L’attention des médias internationaux a été attirée récemment sur Taiwan, non pas pour des événements politiques particuliers ou parce qu’il s’y était produit une catastrophe naturelle, mais pour une tout autre raison, non moins d’actualité dans un monde où la biotechnologie occupe une place de plus en plus importante.
C’est en effet dans l’île qu’a été créé le premier poisson transgénique fluorescent, une invention classée par le magazine Time parmi les 40 plus marquantes de l’année 2003.
Un brillant avenir
Dans un aquarium, des spécimens de medakas et de poissons zèbres génétiquement modifiés dégagent un spectre de couleurs fluorescentes donnant une impression d’arc-en-ciel dans un ciel noir. A l’origine de ce spectacle coloré, on trouve l’excitation de protéines phosphorescentes par une lampe émettant des rayons de 350 à 400 nm.
On sait que dans la culture chinoise, le poisson est un symbole de bonne fortune et de prospérité. Rêver de poissons est bon signe ! Dans un environnement urbain stressant et chaotique, la présence d’un aquarium offre en plus un espace de détente pour les yeux et les nerfs. C’est donc dans ce contexte que la découverte de Tsai Huai-jen [蔡懷楨], directeur de l’institut de Biologie moléculaire et cellulaire de l’université nationale de Taiwan, a revêtu une importance toute particulière. Au départ, ses recherches étaient à mille lieux des préoccupations qui ont cours habituellement dans le commerce des animaux de compagnie. C’est le hasard qui a voulu que le poisson peu ordinaire qu’il a créé soit bientôt classé parmi les meilleures ventes des spécimens d’aquarium.
En 2001, la compagnie Taikong, spécialisée dans la vente de créatures aquatiques, d’animaux domestiques et d’ouvrages y ayant trait, a acheté le brevet de Tsai Huai-jen. Le premier poisson transgénique fluorescent fut donc lancé sur le marché. Depuis ont suivi d’autres créations une dizaine de nouvelles variétés aux couleurs multiples et variées.
A l’occasion du dernier Nouvel An chinois, c’est un poisson aux lueurs dorées qui a fait son apparition. Nommé TK-1 Golden Night Pearl, on a introduit dans ses gènes des éléments de fluorescences verte et rouge qui, combinés, lui confèrent cette belle couleur.
Un accident heureux
Bien que cela paraisse un peu étrange, cette invention est un pur produit de la chance. C’est en expérimentant sur le développement embryonnaire, à la suite de manipulations génétiques, que Tsai Huai-jen a abouti à ce résultat inattendu. En effet, voilà déjà plusieurs années qu’en coopération avec le responsable du département de gynécologie obstétrique de l’hôpital de l’université nationale de Taiwan, Hsieh Feng-chou [謝豐舟], et le généraliste Ho Yi-lun [何奕倫], il travaille sur les dysfonctionnements cardiaques et oculaires. Pour cela, l’équipe travaille sur des poissons génétiquement modifiés.
Pourquoi des poissons et non pas des souris ? Parce que leurs œufs se développent en dehors de l’organisme maternel et ont l’avantage d’être transparents, ce qui facilite l’observation et les manipulations. Vient s’ajouter à cela la rapidité de maturation des embryons - deux jours seulement. Le fait en outre qu’un cœur de poisson ne soit composé que d’un seul ventricule et d’une seule oreillette, en quelque sorte une version primitive du cœur humain, est très utile en recherche fondamentale pour l’étude des mécanismes d’action et de la traçabilité des médicaments. Par ailleurs, les génomes du medaka et du poisson zèbre ayant déjà été décodés, le choix s’imposait.
Tout a commencé lorsque, afin de résoudre un problème au niveau de l’insertion des gènes, Tsai Huai-jen a introduit dans l’organisme d’un poisson une protéine phosphorescente que l’on trouve chez la méduse, destinée à servir de gène traçable. Or, à la surprise générale, la lueur émise par cette protéine a été beaucoup plus forte que prévue, créant ainsi un effet de toute beauté. C’est ainsi que naquit le premier poisson transgénique fluorescent.
La nouvelle de la découverte ne tarda pas à se propager. Elle parvint aux oreilles d’entrepreneurs qui virent là une belle opportunité de développer un nouveau produit et s’associèrent aux recherches : les poissons quittèrent les labos pour les aquariums privés.
On développa une technique à grande échelle par le biais de micro-injections dans les œufs de gènes d’une protéine de la méduse qui dégage une lueur verte ou d’une protéine de corail qui, elle, donne une couleur rouge. Une fois ces gènes dans l’embryon, ils s’y multiplient. Pour obtenir un poisson dont tout le corps est phosphorescent, l’affaire n’est cependant pas mince, et les chercheurs continuent à se pencher sur le moyen d’arriver à une optimisation du processus.
Protéger l’écosphère
L’expression poisson transgénique fait immédiatement dresser l’oreille. On pense de suite à l’impact sur l’écosystème. Pour Tsai Huai-jen, impliqué depuis de nombreuses années dans la recherche dans ce domaine, ce genre de manipulation doit répondre à deux préoccupations principales. La première est la sécurité alimentaire, la seconde l’impact sur l’environnement.
On sait que des études restent à effectuer pour avoir une idée exacte des risques de réactions allergiques susceptibles de se produire lorsque l’on introduit dans l’organisme humain des protéines qu’il n’a encore jamais rencontré. Par ailleurs, la présence de poissons génétiquement modifiés dans un milieu naturel, comme les fermes d’élevage en mer, peut engendrer des conséquences encore loin d’être connues.
Pour ce qui est du poisson fluorescent, la question sanitaire au niveau de l’homme ne se pose pas, puisqu’il n’est pas comestible. En revanche, on ne peut ignorer l’éventualité d’un impact écologique. C’est pourquoi Tsai Huai-jen a travaillé d’arrache-pied deux années durant pour mettre au point des techniques de stérilisation. Actuellement, seule Taiwan peut garantir une réussite à 100% de cette opération sur le medaka et le poisson zèbre.
Une star est née
Revenons-en à la perspective commercialequi intéresse les professionnels du secteur. Pour un haut responsable de Taikong, Bill Kuo, l’esthétique prime dans le choix des poissons, ce qui fait des espèces venues des mers tropicales des stars de l’aquarium. Néanmoins, leur entretien coûte une fortune et leur capture augmente les risques de destruction écologique. Voilà qui constitue autant de barrières à leur commercialisation à une grande échelle.
Reste les poissons d’eau douce souvent beaucoup moins colorés. D’où l’idée, pratiquée par certaines compagnies, de leur injecter des colorants alimentaires, solution éphémère, puisque les couleurs se ternissent avec le temps. Sans compter que le procédé doit être appliqué à chaque poisson. Bref, tout cela est fastidieux et finalement peu rentable. La découverte de Tsai Huai-jen tombe donc à point pour une industrie à court d’idées. Et le comble est qu’il ait ainsi contribué à faire du medaka, poisson jusque-là totalement ignoré, une célébrité !
Du labo à la vente
Le chemin qui mène du labo aux magasins est ponctué d’embûches. Il a fallu s’attaquer à des obstacles de tous ordres comme, par exemple, celui de l’éclairage. Au début, on avait muni les aquariums d’une lampe bleue ou noire, pour faire ressortir la fluorescence, mais, du même coup, cela empêchait de voir les autres poissons. Ces détails furent réglés grâce à de nouveaux accessoires, et lorsqu’il a été possible de produire en masse le poisson fluorescent, les prix ont chuté, contribuant ainsi au décollage des ventes.
Le marché taiwanais est à présent tout acquis à cette nouvelle espèce, ce qui n’est pas le cas à l’étranger. Ainsi, plusieurs pays d’Europe, les Etats-Unis et le Japon, principaux marchés du poisson d’aquarium, n’autorisent pas encore la vente des poissons fluorescents. Certains les ont carrément bannis.
Cette attente est normale, car elle correspond à la période d’évaluation avant introduction sur le marché. Mais Tsai Huai-jen ne peut s’empêcher de ressentir une certaine frustration. Ce qui l’étonne c’est de voir que, des siècles durant, on a pratiqué l’hybridation en agriculture comme en pisciculture, comme si elle était parfaitement naturelle. Cette technique entremêle pourtant des milliers de gènes entre eux avec, en plus, le risque de perdre des caractéristiques importantes chez les espèces concernées.
Dans le cas de « son » poisson, le transfert génétique se limite, en effet, à la modification d’un gène spécifique sans altérer les autres caractéristiques de l’organisme hôte, explique-t-il. Néanmoins, il reconnaît que les réticences exprimées ou les pressions exercées par la société sur la recherche scientifique ont l’avantage de servir de garde-fous.
Un fameux poisson
Le maintien du monopole sur la technologie est l’autre défi auquel Taikong doit maintenant faire face. D’autres recherches ont été amorcées sur le poisson zèbre fluorescent, à Singapour notamment, mais n’ont pas abouti, Taiwan gardant le leadership. Le succès commercial du poisson fluorescent ne laisse ainsi pas indifférent, et la concurrence s’annonce féroce. Taikong le sait et continue donc à coopérer avec les chercheurs locaux pour améliorer le concept, offrir une nouvelle gamme de couleurs et s’attaquer à des poissons de plus gros gabarit.
Récemment, la station de recherche maritime de l’institut de Zoologie de l’Academia sinica a créé un poisson ange fluorescent doté d’une colonne vertébrale verte et chair rouge. Pour Tsai Huai-jen, le prochain gros enjeu sera en tout cas la production de la couleur bleue, car lorsque l’on maîtrisera la technologie pour recréer la troisième des couleurs primaires, toutes les combinaisons seront alors permises, avec - pourquoi pas ? - la possibilité future de créer un poisson aux couleurs de l’arc-en-ciel.
A Taiwan, le commerce du poisson d’aquarium est un secteur évalué annuellement à 200 ou 300 millions de dollars taiwanais. Le spécimen fluores cent a déjà rapporté 10 millions à Taikong en 2003. Pour 2004, l’entreprise a dégagé un profit de 47 millions, en comptant la vente des droits concernant ce procédé à l’étranger.
Un gros succès commercial donc, mais aussi une découverte dont le retentissement a permis de mettre en avant un savoir-faire taiwanais dans le monde entier. ■