« Dans le film Matrix, expliquait récemment Lin Li-chin à Taiwan aujourd’hui, le héros se rend compte d’un seul coup que le monde qui l’entoure est virtuel. Dans la vraie vie, ce n’est pas si simple. Quand on est une petite fille, on entend les adultes dire des choses bizarres mais on veut leur faire plaisir. Et puis, on est formatée par l’école... »
Lin Li-chin est née en 1973 dans le sud de l’île. Elève brillante, elle s’efforce de parler un mandarin sans accent et excelle aux concours de dessins patriotiques. Sur les bancs de l’école, d’où les langues parlées à la maison (holo, hakka et japonais) sont bannies, elle apprend l’histoire de Chine et le rôle éminent joué par Chiang Kai-shek [蔣介石], « sauveur de la nation ». Après le collège à Kaohsiung, elle part pour Taipei, où elle est inscrite dans un des lycées les plus prestigieux du pays, un établissement où nul n’imaginerait remettre en cause la doxa officielle.
« A la fac, il y avait davantage de discussions et j’ai alors entendu parler pour la première fois des massacres ayant suivi l’incident du 28 février 1947 ainsi que de la Terreur blanche », raconte-t-elle. De cette prise de conscience découlera un profond sentiment de trahison dont on devine qu’il reste vif, même des années après.
L’enfance de l’auteur, partagée entre culture officielle et cultures du quotidien.
La revanche du dessin
Après une brève expérience professionnelle dans une société d’import-export, elle choisit de devenir illustratrice et quitte l’île pour faire des études artistiques en France à l’Ecole supérieure de l’image d’Angoulême, puis à l’Ecole d’animation La Poudrière, à Valence. Elle réalise des courts métrages d’animation avant de se lancer en 2002 dans la bande dessinée en collaborant à de nombreux fanzines, et conçoit en parallèle deux livres pour enfants pour un éditeur taiwanais. Ecrit en français, Formose est l’aboutissement d’une longue réflexion personnelle. « Au début, le livre était censé être écrit en anglais et édité en Corée du Sud par Kim Dae Jong. Très intéressé par l’histoire des autres pays asiatiques, ce dernier m’avait encouragée à coucher sur le papier plein de souvenirs, à parler de mon enfance pour composer une histoire autobiographique à partir de ces pièces décousues. Le projet a évolué et je l’ai finalement écrit en français avec la collaboration d’Hélène Gaudy [jeune écrivain française]. Dessins et texte ont surgi en parallèle. Je n’écris pas de journal intime mais ce sont des événements qui m’ont marquée, un peu comme des photos qui ont imprimé ma mémoire, des archives qui ressurgissent et m’interrogent. »
Dans la dernière partie du livre, Lin Li-chin traite de l’histoire récente de Taiwan. L’humour qui accompagne l’essentiel de l’ouvrage s’éclipse alors et le regard porté par l’auteure sur la démocratie taiwanaise se fait particulièrement pessimiste. Au sentiment de trahison dépeint dans le corps du récit autobiographique succède un point de vue des plus tranchés sur la situation politique de l’île. « C’est vrai que cette partie évoque des choses plus lourdes, reconnaît Lin Li-chin. Je suis partie de Taiwan en 1999 et peut-être mon compteur est-il resté bloqué à cette date, d’autant plus que la presse taiwanaise, que je consulte régulièrement, ne rend pas fidèlement compte de la réalité. Bien sûr, c’est mon point de vue, mon interprétation. On a le droit de ne pas être d’accord. Mais je pense qu’il faut trouver des manières d’aborder ces sujets graves. On ne peut pas uniquement avoir des bandes dessinées “mignonnes”. »
Lauréat du Prix littéraire des lycéens, apprentis et stagiaires de la formation professionnelle 2012/2013 de la région Ile-de-France, remis en mars dernier à l’occasion du Salon du livre de Paris, Formose a également été publié à Taiwan dans une version en mandarin. « Au début, je n’imaginais même pas que ce livre puisse trouver un public dans l’île. J’ai été très surprise qu’il touche autant de gens... »