La calligraphe exposant ses impression.
Le célèbre écrivain et artiste Chiang Yee (蔣彝, pron. Tchiang Yi) affirmait il y a presque cinquante ans dans son ouvrage La calligraphie chinoise: « La calligraphie est en Chine le plus populaire des arts. C'est un penchant national, presqu'un instinct artistique, que tous les Chinois cultivent dès leur tendre enfance ... La majorité des Chinois, comme la plupart des gens dans chaque peuple, ne comprend pas grand chose à l'art et à la littérature, mais tous les Chinois savent apprécier une calligraphie pour ses formes et ses tracés et s’y reconnaissent. »
Les caractères chinois, dans la multiplicité de leurs formes, font plus que transmettre une pensée, ils exposent aussi de façon vivante la beauté de cette pensée. Et en dépit d'une histoire aussi longue que celle de , la calligraphie chinoise a toujours été, comme le disait Chiang Yee, une « source de mystère et de perplexité pour les Occidentaux. »
Les Chinois croient volontiers que la calligraphie reflète la personnalité et même l'apparence extérieure du scripteur. S'il en est ainsi, le style de Tung Yang-tw (董陽孜, pron. Tong Yang-tseu) est l'exception qui confirme la règle. On attribue à son oeuvre «une beauté virile et puissante», or Tung Yang-tzu, qui parle avec l'accent doux de Changhaï, est une personne très féminine. D'après le critique Tai Ching-nung (臺靜農, pron. Taï Tching-non), «le pinceau qu'elle manie a la force d'un coup de sabre. Sa vigueur exclut toute banalité. Les zones obscures et les zones blanches forment un contraste merveilleux. Est-ce de la calligraphie ou de la peinture? Difficile à dire.»
Maints experts en art chinois sont persuadés que la calligraphie et la peinture ont, dans un premier temps, suivi la même voie et qu'elles ne bifurquèrent qu'à un stade avancé de leur développement. Toutes deux utilisent des techniques similaires et le même outil: l'encre (la peinture adoptera plus tard une grande variété de couleurs). Lors qu'il louait les oeuvres de Wang Wei (王維, 701-760), peintre et poète sous la dynastie Tang, un critique pouvait dire que « ses poèmes sont des peintures, et ses peintures des tableaux. » Il existe d'ailleurs un adage selon lequel la calligraphie se conçoit comme la peinture, et vice-versa.
L'auteur de Pi-tchen-tou (筆陳圖, traité sur le style ordonné), Wei Chouo (衛鑠), bonze et calligraphe sous la dynastie Tsin (265-420), assure qu'« le trait horizontal déploie la force vive des nuages s'étendant sur des milliers de lieues; le point la chute d'un rocher du haut d'un sommet; le trait vertical la vigne flétrie millénaire; le trait recourbé le jet simultané de centaines defléches ... »
Un message: « Celui qui contemple la mer ne trouve rien d'autre que de l'eau» (觀海者難為水, kouan-haï-tcheu nan-wei chouei).
En commentant le travail de Houaï Sou (懷素, calligraphe sous la dyanstie Tang, un amateur manifestait son ravis sement en ces termes: « D'abord, une lumière voilée danse sur la cime d'un pin et éveille en nous la sensation d'une beauté éthérée, soudain, c'est une pointe acérée qui jaillit et transperce les cieux ... »
Nul n'oserait prétendre que les techniques de la peinture ne sont pas utilisés en calligraphie, mais retrouvons-nous les techniques de la calligraphie dans la peinture?
Le Musée national du Palais, à Taïpei, possède un tableau de Tchao Tseu-ang (趙子昂), peintre sous la dynastie Yuan (1271-1368), qui porte ce poème:
Les pierres sont peintes en feï-paï ;
[les bois comme un grand sceau gravé, et pour les bosquets de bambous,
[j'ai respecté les huit règles d'or.
Le fei-paï (飛白) est un trait de pinceau creux, c'est-à-dire qui contient du blanc comme s'il avait été tracé par un pinceau à moitié sec.
Cependant, malgré la similitude certaine entre la peinture et la calligraphie, celle-ci n'est pas exactement de la peinture, ni même une «forme différente» de la peinture. Mais elle peut contenir les élements et les caractéristiques d'un art et porter en elle le style et les émotions du calligraphe. Elle est donc aussi l'expression de l'accomplissement artistique de son auteur.
Les calligraphes attachés à la tradition considèrent Tung Yang-tzu comme une «rebelle». Dans ses oeuvres, que l'on a souvent prises pour des tableaux. elle renonce à la façon traditionnelle de disposer les caractères selon un ordre prédéterminé où chaque caractère occupe un espace équivalent. Elle s'est affranchie des contraintes transmises de génération en génération: « Je ne tiens pas à emprunter toute ma vie les sentiers an ciens. La tradition n'a pas forcément raison. Une calligraphe devrait refléter uniquement la personnalité de l'auteur, sinon elle n'a pas de sens », s'exclame Tung Yang-tzu. L'art est une question de création et puisque la calligraphie est aussi une branche de l'art, le calligraphe ne doit pas se borner à imiter toute sa vie les oeuvres de ses prédécesseurs. « Peut-être suis je assez jeune et téméraire pour affronter les critiques», ajoute-t-elle.
Une combinaison libre: «Sans limite» (無涯, ou-ya).
Dans ses dernières oeuvres exposées à Taïpei, Tung Yang-tzu avait choisi de travailler sur des feuilles carrées: « C'est un terrible défi que de chercher la beauté du déséquilibre dans l'équilibre d'un carré, mais j'aime exprimer l'énergie à l'intérieur d'un espace contraignant. »
Disposer les caractères chinois d'un style différent dans l'espace du papier lui coûte en général beaucoup de temps. « Comme j'ai d'abord appris la peinture, explique-t-elle, je me distingue en cela des autres calligraphes, car j'accorde une énorme importance à la composition. » Tung Yang-tzu construit et conçoit ses oeuvres avec grand soin: chacune d'elles est «ou bien l'agrandissement du détail d'un poème ou bien un poème court».
Tung Yang-tzu emprunte le pinceau, mais, par sa manière de s'en servir, elle se sépare de la tradition et apporte à l'art de la calligraphie une originalité intéressante. De ses traits fins ou épais, de la taille et la densité de ses caractères, se dégage toujours une grande authenticité. L'ensemble de son oeuvre, d'une «irrégularité» bien étudiée, évoque des scènes d'une débordante activité: des tigres qui bondissent et des dragons qui se dressent.
Elle acquit une sérieuse pratique de la calligraphie en imitant les oeuvres de Yen Tchen-king (708-784), maître de cet art sous la dynsatie Tang. Le style énergique de Yen Tchen-king lui était tout proche. Elle s'efforça cependant de se libérer de son influence et de trouver son propre style.
« Les quatre libertés de Confucius: sans préjugé, sans obligation, sans obstination, sans égoïsme » (子四絕 : 毋意,毋必,毋固,毋我,Tseu-sseu-tchiué: ou-yi, ou-pi, ou-kou, ou-wo).
Ses diverses façons de relever le pinceau, de terminer ses traits constituent un autre aspect exceptionnel du travail de Tung Yang-tzu. La tradition du li-chou 隸書, style des scribes) comporte des règles très strictes dans ce domaines. Elle feint la «négligence», ce qui rend ses compositions vivantes et séduisantes.
Lao-tseu (604-531 av. J.-c.) , le père du taoïsme, déclarait que « la bonne répartition des blancs donne de l'éclat au chemin de l'encre. » Depuis lors, on attache une grande importance à l'agencement des blancs.
Tung Yang-tzu en est très consciente et, désireuse de préserver la beauté inhérente de ces zones et d'assurer l'unité es thétique de sa composition, elle n'appose pas sa signature au hasard. « Puisque mon style s'éloigne déjà tellement de la tradition, j'utilise le pinceau pour signer seulement si nécessaire, sinon je préfère employer mon sceau», précise-t-elle.
On dit qu'elle a dans la main non pas un pinceau mais un sabre ... Toujours est-il que son instrument de travail n'est pas facile à manier. Il lui a fallu de nombreuses années de labeur pour obtenir l'estime des milieux de la calligraphie. A 42 ans, elle s'installa à Taïwan avec ses parents, originaires de Changhaï, en 1953. Quand elle avait neuf ans, son père exigeait d'elle et de son frère qu'ils calligraphient au pinceau, tous les jours pendant les vacances, cent petits et deux cents grands caractères. « Au début, c'était pénible, se rappelle Tung Yang tzu, rien que de préparer le bâtonnet à encre prenait déjà la moitié de la journée. A l'époque nous n'avions pas de télévision et parfois nous faisions nos devoirs en suivant des tragédies à la radio. Lorsque nous arrivions au bout de nos peines, nous avions vraiment envie d'aller jouer. A la fin de chaque semaine, notre père ne manquait pas de corriger notre travail. » Elle croit aujourd'hui que la persévérance est la qualité essentielle pour acquérir une «bonne main» et que trois ou quatre années de pratique ne suffisent pas: «c'est le travail d'une vie entière.» Et si quelqu'un n'est pas capable d'apprécier l'essence de la calligraphie, il ne sera pas capable de devenir artiste.
« La pluie vient des montagnes (山雨欲來 chan yu yu-laï).
Tung Yang-tzu a suivi des cours de peinture pendant ses études secondaires, puis à l'Université normale de Taïwan. Elle se spécialisa plus tard dans la peinture à l'huile à l'Université du Massachussetts. Puis, au grand dam de son père qui espérait la voir étudier l'architecture d'intérieur, elle résolut de se consacrer à la calligraphie. Elle est sûre d'avoir fait le bon choix.
« Je me rappelle encore cejour merveilleux où je donnai à monter sur rouleau ma première oeuvre. Le propriétaire la prit pour le travail d'un homme âgé ... Ce n'est pas le propre d'une femme que d'écrire des caractères avec une pareille énergie. Tung Yang-tzu sourit en ajoutant: n'est-il pas vrai que Grand-maman peignait comme un enfant?» ■