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Les secrets de The Assassin

01/01/2016
Hwarng Wern-ying a réalisé plus de 10 000 croquis, fruits d’une longue recherche sur la dynastie Tang. (CHUANG KUNG-JU / TAIWAN REVIEW)
En charge des décors et des costumes du dernier film de Hou Hsiao-hsien, Hwarng Wern-ying revient sur les longues années de préparation de The Assassin

« Pour moi, l’aventure de The Assassin a commencé en 1998, aussitôt après la sortie des Fleurs de Shanghai », rappelle Hwarng Wern-ying [黃文英]. Celle qui travaille depuis plus de 20 ans avec Hou Hsiao-hsien [侯孝賢] en a donc passé 12 à préparer The Assassin, film qui a valu au réalisateur taiwanais le prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes. Le réalisme du film doit beaucoup aux recherches et au travail minutieux de la directrice artistique. Hwarng Wern-ying est d’ailleurs un peu comme l’assassin du film : elle n’attire pas l’attention sur elle mais son efficacité est redoutable.

Hwarng Wern-ying est la directrice artistique des films de Hou Hsiao-hsien depuis 1994, depuis Good Men, Good Women (prix de la meilleure direction artistique au Festival du film d’Asie-Pacifique 1996), Goodbye South, Goodbye et Les fleurs de Shanghai (prix de la meilleure conception artistique au Festival du Cheval d’or et au Festival du film d’Asie-Pacifique en 1998), jusqu’à The Assassin en 2015.

Réservée, polie, amicale, Hwarng Wern-ying s’exprime avec une grande douceur. A l’entendre, c’est comme si passer 12 années sur un film n’avait rien d’extraordinaire : « The Assassin est pour moi comme un vieil ami qui est resté à mes côtés pendant une longue période, dit-elle avant d’admettre : Si l’on considère le point de vue d’une carrière professionnelle, 12 ans est en effet un peu long ! »

La perfection, sinon rien

Le scénario de The Assassin a connu 37 versions. A la fin, Hwarng Wern-ying a même renoncé à les lire. « Hou Hsiao-hsien change parfois à la dernière minute, jusque sur le plateau de tournage, des choses que vous pensiez avoir terminées. Il faut alors mettre son orgueil de côté. Qui plus est, les membres de l’équipe travaillent tous avec Hou Hsiao-hsien depuis 10 ou 20 ans. Il nous a appris l’excellence. Si quelqu’un d’entre nous commet une erreur, cette personne s’en rend compte par elle-même et n’a pas besoin qu’on le lui dise. »

« Pourquoi est-ce que je travaille pour Hou Hsiao-hsien ? Je peux dire avec fierté que c’est moi qui l’ai choisi », confie-t-elle. Cela était pourtant mal parti. La première rencontre de Hwarng Wern-ying avec le maître, c’est quand elle a vu, enfant, Le combat de la fée Fleur de pêcher contre le duc de Zhou [桃花女鬥周公 Taohua Nü Dou Zhou Gong], un film dont Hou Hsiao-hsien était le scénariste et qui a fait faire des cauchemars à la fillette.

Après l’obtention d’un diplôme universitaire du premier cycle à Taiwan, Hwarng Wern-ying a obtenu un master de théâtre à l’Université de Pittsburgh et un master de beaux-arts à l’Université Carnegie-Mellon, aux Etats-Unis. Pendant cette période, elle n’a manqué aucun des films de Hou Hsiao-hsien, jusqu’au Maître de marionnettes, en 1993. Alors qu’elle travaillait à New York comme décoratrice pour le théâtre au début des années 90, elle se décida à écrire au réalisateur pour lui dire son admiration et proposer ses services. « Avec certaines personnes, dès que vous voyez leurs films, vous vous dites : “C’est avec lui ou elle que je veux travailler”. »

Hwarng Wern-ying, elle aussi, est une perfectionniste. Pour The Assassin, film d’époque situé en Chine sous la dynastie Tang (618-907), elle a imité Hou Hsiao-hsien dans sa lecture des textes anciens. « Un film est la recréation d’un monde. Il est bien sûr difficile de reprendre complètement possession du passé mais un bon film s’approche de cette perfection à travers l’accumulation de détails authentiques. » Cette façon de voir les choses est en parfait accord avec le réalisme auquel Hou Hsiao-hsien aspire.

En quête des Tang

Redonner vie à la dynastie Tang comme le fait The Assassin suppose un important travail de pré-production, en termes de repérage des lieux de tournage et de documentation. Pour ce dernier aspect, Hwarng Wern-ying s’est littéralement immergée dans les collections du Musée national du palais (NPM), à Taipei. « Pour moi, il s’agit d’une étape indispensable. La conception artistique est l’expression d’un point de vue. C’est quelque chose d’intuitif mais qui ne peut survenir qu’après une longue période de familiarisation avec les matériaux historiques, dont la consultation doit être quasi quotidienne et faire partie de votre vie. »

Le NPM dispose d’une bibliothèque de recherche ouverte au public. Qui plus est, Hwarng Wern-ying a signé, il y a plusieurs années, un documentaire sur le musée et connaît donc bien ses conservateurs et chercheurs.

Il existe aussi d’importantes collections privées. Ainsi, chaque année, une partie du trésor du Shōsō-in de Nara, au Japon, est exposée au public pendant un mois. Le trésor comprend des objets datant de la dynastie Tang, lesquels sont montrés par rotation. Hwarng Wern-ying s’est donc rendue sur place chaque année.

Si le Shōsō-in de Nara a pu accumuler autant de pièces datant de la dynastie Tang, a appris Hwarng Wern-ying, c’est qu’à cette époque, le Japon dépêchait sur place de nombreuses ambassades – il y en a eu sans doute une vingtaine pendant les dynasties Sui (589-618) et Tang. Chacune de ces missions diplomatiques durait une quinzaine d’années et était composée notamment de savants et d’artisans qui, comme le feraient aujourd’hui des jeunes partant étudier à l’étranger, profitaient de leur séjour pour renforcer leurs connaissances et apprendre des techniques maîtrisées par les Chinois. La Chine des Tang était une puissance majeure et prenait souvent à sa charge le coût de tels séjours. Si un étudiant japonais était jugé particulièrement bon, il était autorisé à rester travailler à la cour. « La muséographie déployée par le Shōsō-in vous replonge vraiment dans cette époque. »

Cette quête de l’authenticité a guidé Hwarng Wern-ying bien au-delà du Japon. Lors d’un séjour dans l’archipel nippon, elle a visité une exposition sur les textiles ouzbeks et découvert que de nombreux tissus étaient similaires à ceux exposés au Shōsō-in. Elle s’est alors rendue en Ouzbékistan à la recherche de matières premières pour les costumes du film.

Elle a également visité nombre de pays dans lesquels la dynastie Tang a eu une influence. C’est le cas de l’Inde, où le savant et traducteur bouddhiste Xuanzang [玄奘] (602-664) a voyagé entre 629 et 645, et où Hwarng Wern-ying a retracé son itinéraire. Elle a également passé du temps au Musée national des arts asiatiques Guimet, à Paris, en France. Pendant toute cette période de recherche, elle a réalisé plus de 10 000 croquis et dessins. Mais Hou Hsiao-hsien n’a jamais demandé à les voir.

Chaque détail compte, même la taille des chandelles utilisées dans différentes scènes du film, un élément essentiel pour qui connaît l’importance accordée par Hou Hsiao-hsien aux jeux d’ombre et de lumière. (AIMABLEMENT FOURNIES PAR SPOT FILMS)

De la vision au tournage

« Faire un croquis est une chose, passer à la fabrication en est une tout autre », résume-t-elle. Ce qui inquiétait le plus Hwarng Wern-ying n’était pas tant la qualité des créations imaginées que leur traduction en décors, accessoires et costumes, un processus où le moindre détail compte. Par exemple, l’héroïne porte une épingle à cheveux en forme de couteau. « Ce n’est qu’en 2009 à la lecture d’un résumé de l’histoire par Chu Tien-wen [朱天文] que j’ai compris que le réalisateur n’avait pas l’intention d’avoir recours aux effets spéciaux habituellement employés dans les films d’arts martiaux, avec des personnages volant dans tous les sens. J’ai alors pensé qu’il aurait besoin d’aide avec les armes. Par exemple, dans le scénario, il est fait mention d’une sorte de poignard qui, si on le fiche dans le tronc d’un arbre, peut servir de prise sur laquelle une personne peut poser le pied pour s’élancer dans les airs. J’ai intégré cela au dessin de l’épingle à cheveux. »

Un jour où Hwarng Wern-ying se promenait dans le marché de Shilihe à Pékin, elle a mis la main sur un couteau qui correspondait exactement à la description faite dans le scénario. Malheureusement, il était trop lourd pour être placé dans la chevelure de l’actrice qui allait interpréter le rôle de l’assassin. Hwarng Wern-ying a donc dessiné une imitation de ce couteau et demandé aux accessoiristes d’en fabriquer un exemplaire plus léger. « Chaque détail du film a une histoire. Rien n’a surgi du néant comme par magie. Il s’agit d’un processus complexe et méticuleux – même les ceintures ou le moindre bandeau ont fait l’objet d’un design spécifique. »

Hwarng Wern-ying espère être parvenue à un niveau de réalisme inédit. « Douze années d’attente sont couronnées de succès seulement si vous avez réalisé des choses que personne n’avait faites avant vous. »

Diviser et conquérir

En ce qui concerne les rites et cérémonies figurant dans le film, Hwarng Wern-ying rappelle que sous la dynastie Tang, certaines pratiques étaient directement empruntées aux coutumes des tribus nomades, et différentes croyances étaient tolérées, qu’elles soient celles de populations han ou non. L’Etat administré par la dynastie Tang partageait au nord de très longues frontières avec des peuples nomades, dont certains furent conquis et intégrèrent l’empire. La capitale, Chang’an, était située à l’extrémité de la Route de la soie et sa population était particulièrement cosmopolite. Pour restituer les mœurs de cette période, la directrice artistique a lu de très nombreuses études publiées par l’Academia Sinica, à Taipei, le plus prestigieux organisme de recherche à Taiwan, et par l’Académie chinoise des sciences sociales, à Pékin, dont des ouvrages sur la vie quotidienne à l’époque Tang écrits par Chen Yinke [陳寅恪] (1890-1969), un historien chinois connu pour ses travaux sur les dynasties Sui et Tang. « Comme le projet s’est étalé dans le temps, j’ai eu tout loisir d’étudier et cela m’a permis de comprendre comment vivaient les gens à l’époque. »

Au cours de ses recherches, elle a aussi noté que les espaces de vie étaient à l’époque divisés par des draperies, des stores en lamelles de bambou pouvant être roulés, des rideaux en mousseline, des paravents et des écrans glissants. Ces espaces pouvant être réorganisés à volonté rappellent les intérieurs japonais traditionnels, lesquels ont été très influencés par le style Tang.

C’est pourquoi les décorateurs du film ont construit deux vastes pièces intérieures divisées par des écrans et autres paravents aux couleurs et détails d’un raffinement exquis. Hou Hsiao-hsien a pu organiser ces espaces à sa guise, leur donnant une taille et une profondeur adaptées à chaque scène – un art dans lequel le réalisateur excelle. « A chaque nouvelle scène, vous pouviez le voir se grattant la tête, en pleine réflexion. Chaque fois, il s’agissait pour lui d’un nouveau défi. »

Collisions créatives

Ainsi, explique Hwarng Wern-ying, les acteurs évoluaient sur le même plateau, le décor se modifiant en réarrangeant les séparations. Il fallait aux décorateurs laisser à chaque fois suffisamment d’espace pour que les acteurs puissent se mouvoir librement, tout en prenant en compte les besoins des éclairagistes et des cameramen. L’affaire n’était jamais simple.

Si le réalisateur d’un film d’époque veut filmer en plan large, la question du budget fait immédiatement surface. « De ce point de vue, le tournage de The Assassin a été tourmenté, dit la directrice artistique. Hou Hsiao-hsien a cet incroyable talent d’improvisation. Travailler avec un tel réalisateur suppose d’être prêt à s’adapter à tout moment et place l’équipe chargée des décors et des costumes sous une intense pression. Parfois, je ne savais vraiment pas quoi faire, parce qu’il s’agissait de son premier film d’époque et je ne savais pas à quoi il voulait que cela ressemble. Je devais donc constamment me raccrocher à ma vision personnelle et l’apporter sur le plateau où je découvrais alors quelle était la sienne. Il s’agissait toujours d’une collision entre nos deux visions. »

En somme, le problème de Hwarng Wern-ying n’était pas de devenir experte de l’histoire et des coutumes de la dynastie Tang mais de donner une impression de la vie à cette époque qui pourrait, dans les moindres détails, passer sous les fourches caudines du réalisateur.

Silence… Action !

Quand Martin Scorsese est venu à Taiwan tourner Silence – l’épopée de deux missionnaires portugais du XVIIe s. qui entreprennent un voyage au Japon pour se porter au secours de chrétiens accusés d'un crime –, il a demandé spécifiquement à travailler avec Hwarng Wern-ying. A cette période, le tournage de The Assassin était censé avoir pris fin mais les choses ne se sont pas passées comme prévu – ce qui n’a pas surpris Hwarng Wern-ying outre mesure. « Le tournage s’est achevé plusieurs fois… et il a fallu à chaque fois retourner quelques scènes. Hou Hsiao-hsien a un profond respect pour les acteurs taiwanais et ne peut donc tolérer ne serait-ce que 1% d’imperfection. » Par exemple, pour une scène avec l’acteur principal, Chang Chen [張震], Hou Hsiao-hsien pensait que sa posture assise n’était pas assez impressionnante – il aurait dû avoir l’air plus intimidant. C’est pourquoi, six mois après la fin du tournage, le réalisateur a demandé à reprendre l’intégralité de la scène, et ce, même si la reconstruction du décor était particulièrement complexe. En fait, c’est presque l’ensemble des décors que l’équipe du film a dû recréer pour tourner à nouveau les scènes souhaitées par Hou Hsiao-hsien.

« Alors que j’avais déjà commencé à travailler sur Silence, j’avais constamment l’impression que The Assassin pouvait surgir à nouveau dans ma vie à tout moment », confie Hwarng Wern-ying. Heureusement, les deux films partageaient les mêmes studios au Centre de la culture et du cinéma chinois, à Taipei, pour le tournage des scènes en intérieur, et Martin Scorsese, qui connaît personnellement Hou Hsiao-hsien, avait été prévenu de cette éventualité. Les deux metteurs en scène sont d’ailleurs aussi perfectionnistes l’un que l’autre, souligne-t-elle en riant. Ils sont également très discrets, alors même que ce sont des stars internationales.

Economie de mots

Revenant sur ses 20 années passées aux côtés de Hou Hsiao-hsien, Hwarng Wern-ying assure que The Assassin a de loin été le film le plus éreintant. « Si Hou Hsiao-hsien n’était pas attaché au moindre détail, ce ne serait pas Hou Hsiao-hsien », lance-t-elle. Cela n’en fait pas pour autant un tyran. « Ce que j’aime chez lui c’est sa personnalité : il est direct et honnête mais toujours correct et digne. Il est un homme de peu de mots mais ceux-ci sont toujours bien choisis. Il va droit au but et s’attend à ce que son interlocuteur comprenne ce qu’il faut faire et s’occupe de tout. Et même lorsque Hou Hsiao-hsien attire votre attention sur vos points faibles ou vos erreurs, il ne vous prive pas de la chance de pouvoir réfléchir par vous-même à ce qui vous a fait défaut. »

Hwarng Wern-ying travaille également pour la société de production dirigée par Hou Hsiao-hsien. A ce titre, elle a été impliquée dans la recherche des financements nécessaires au tournage de The Assassin. Cette quête a été des plus complexes, le réalisateur ayant retardé le tournage dans l’attente d’un financement du Fonds national de développement que tout le monde pensait qu’il obtiendrait sans problème mais qui finalement lui a été refusé. « C’est seulement à ce moment-là que Hou Hsiao-hsien a entrepris la recherche de partenaires privés pour un film qui avait été retardé beaucoup trop longtemps », explique-t-elle.

Les équipes dont Hwarng Wern-ying avait la charge furent les plus touchées par ces délais car elles avaient dû engager des frais bien avant le début du tournage. Alors qu’avec Martin Scorsese, l’argent ne semblait pas être un problème, la directrice artistique doit, pour un film de Hou Hsiao-hsien, garder constamment l’œil sur le budget.

The Assassin est bien plus qu’un film d’époque, assure-t-elle. Il contient les pensées de Hou Hsiao-hsien sur l’histoire et la politique, et son style s’y déploie, fort d’années de maturation, d’expérimentation et de recherche. « Pour comprendre un tel film, conclut-elle en forme d’avis au spectateur, il faut le regarder plusieurs fois. »

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