommes d'Etat, exilés dans le Sud de , purent consacrer tous leurs efforts à la réalisation de ce qu'ils pensaient être les idéaux de Sou Tong-p'o et de Mi Fei. Alors que ces derniers s'étaient faits les défenseurs d'une expression originale, libre et individualiste, les peintres des Yuan développèrent les prototypes de ce qui devait finalement se transformer en des modes totalement stéréotypés, comprenant toutes les branches du style conçu par Tong Yuan et K'iu Jan, et celles de l'école de Li Tcheng (李成) et Kouo Hi (郭熙), au genre plus flamboyant et au travail du pinceau plus incliné.

Beaucoup de peintres-lettrés ermites et de moines de la région de Kiang-Nan (soit toute la région située au Sud du Yang-tseu Kiang) continuèrent à peindre selon les styles distillés par Tchao Meng-fou (à partir des anciens styles paysagistes de Tong, de Li et Kouo), en y apportant quelques varia­ tions (en particulier, le trait en fibre de chanvre et en mousse, et le point mousse à l'encre).

Chaque peintre de la dynastie des Yuan exprima sa personnalité à travers une évocation particulière de l'école de Tong et de Tchou. Tous créèrent une variante du « trait en fibre de chanvre», et établirent les fondements d'une tradition du pinceau qui allait égaler celle des plus grands calligraphes, par sa valeur artis­ tique et son importance sociale.

Houang Kong-wang (黃公望 1269-1354) peignit le très célèbre Séjour dans les Monts de Fou-tchouen entre 1347 et 1350. Ce rouleau légendaire démontre le caractère abstrait qui commençait à remplacer le descriptif en peinture. Au lieu de figurer l'aspect massif et grandiose des montagnes, la «saveur» du travail du pinceau s'y exprime audacieusement, en un savant mélange qui se goûte comme l'écoute d'une belle voix.

Ici, le chant ou le message importent moins à l'amateur, que la qualité de la voix elle-même. On participe à un jeu total du pinceau, conjuguant les sombres et les clairs, les mouillés et les secs, les courts et les longs, les rigides et les souples. Une nouvelle conception de la peinture était ainsi née, où on « lisait» de très près les œuvres en suivant le travail du pinceau.

Ces peintres-amateurs peignaient uniquement par amour de leur art. Ils n'aspiraient ni à vendre, ni à la renommée. Cependant, malgré leur solitude délibérée, leurs œuvres furent très recherchées, imitées et falsifiées. Et, dans le demi-siècle qui suivit la mort de Houang Kong-wang, le mouvement wen jen battit son plein.

Dès le début du XVe siècle, le culte des Quatre Grands Maîtres de la dynastie des Yuan était solidement établi, et les genres de Houa Kong-wang, Ni Tsan (倪瓚 1301-1374), Wang Meng (王蒙, m.1385) et Wou Tchen (吳鎮1280-1354) commencèrent à assumer une fonction peu différente de celle d'un manuel de caIligraphie. « L'esprit de leur pinceau» ne fut pas moins avidement étudié que celui des maîtres de la calligraphie des T'ang.

Les artistes détournèrent alors leur attention de l'étude de , pour se concentrer sur celle des modèles tout faits de peintres antérieurs. Un certain nombre de variantes des genres des Quatre Grands Maîtres des Yuan firent leur apparition, ainsi, le Paysage à de Houang Kong-wang de Chen Tcheou (沈周 1427-1509), datant de 1494. En peinture, Chen créa le style des Ming, d'après les peintres de la dynastie des Yuan.

Tandis qu'à l'époque de la domination de par les Mongols, les peintres-lettrés avaient été contraints de mener une existence recluse, ceux des Ming eurent toute liberté de rejoindre le reste de la société, et de participer pleinement à ses diverses tentatives dans le domaine culturel. Mais, la coterie qui s'assembla aux côtés de Chen Tcheou, à Sou-tcheou, vécut dans une réclusion volontaire, et perpétua le style de vie et de peinture des maîtres des Yuan.

On peut dire de ce mouvement qu'il était l'ombre d'une ombre. La peinture se prit elle-même pour sujet, délaissant la Nature ou tout autre thème. Pareille­ ment aux peintres des Yuan qui avaient perdu tout rapport direct avec la réalité en travaillant d'après les modèles de la dynastie des Song, ceux des Ming ne se nourrirent que de la peinture des Yuan. Leurs considérations portèrent sur celles de leurs prédécesseurs, semblablement aux annotations des annotations omni­ présentes dans les recueils des Classiques chinois.

Le centre d'intérêt se déplaça vers les styles de peintres antérieurs, comme cela s'était déjà produit en calligraphie. Les nouvelles compositions demeurè­ rent stéréotypées, avec des collines, des ruisseaux, des rochers, quelques bou­ quets d'arbres, et éventuellement, un pont, et une présence humaine. On « lisait cela» de la même façon que les mouvements du pinceau dans des œuvres calligraphiques. Par un processus psycho-physiologique, l'observateur suivait la démarche du peintre. Il commençait au point d'attaque, puis évaluait la pression du poignet, son angle, parcourait les traits, et en rejouait la moindre variation dans la pression, et le tracé.

Cette forme de communion et d'étude approfondie ne pouvaient être menées à bien que par une personne peintre elle-même, ou un lettré instruit en calligraphie. En d'autres termes, la peinture de ces amateurs, dénommée wen-jen houa, était un art élitiste et de connaisseur. Le contenu anecdotique ou figuratif ne présentait plus d'intérêt, seul comptait le travail du pinceau et l'interprétation du style de l'un des grands initiateurs de la dynastie des Yuan.

Lorsqu'en peinture, l'unique préoccupation de ceux qui se proclament former l'élite artistique, ne consiste plus qu'à exceller dans un mode ancien, ses paramètres deviennent de plus en plus étroits. C'est ainsi que toute innovation dans ce domaine devint inconcevable, et la création de nouveaux modèles picturaux impossible.

Quelque hypothétique critique de l'histoire de l'art pourrait finalement dire, en parlant des peintres-lettrés traditionnels: « Qu'ils peignent en suivant leur tradition de l'élite, et l'immense majorité des artistes sera libre de se montrer plus créative et plus innovatrice ... ». Mais, il n'en était rien. Une telle liberté était impensable, car tout mécénat pas­ sait par la classe des lettrés: depuis l'Empereur, ses ministres et ses fonction­ naires, jusqu'à la noblesse. La société chinoise, dans son ensemble, tenait la classe érudite dans le plus grand respect, et la plus grande crainte. Il fallait suivre la tradition, et non aller à contre-sens, et ne pas tenter de créer des formes artistiques qui n'aient été depuis longtemps expérimentées ( et encore moins celles qui avaient mises à l'index).

Le pinceau à poils, et effilé, s'était, dès le début, rapidement répandu, et, déjà, au IXe siècle, le critique Tchang Yen-yuan déclarait que les œuvres dans lesquelles avaient été utilisé « le feu, la technique de pulvérisation avec la bouche, des pinceaux faits de cheveux, etc. » étaient inacceptables en tant que « peintures», et ne seraient pas mentionnées dans son traité sur l'art.

Même si le fait que Mi Fei ait peint ses «jeux d'encre» au moyen de papier chiffonné, de cosses de lotus et de canne à sucre écrasée, n'était pas demeuré in­ connu, aucune de ces œuvres ne fut mentionnée par les collectionneurs lettrés, et la tradition reprit rapidement le monopole du pinceau dans les beaux­ arts. De cette façon, la tradition de l'élite augmenta son emprise sur la peinture chinoise. Les peintres soucieux de leur statut social ne purent rêver d'innovations.

Les six siècles qui suivirent furent dominés par l'Orthodoxie, celle constituée par l'élite lettrée, ou wen-jen, et solidement ancrée dans la lignée des Quatre Maîtres des Yuan: l'école de Chen Tcheou et de Wen Tcheng-ming (文徵明1470-1559) du début des Ming, et celle de Tong K'i-tchang et de ses disciples, sous la dynastie des Ts'ing, «les Quatre Wang, Wou et Yun».

Pendant les trois siècles que dura la dynastie des Ming, on avait encore pu relever quelques divergences entre les peintres professionnels de l'Académie impériale, et les successeurs des maîtres Yuan, mais, sous les Ts'ing, le destin de la peinture chinoise était scellé. Le dernier tour d'écrou était donné: le style des amateurs, essentiellement non-pictural, et ne se référant pas au style d'autres peintres (style linéaire), devint le style à la mode à la cour impériale. Cherchant à gagner la faveur de l'intelligentsia, les empereurs mandchous jouèrent avec elle le jeu de l'isolement et de l'élitisme. Ils choisirent ainsi les partisans de Tong K'i-tch'ang pour diriger l'académie de peinture. Cela sonna le glas pour toute tentative créative et descriptive en peinture, et confina cette dernière à la recherche caduque de modes d'utilisation du pinceau, et à leur perfectionnement.

Les étoiles montantes de cette époque s'appelèrent Wang Che-min (王時敏 1592-1680), Wang Kien (王鑑 1598-1677), Wang Houei (王翬 1717), Wang Yuan-k'i (王原祁 1642-1715), Wou Li (吳歷1632-1718) et Yun Cheou-p'ing (惲壽平1633-1690). Leurs œuvres sont des plus abondantes au Musée National du Palais de Taïpei.

 

Durant les dynasties Ming et Ts'ing, un certain nombre de peintres innovateurs firent surface, mais leur influence fut généralement de courte durée. La peinture avec les doigts, des compositions originales, et de nouvelles utilisations de l'eau et des couleurs apparurent, pour être rejetées les unes après les autres. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, des peintres brillants, de même que d'autres de second ordre, connurent pendant quelque temps un certain succès, soutenus par une prospérité économique et sociale qui multipliait et diversifiait le mécénat. Mais, en dépit de cela, l'orthodoxie ne put être supplantée.

De leur vivant, de même que par la postérité, les innovateurs furent considérés comme des fous et des sauvages, et ils furent mis au ban de la société. Les exceptions ne font que confirmer la règle: Wang Yuan-k'i, de la tradition de l'élite, fut un fervent admirateur de Che T'ao (石濤 1641-v.1718) et de Tchou Ta (ou Pa-ta Chan-jen 八大山人, 1626-v.1710), membres de la maison impériale déchue, qui étaient entrés en religion pour des raisons politiques. Ces deux moines bouddhistes développèrent leur style d'après celui de Tong K'i­ tch'ang, maître adulé par Wang Yuan­ k'i. Che T'ao ouvrit des horizons extraordinaires, mais hétérodoxes, à la peinture. Dans une feuille d'album, il fit une éclatante démonstration des multiples variantes qu'offrait le style de Wang Meng. Mais ses choix singuliers et indépendants furent totalement ignorés en Chine, où les «traditions de l'élite» avaient été relancées par le puissant exposé de Tong K'i-tchang sur la peinture.

Tchou Ta, cousin de Che T'ao, était lui aussi devenu bonze pour des motifs politiques. Doué d'un talent exceptionnel, il contribua, tout comme Che T'ao, au développement de l'énorme potentiel de la peinture chinoise. Il ouvrit de nouvelles perspectives en apportant un souffle de vie à la peinture paysagiste qui s'était nettement sclérosée. Son Paysage à la manière de Ni Tsan proposait une nouvelle utilisation du style de l'élite, pourtant, comme celui de Che T'ao, son itinéraire fut totalement délaissé, et est demeuré dans l'ombre, jusqu'à notre siècle. Bien qu'ils aient été de souche impériale, et membres de l'élite, la nouveauté et l'originalité de leurs œuvres les maintinrent au plus bas de l'échelle sociale, à l'écart de l'orthodoxie de l'élite. En clair, l'adhésion au style de l'élite influait plus qu'une ascendance impériale.

Un différence fondamentale sépare les Quatre Wang, Wou et Yun (d'une tradition de l'élite confirmée plus tard par la faveur impériale) de ces deux moines d'origine impériale. Les peintre de l'élite limitèrent leurs œuvres au cadre strict d'images et de techniques déjà connues, alors que Che T'ao et Tchou Ta appliquèrent les théories de Tong K'i-tch'ang à l'exploration de formes, de couleurs, de méthodes ou d'espaces auxquels personne n'avait jamais rêvé dans les milieux cultivés de l'art chinois, depuis un millénaire.

Même en plein XXe siècle, les personnes de « bon ton» de la tradition de l'élite allaient refuser le moindre mérite artistique à la peinture de Che T'ao et de Tchou Ta. Les héritiers directs de l'orthodoxie, depuis les Quatre Wang, Wu et Yun, et les théoriciens de la peinture T'ang T'aï, Houa Lin, Hi K'ang et Taï Hi de la dynastie des Ts'ing, jusqu'aux peintres de ce siècle, tel Wou Hou-fan (吳湖帆 qui, de manière bien significative est encore très à l'honneur sur le continent chinois), jugèrent les œuvres des anciens innovateurs comme « ne méritant pas même un regard ». A Changhaï, le cercle de Wou dépensa toute son énergie dans la recherche des œuvres des grands maîtres orthodoxes de la dynastie des Ts'ing.

Wang Ki-ts'ien (王季遷 né en 1907), plus souvent nommé C.C.Wang, fit partie de ce bastion du conservatisme. Il acheta avec une extrême diligence des œuvres originales qu'il copia ligne par ligne, maître après maître, et fit fusionner sa propre esthétique avec celle de ses prédecesseurs, de la même manière que ces derniers l'avaient fait, perpétuant à jamais les œuvres du passé, parfaisant les expériences antérieures.

Entre temps, la peinture chinoise avait avancé à grands pas, dans le sens de la modernisation. De jeunes artistes aux vues nouvelles abandonnèrent leurs traditions (non sans quelque soulagement), et se rendirent en foule à l'étranger, en quête d'innovations.

De nouvelles écoles de peinture furent fondées par des artistes formés au Japon . Kao Kien-fou (高劍父1879-1951) et ses disciples créèrent le vaste mouvement de Ling-nan, dans la province du Kouang-tong. Du Japon, ils rapportèrent des composantes de la peinture des Song, depuis longtemps ou­ bliées: ses lavis, ses jeux d'ombres, et son expression poétique. Fou Pao-che (傅抱石1904-1965) ramena une tradition extrêmement personnelle et un style évocateur, et Tchang Ta-ts-ien (張大千 1899-1983), des jets d'encre complètement abandonnés, ainsi que les éblouissants bleus et verts minéraux de la dynastie des T'ang qu'il intégra dans ses peintures de paysages et de lotus, avec une audace jamais vue en Chine auparavant.

Se tournant vers l'Ouest, Lin Fong­ mien (林風眠, né en 1900) transforma des peintures à l'huile , pour les employer comme lavis; et Siu Peï-hong (徐悲鴻 1895-1953) utilisa le pinceau et l'encre de Chine dans son introduction des techniques d'ombres et de perspectives européennes.

De manières différentes, ces pionniers essayèrent de redonner de la vigueur à un art ancien et épuisé. Ils revinrent tous à un mode d'expression chinois, mais à la suite d'expériences faites dans l'art occidental, et non en ayant suivi les traditions chinoises. Dû à cet égard, l'image d'ensemble de la peinture chinoise, au début du XXe siècle, reflète une singulière vitalité, et une fraîcheur évidente, même si les réalisations artistiques sont peut-être restées bien en­ deçà des hauteurs célébrées au cours de la longue histoire de l'art chinois. Même le« Maître National », Tchang Ta-ts'ien, dont la coterie fit revivre les œuvres des grands Che T'ao et Tchou Ta, incorpora dans ses peintures l'insouciance débor­ dante de Takeuchi Seiho (1864-1942), et d'autres peintres de Nihonga.

Par ailleurs, un groupe orthodoxe des plus conservateurs se rassembla autour de Wou Hou-fan et du collectionneur Pang Yuan-ki (龐元濟, v .1865-1949). N'ayant aucune considération pour toute nouveauté, ils vénérèrent la tradition des Quatre Wang, mais également fustigèrent toutes les œuvres des brillants innovateurs du passé, y compris celles de Che T'ao et de Tchou Ta, allant jusqu'à mépriser les peintres qui chùchaient à les faire revivre.

Wang Ki-ts'ien fut le porte-parole de ces élitistes. Il partagea leur ferveur de collectionneurs, ainsi que leur amour exclusif pour la «Tradition de l'élite », et trouva son inspiration dans la copie des peintures des Quatre Wang. Il était, en fait, sur le point de devenir un modèle exemplaire au sein de cette tradition, lorsque la guerre civile éclata en Chine, le forçant à s'exiler aux Etats­ Unis, en 1949.

L'influence libératrice, et consécutive au fait de vivre en Amérique fut un élément d'importance capitale dans l'extension, ou le dénouement de la tradition de l'élite. Wang Ki-ts'ien évolua radicalement dès son arrivée en Occident. Son champ visuel sembla s'élargir au contact de la grande métropole de New York. Et, plus remarquable encore, ses entraves mentales, les entraves célébrées par la tradition, commencèrent peu à peu à s'effriter.

Les petites gouttes de Jackson Pollock (1912-1956) qui stupéfiaient l'Occident, ne furent probablement pas sans rappeler à Wang les anecdotes de la peinture des T'ang (la peinture gestuelle, les taches d'encre ... ). Wang Ki-ts'ien se détacha progressivement de toute contrainte, et inventa ses ciels rouges et ses eaux noires. Il consacra également une partie de son temps à l'étude de l'art occidental, à l'Association des Etudiants des Beaux-Arts. Puis, finalement convaincu que les techniques occidentales ne pouvaient rien lui apporter, il revint à sa propre tradition.

Mais, contrairement à ses prédecesseurs, il fouilla dans l'histoire de la peinture, bien au-delà des une ou deux générations d'usage, jusqu'aux maîtres de la dynastie des Ts'ing. Ne se contentant pas de la version qu'avait donnée Wang Yuan-k'i de celle de Tong K'i-tchang de l'œuvre de Houang Kong-wang (ainsi qu'il en était coutume dans cette tradition), il affronta directement l'étude des peintres de la dynastie des Yuan. En tant qu'expert et collectionneur, il se défia ensuite de produire des œuvres basées sur ces derniers, sans tenir compte des six siècles qui l'en séparait. Ainsi, vers la fin des années 60, la peinture de Wang Ki-ts'ien se fraya-t-elle un passage à travers l'hégémonie de l'esthétique élitiste de la période post-Yuan. Il intégra dans ses paysages des éléments des « plissures », par un procédé proche de l'impression, et sans utiliser le pinceau.

Parmi ces artistes chinois vivant en Amérique, il se trouva des expérimentateurs remarquables. Tchen Ki-kouan (陳其寬), architecte formé en Occident, fut un autodidacte qui ne s'embarrassa guère des méthodes traditionnelles chinoises, orthodoxes ou non. Aux Etats Unis, il expérimenta déjà diverses solutions pour les traits modelants, d'exécution difficile, et conçut plusieurs méthodes pour les paysages texturés. Donnant libre cours à son imagination, puisqu'on ne lui avait pas appris à tenir quoi que ce soit en horreur, il put examiner chaque chose avec un regard neuf et ouvert. Il apprit à maîtriser la technique de l'aquarelle et les formes architecturales venant de l'Ouest. Une fois aux Etats Unis, il fut à même de considérer différemment l'héritage chinois. Il commença à faire de la peinture chinoise tout en conservant un sens de l'innovation propre à l'Occident, mais avec une main formée à la calligraphie dès le plus jeune âge, et surtout, dans une perspective nouvelle, libre de tous les préjugés élitistes.

Dans les années 50, Tchen Ki-kouan rencontra souvent Wang Ki-ts'ien, avec lequel il discutait de peinture. Et, bientôt, ce dernier s'aventura au-delà de la technique du pinceau de poils, vers les « lignes » de texture de ses paysages. Cette méthode rappelait le principe des effets naturels, dont le maître Song Ti avait été l'auteur, au XIe siècle:

Lorsque vous cherchez des points de repère pour la composition d'un paysage, collez une bonne longueur de soie sur un pan de mur fissuré. Les craquelures et les fissures, ainsi imprimées sur la soie, forme­ ront les montagnes et les vallées ...

Wang Ki-ts'ien repoussa les limites des Yuan, en apportant des éléments et une approche esthétique datant de la dynastie des Song du Nord, et en élargissant de trois siècles les paramètres de la tradition de l'élite. Il réincorpora des va­ leurs tombées depuis longtemps dans l'oubli, et en les recyclant, il donna un nouveau soufne de vie à sa tradition qui se mourait. Il ne la quitta donc jamais, mais la développa. Il est révélateur que cela n'ait été possible que de l'extérieur de

Elevé dans le milieu le plus orthodoxe de la peinture, Wang Ki-ts'ien était déjà un maître affirmé lors de son départ pour New York, en 1949. Mais, une fois là-bas, ses horizons purent s'épanouir au contact du mouvement expressionniste abstrait des années 50, et du début des années 60. Il vit dans ces œuvres des affinités avec celles de peintres chinois du passé, en ce qui concerne leur intérêt pour les procédés même de la peinture (dans le cas des chinois, l'action réciproque du pinceau, de l'encre, de l'eau et du papier).

L'une des principales autorités en matière de peinture ancienne, Wang fut également citoyen de son siècle. Dans sa Vallée Hivernale, achevée en 1972, il élar­ git l'héritage de sa propre tradition, et y incorpore des « plissures ». Cette technique, interdite sous les Yuan, était d'usage courant sous les Song du Nord, où il s'agissait de capturer l'essence de , et d'en imprégner ses œuvres.

Dans ses Sommets Multiples de 1972, il introduisit une innovation particulièrement hardie avec ses « plissures », à l'encre monochrome. Il évoquait ainsi la tradition académique de la même dynastie des Song du Nord, longtemps esquivée dans les montagnes de granit aux sommets protubérants. L'échelle monu­ mentale du XIe siècle marqua ses œuvres des deux dernières décennies.

En 1982, Wang Ki-ts'ien avait atteint une maîtrise totale, tant dans ses plissures inspirées par les Song du Nord, que dans ses œuvres plus personnelles, qui rivalisaient avec les premières par leur caractère naturel. Dans son Paysage 415, Wang joue avec des compositions de scènes lacustres datant du XIVe siècle. Mais, il heurte les traditionnalistes avec ses couleurs inhabituelles, et son utilisation du style de Ni Tsan pour ses constructions basses en granit. A l'origine, celles-ci avaient été les douces formes de la dynastie des Yuan, et de leurs variantes du XVIIe siècle. En ajoutant des montagnes de granit, Wang remit à l'ordre du jour les hauts sommets escarpés qui avaient caractérisé les œuvres d'académiciens fortement dénigrées par Tong K'i-tchang. Il fit fusionner l'Ecole dite du Nord (dépréciée et académique), et celle du Sud (de l'élite et des amateurs), en un ensemble du­ rable, et revivifia une tradition figée.

Aux yeux du spécialiste, le Paysage 472 évoque une vue prise à vol d'oiseau d'un paysage lacustre caractéristique des libres interpolations du style de Ni Tsan, par Tchou Ta, au XVIIe siècle. Par une combinaison d'ombres, de lavis, de diverses techniques du pinceau, et de plissures texturées, Wang donna à ses œuvres la solidité de structure qui était totalement absente de la peinture chinoise, depuis les Ming.

Mais, sa plus grande innovation date du début de l'année 1983. Il transcenda, alors, la suprématie de la tradition des lettrés. En effaçant son travail au pinceau sous les couches de pigments étalées sur une toile entière, ainsi qu'il le fit dans son Paysage 462, il faisait un véritable saut dans l'inconnu. Du point de vue de la tradition de l'élite, dont il était en fait le dernier vrai porte-parole, il ouvrit des portes toutes grandes. Dans les années 60 et 70, il dépassa les limites de l'art du pinceau des Yuan, pour poursuivre ses investigations jusqu'aux idées et aux techniques de l'Ecole des Song du Nord. En 1983, il atteignit ce qui constituait la base, avec la notion de réalité corporelle primitive des rang, et, enfin, avec le concept, datant des Han, de l'intéraction spontanée entre l'homme et l'art. Plus que les procédés, les matériaux devinrent le thème essentiel. Les tableaux de 1983, qui n'étaient pourtant pas arrivés à maturité, sur un plan artistique, marquèrent la fin de l'emprise de six cents ans, de la tradition de l'élite.

Dans le Paysage 466, on perçoit la dissolution du travail du pinceau comme idéal, et le triomphe d'une esthétique plus tactile. Wang a étudié les techniques de la peinture chinoise, dans ses moindres recoins, examinant et faisant revivre des procédés, des échelles et des perspectives depuis longtemps ignorés.

Par sa redécouverte de l'esprit aventureux dont faisaient preuve les artisans des Royaumes Combattants, des Han et des rang, dans leur utilisation de la couleur, et par ses recherches très approfondies dans le patrimoine artistique chinois, il dépassa son utilisation du trait de pinceau (linéaire), qui avait été l'une des composantes essentielles de ses œuvres précédentes.

C'était un événement marquant: le dernier porte-parole de la tradition de l'élite, ou tradition linéaire, abandonnait les voies artistiques suivies durant six siècles (qui avaient constitué le point vital, par lequel passait toute création). Dès lors, dans l'œuvre de Wang Ki-ts'ien, le travail du pinceau céda la place à une touche pure, procédant d'une interaction du papier, du pinceau, de l'encre ou du pigment. La plupart de ses œuvre de 1983 sont libérées de toutes les restrictions des modèles préconçus, ou des styles de travail du pinceau.

La peinture chinoise compta un grand nombre de modernisateurs, dont certains très brillants. Tous outrepassèrent les données de la peinture de l'élite, et se rapprochèrent de la peinture chinoise à travers des associations créées au Japon, ou en Occident. Mais, Wang Ki­ ts'ien, un membre «comme il faut» de la tradition de l'élite, sortit cette dernière de sa longue agonie, et la porta vers de nouvelles hauteurs, sans toutefois jamais abandonner ses propres racines—ce qui n'est pas le cas d'un grand nom bre de peintres chinois devenus des artistes internationaux.

En utilisant des méthodes des Song, fondées sur l'esthétique des Han et des rang, Wang Ki-ts'ien, non seulement réaffirma et augmenta les possibilités artistiques de sa propre tradition, mais il la recanalisa dans un contexte plus large: « » (plus inclusive qu'exclusive), où, non seulement l'utilisation du pinceau, mais aussi des doigts, de cheveux, de cosses de lotus, du corps, de papiers chiffonnés, de tout et de n'importe quoi, trouvait sa justification. En 1983, l

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