A la fin 2003, la nuit tombe sur ce nouveau tronçon de la route qui, à 2 000 m d’altitude, mène au pied du mont de Jade. A bord de l’autocar qui redescend vers la vallée, une vingtaine d’auteurs, de professeurs et d’artistes reviennent d’une randonnée à Yushan, la montagne de Jade. Dans le crépuscule, les nuages, les hautes montagnes et les pics rocheux se fondent. L’écrivain, Lu Han-hsiu [路寒袖] se lève et demande à ses compagnons de faire part de leurs sentiments sur l’expérience qu’ils viennent de vivre. Tout le monde s’est levé tôt ce jour-là pour gravir la montagne. La marche de huit ou neuf heures pour atteindre le sommet et en revenir les a laissés épuisés et apparemment peu disposés à communiquer leurs impressions sur ce qu’on pourrait appeler un « baptême du feu ».
L’appréciation commence par la connaissance
Le musicien Ma Shui-long [馬水龍], qui faisait partie du voyage, confie que la beauté des paysages, la variété du relief et la majesté du mont de Jade l’ont profondément ému.
Li Ang [李昂], écrivain elle aussi, n’a pas complété l’ascension mais envisage avec plaisir une nouvelle randonnée lors de la floraison des azalées, se promettant cette prochaine fois d’aller jusqu’au sommet. « J’ai voyagé dans le monde entier. Je n’aurais jamais imaginé que le plus bel endroit serait ici, sur la terre où je vis. »
Quant à Li Jo-ying [李若英], qui enseigne à l’université normale de Kaohsiung, elle explique qu’elle a subi un examen cardiaque juste avant de se lancer dans l’expédition et que sa condition physique a été jugée tout juste satisfaisante pour se joindre au groupe. Néanmoins, la peur que l’occasion ne se représente plus pour elle a renforcé sa détermination à prendre part à la randonnée.
« L’ascension de Yushan, à l’origine une activité de loisir, tient désormais plus de la démarche philosophique », explique Lu Han-hsiu, secrétaire général adjoint de l’Association culturelle nationale et fervent promoteur des études sur cette montagne. Ces dernières années, le slogan « Aimez Taiwan » a acquis une véritable popularité. Mais pour avoir un sens, cet amour a besoin de se plonger dans la réalité physique de l’île. Son point culminant, le mont de Jade, en est ainsi devenu un des symboles les plus marquants. Son ascension paraît donc incontournable pour qui souhaite connaître et comprendre Taiwan.
Dès 2000, toutes sortes d’activités centrées sur Yushan furent offertes, à destina tion de publics variés. Par exemple, certaines formules d’éco-randonnées proposaient à ceux qui étaient intéressés de suivre 6 ou 7 cours sur la faune et la flore du mont de Jade, son écologie, sa topographie, son histoire avant de se lancer dans l’ascension.
La formule est chaque année plus populaire. Même des personnalités du monde des arts et des lettres y prennent régulièrement part.
Le summum de la perfection
Les signes de cet enthousiasme marqué pour la montagne de Jade se sont multipliés il y a une dizaine d’années. Après avoir été fermés aux touristes pen dant près d’un an à la suite du séisme du 21 septembre 1999, les sentiers menant au sommet de Yushan furent réouverts en septembre 2000. Tout en haut du pic, une nouvelle plaque avait été installée : « Puissions-nous avoir le cœur aussi pur que le jade et être aussi droits et justes que cette montagne. »
En 1994, Kuo Cheng-feng [郭承豐], rédacteur en chef du magazine Idée nouvelle, proposa d’utiliser le mont de Jade et un motif en forme de papillon pour symboliser les valeurs des « nouveaux Taiwanais ». « La confusion qui règne aujourd’hui à Taiwan est le résultat de l’étroitesse d’esprit », a écrit Kuo Cheng-feng qui invite ses concitoyens à élargir leurs horizons en s’intéressant davantage aux montagnes et aux forêts, bref à la nature qui les entoure. « Chacun doit établir une relation intime avec la terre où il vit, considère-t-il. C’est là la seule façon pour les Taiwanais de s’identifier à l’île. » Kuo Cheng-feng souhaite une métamorphose, à l’instar de celle de la chenille qui se transforme en papillon - autre symbole -, et considère Yushan comme le cœur spirituel de Taiwan.
Ce symbolisme a atteint son paroxysme en 2000, lorsque l’ Hymne symphonique à la montagne de Jade, du compositeur Hsiao Tyzen [蕭泰然], a été interprété durant la cérémonie d’investiture du président Chen Shui-bian et qu’a été récitée, à la même occasion, une Ode à Yushan du poète Li Min-yung [李敏勇].
Le professeur Tai Pao-tsun [戴寶村] enseigne à l’Institut d’histoire de l’Université centrale nationale. Il travaille sur les liens qu’entretiennent les Taiwanais avec leur île et la façon dont cette relation contribue à construire et structurer le sens identitaire. Il remarque que la symbolique de Yushan s’est tranquillement imposée dans l’imagerie et le discours des dirigeants taiwanais, au fur et à mesure que s’effaçaient celle des monts Kunlun ou de l’Everest, en Chine.
La montagne de Jade est considérée par beaucoup de Taiwanais comme le plus haut sommet de leur « nation ». S’élevant à près de 4 000 m d’altitude, Yushan est aussi la source des trois principales rivières qui alimentent l’île. C’est la zone où le système écologique est le mieux préservé, avec ses forêts verdoyantes, sa faune et sa flore variées. C’est aussi un haut lieu de l’histoire et de la culture aborigènes. « Le mont de Jade est un symbole naturel de l’identité taiwanaise, au même titre que le mont Fuji pour les Japonais ou les Alpes pour les Suisses » , conclut le professeur Tai Pao-tsun.
Depuis une vingtaine d’années, le concept d’identité nationale a profondément évolué dans la société taiwanaise. Mais la puissance évocatrice de la montagne de Jade et l’exaltation de l’identité insulaire qu’on en a tiré ont minimisé ses autres facettes.
Pour les personnes qui se livrent à l’ascension du mont de Jade, c’est l’idée d’un pèlerinage, d’un défi à relever ou tout simplement la recherche d’une expérience unique qui prime. Et la montagne de Jade ne les décevra pas.
Des vestiges du néolithique
Au fil des millénaires, la majestueuse montagne est restée en marge du monde, témoin silencieux des changements qui prenaient place à ses pieds. Les traces d’une activité humaine dans cette région remontent loin. D’après les observations du célèbre anthropologue japonais Ryuzo Torii, puis celles du centre de recherches archéologiques de l’Academia sinica, les outils en pierre, les fragments de poterie et les vestiges d’anciennes habitations datant du paléolithique découverts sur place témoignent d’une présence et d’une activité humaines vieilles de plus de 1 000 ans.
Cheng Chung-yu [陳仲玉], chercheur à l’Institut d’histoire et de philologie de l’Academia sinica, a découvert des vestiges de cette présence à Chutou dans la région montagneuse de Nantou. Il explique que les plus anciennes traces d’habitations humaines dans les parages du mont de Jade ont été relevées sur un territoire bordé par les rivières Chuoshui, Chunta et Laonung, au nord, et la rivière Lakulaku, au sud. Ces populations primitives étaient tout autant des agriculteurs que des chasseurs.
Une société simple et tranquille
Comment ces hommes ont-ils vécu au pied de Yushan ? Les premières observations faites il y a une centaine d’années par les Japonais donnent une bonne idée de ce que pouvait être leur existence.
Ushinosuke Mori était un explorateur japonais qui, pendant plus d’une trentaine d’années, sillonna les montagnes de Taiwan pour étudier les peuplades aborigènes. Surnommés par eux le Grand Chef des barbares, il laissa de nombreux récits de ses voyages et rencontres : « Je suis allé dans les régions montagneuses primitives, et j’ai été le témoin de la vie pure et tranquille des peuples qui y vivent. Ceux qui ne les connaissent pas ont vite fait de leur coller l’étiquette de "sauvages", de "barbares". En réalité, ce sont des gens simples et honnêtes. »
« Alors que la nuit tombait, un groupe de jeunes filles aborigènes, avec des guirlandes de fleurs dans les cheveux, se rassembla devant la maison du chef de village où nous passions la nuit. Elles se mirent à chanter et à danser. Le lourd parfum des fleurs de leurs coiffures était un ravissement pour le voyageur fatigué. » La traduction qu’a faite Nelson Yang [楊南郡] des notes d’Ushinosuke Mori contient de nombreuses descriptions de ce genre. L’aventurier japonais a établi au fil des années des relations privilégiées avec la tribu des Bunun dont les membres possédaient une excellente connaissance de la montagne et de la forêt. Ce qui pouvait être considéré comme des tabous et des superstitions formait, en fait, la base normative de leur organisation sociale.
Un autre japonais, Tadao Kano étudia la faune et la flore des montagnes de Taiwan et fut conquis lui aussi par les peuplades aborigènes, leur vie et leur culture. « Il apprit la langue bunun et, lorsqu’il était avec les chasseurs, il se nourrissait comme eux de sang et de foie de cerf cru » , rapporte Nelson Yang, spécialiste des anciens chemins de voyage et traducteur en chinois de l’ouvrage de Tadao Kano Montagnes, nuages et barbares.
Le naturaliste japonais n’emportait même plus de provisions lors de ses expéditions et mangeait à la façon des Bunun, c’est-à-dire en se nourrissant surtout de bouillie de millet aux patates douces accompagnée de piments salés, se servant dans la marmite commune dans laquelle chacun prenait une bouchée à tour de rôle.
Un regain d’intérêt
Vers la fin de la dynastie Qing et pendant la colonisation japonaise, les montagnes de Taiwan, encerclées de nuages et baignées de bruine, berceau d’une vie simple et pure, ce paradis naturel décrit par Tadao Kano et Ushinosuke Mori, commencèrent à changer. L’ère de l’histoire écrite s’ouvrait.
En 1874, Shen Baozhen [沈葆楨], mandarin de la dynastie des Qing, écrivit un rapport à la cour suggérant d’ouvrir les montagnes et de pacifier les « peuples barbares ». Ainsi commença la pénétration du monde extérieur dans la région du mont de Jade. Cette année-là consacra un tournant dans les relations sino-japonaises.
Trois ans plus tôt, en 1871, un vaisseau marchand japonais, pris dans une tempête, fit naufrage sur les côtes sud-est de Taiwan. Une cinquantaine de survivants furent massacrés par les aborigènes qui vivaient à proximité. Les autorités chinoises n’ayant pris aucune mesure à la suite de cet incident, les Japonais envoyèrent deux ans après un corps expéditionnaire dans l’île.
Cet incident choqua la cour des Qing aussi profondément que la Guerre de l’Opium. Tout en protestant officiellement, les Chinois réalisèrent la gravité de la situation. Shen Baozhen, directeur général de l’Arsenal du Fuzhou, un administrateur capable et reconnu, fut envoyé à Taiwan, doté de tous les pouvoirs pour réaffirmer l’autorité impériale dans l’île et organiser sa défense militaire.
L’émissaire Qing comprit vite que la totalité des forces armées de l’île étaient concentrées « en face des montagnes » (à l’ouest de la chaîne de montagnes centrale) mais qu’aucune connaissance n’était disponible sur le territoire de « l’autre côté des montagnes », c’est à dire sur la côte est. Aucune route ne traversant l’île d’ouest en est, il fallait en construire une. C’est ainsi que, sur ordre de Shen Baozhen, fut tracée la piste de Patungkuan.
Ma I-kung [馬以工], membre du Yuan de contrôle et défenseur de l’environnement, considère que « le projet de piste de Shen Baozhen était héroïque pour l’époque et l’est d’ailleurs toujours aujourd’hui ».
Un passage à travers les âges
En 1875, Shen Baozhen envoya 3 000 soldats du Fujian et du Guangdong, au nord, au centre et au sud, ouvrir des voies qui traverseraient l’île d’ouest en est. La route nord allait de Suao à Hualien. C’est le même tracé qu’emprunte aujourd’hui l’autoroute Suao-Hualien. La route sud reliait Laiyi, dans le districtde Pingtung, à Chinlun, du district de Taitung. La route centrale, la plus difficile à réaliser, fut tracée sous la supervision du général Wu Guangliang [吳光亮]. Partant de Chushan, dans le district de Nantou, elle passait par Tungpu et Patungkuan, serpentait à travers la chaîne centrale de montagnes et se terminait à Yuli, dans le district de Hualien.
Lorsque la route fut terminée, les Qing suivirent l’avis de Shen Baozhen en autorisant l’envoi de colons sur la côte est. C’est ainsi que furent levées pour les Chinois les restrictions sur la traversée du détroit. L’immigration, surtout originaire du Fujian et du Guangdong, était incitée par le biais de traversées gratuites, de distributions de nourriture et de terres. Les candidats à l’aventure furent nombreux.
Mais la côte est était peu hospitalière. La végétation tropicale y était indomptable, le relief difficile et les maladies redoutables. Les implantations chinoises dans la partie orientale de l’île furent finalement limitées. La politique de colonisation du gouvernement Qing ne fut pas un succès. Rapidement, les incitations furent supprimées et la piste de Patungkuan, fruit du labeur et de la sueur de ceux qui l’avaient tracée, tomba en désuétude.
Le paradis des explorateurs
La défaite des Qing lors de la guerre sino-japonaise à la fin du XIXes. aboutit, en 1895, à la cession de Taiwan au Japon qui convoitait l’île depuis plus de vingt ans. Des changements majeurs pour le mont de Jade et ses environs se préparaient. C’était l’époque de l’engouement pour les sciences naturelles et les explorations. Yushan cristallisa les aspirations des passionnés de découverte.
Dès 1896, le lieutenant d’infanterie Yoshitora Nagano fut chargé de recenser les ressources naturelles et les populations dans les zones de montagne. Au cours d’une expédition qui dura dix-sept jours, il traversa la chaîne centrale de montagnes et suivit la piste de Patungkuan pour atteindre le sommet du mont de Jade. Son rapport mentionne que malgré son piteux état, elle restait visible et praticable.
Sur les traces de Yoshitora Nagano, plusieurs Japonais explorèrent les montagnes, y menant des études scientifiques de toutes sortes. Ces hommes ont laissé une mine d’informations sur la faune et la flore, la topographie des lieux, ainsi que sur les tribus qui les habitaient. Ces données constituent un fonds complet que l’on n’a pas terminé d’exploiter.
Une vingtaine d’espèces végétales propres à Taiwan portent le nom de Mori, dont une azalée et une sorte d’orpin, entre autres, parce qu’elles ont été découvertes par Ushinosuke Mori, qui dirigea également le département de recherche sur les plantes utiles sous l’administration coloniale.
Dans le domaine des études anthropologiques, on retrouve le nom d’Ushinosuke Mori, ainsi que ceux de l’anthropologue Ryuzo Torii et de l’ethnologue Kanori Ino. C’est à eux que l’on doit la classification des aborigènes en neuf ethnies différentes, sur la base de distinctions physiques, linguistiques et sociales.
Ces trois hommes ont laissé des milliers de photographies d’aborigènes, un fonds iconographique d’une richesse inestimable pour l’étude de leurs costumes, ornements et tatouages. Ils ont en outre couché par écrit nombre de leurs mythes et légendes, documentant de façon systématique, grâce à la photographie, la vie quotidienne de ces habitants des montagnes les activités agricoles, comme les semailles, la récolte, le tri des grains, mais aussi le tissage et les moments de détente. Tout cela forme un témoignage précieux sur ces peuplades au tournant du XIXes.
Amère résistance
Si l’exploration scientifique avait des buts louables, la politique menée par les nouveaux maîtres de l’île à l’égard des aborigènes fit de la région un champ de bataille. En 1910 fut instauré un « Plan quinquennal de gestion des barbares » qui marque à cet égard un revirement. Alors que les premières années de l’administration coloniale avaient été placées sous le signe de la conciliation, les pressions exercées par les groupes d’intérêts économiques la forcèrent à réviser sa politique.
Nelson Yang note que les entreprises qui exploitaient les mines et les forêts ou bien qui distillaient le camphre, ainsi que les planteurs de thé, étaient en guerre ouverte avec les populations aborigènes. Une autre source de tensions était la « frontière stratégique » que l’administration japonaise voulait imposer pour isoler ces peuplades dans des zones sous son contrôle. A chaque fois que cette frontière était reculée, réduisant un peu plus le territoire des aborigènes et les repoussant vers les hauteurs, il se produisait de violents affrontements. Cédant aux pressions de ceux qui voulaient exploiter les ressources naturelles de ces régions, ainsi que des milices locales, l’administration coloniale adopta une nouvelle politique axée sur le désarmement et la répression.
« Pour les Bununs, les armes à feu étaient un symbole d’honneur et de vie », explique Nelson Yang. La confiscation de leurs armes, essentiellement des fusils de chasse, fut très mal vécue par les Bunun. La situation dégénéra rapidement. Les villages le long de la rivière Lakulaku, au sud-est de ce qui est aujourd’hui le Parc national de Yushan, se révoltèrent en 1915 : les aborigènes lancèrent plusieurs attaques, dont certaines sont restées célèbres, comme celles de Qasibanan et de Tafen. Les guerriers bunun, qui pratiquaient le rituel de la chasse aux têtes, ramenèrent pas moins de 18 trophées, les victimes étant toutes des policiers japonais.
La route du pic
Les autorités japonaises réalisèrent que des mesures actives s’imposaient : il fallait faciliter le transport des troupes en réparant les routes et les pistes, et organiser un assaut frontal sur la zone de Tafen, sans quoi la résistance bunun ne serait jamais matée.
En 1919, les travaux de la piste de Patungkuan commencèrent sur la section est, de Yuli à Tashuiku, dans le district de Hualien, tandis que sur la section ouest, ils démarraient dans le sens inverse depuis Hsinyi, dans le district de Nantou. Des postes de police, qui servaient aussi d’écoles et de dispensaires, furent ouverts le long de la piste. En 1921, la piste militaire de Patungkuan était terminée. Comme les offensives bunun, menées par des guerriers comme Raho Ari, aussi connu sous le nom de Laho Ahmei, continuaient de faire des victimes parmi les forces japonaises, l’administration coloniale prit des mesures extrêmes : elle entreprit de déplacer les populations bunun vers la vallée de Huatung, le long de la Lakulaku. L’objectif était d’éviter qu’un autre mouvement de résistance ne se forme, tout en réglant le problème de l’entretien des pistes de montagne. Cet exode forcé entraîna malheureusement la disparition progressive des caractéristiques et connaissances uniques des Bunun au contact des populations chinoises et des aborigènes Ami.
Loin des violences qui affectaient la région située à l’est de Yushan, la région du mont Ali, à l’ouest, se développa de façon pacifique. En 1910 fut achevée la ligne de chemin de fer du mont Ali. Elle servait à transporter les troncs de cyprès, rouge et jaune, qui était abattus dans les forêts aux alentours de 2 000 m d’altitude.
En 1926, une piste reliant le mont Ali à Yushan fut ouverte, réduisant la durée de l’ascension du mont de Jade de 19 h à 9 h. Dans le même temps, l’administration encourageait les randonnées en montagne et la zone, jusque là réservée aux scientifiques et aux explorateurs, fut ouverte au public. Bientôt, les groupes de randonneurs rivalisaient entre eux et les étudiants considéraient cette ascension comme un défi sportif qui marquait la fin de leurs études. En quelques années, c’est l’ensemble de la société qui fut gagné par la fièvre de la montagne.
« L’admiration des Japonais pour Yushan ne s’est jamais démentie. Et même après la rétrocession de l’île, les alpinistes japonais ont continué de venir à Taiwan pour se mesurer au mont de Jade », dit Chen Pei-chou [陳佩周], auteur des Légendes des Montagnes de Taiwan. Pour de nombreux Japonais, monter au sommet de ce qui resta pendant cinquante ans la plus haute montagne de l’empire nippon (Yushan dépasse le mont Fuji de 176 m) avait valeur de pèlerinage.
Tabous
Pendant la quarantaine d’années de loi martiale, les déplacements à travers l’île étaient strictement réglementés. Si l’on connaissait à l’étranger l’existence du mont Ali, la région de Yushan est longtemps restée hors limite, et pour cette raison, son écologie a été préservée.
C’est en 1985 qu’a été établi le Parc national du Yushan. Après 20 ans d’efforts de développement économique, prenant conscience des dégâts provoqués par la pollution, les pouvoirs publics commençaient à se pencher sur les questions d’environnement. La volonté de concilier écologie et développement fut illustrée par le détour imposé à la même époque au trajet de la nouvelle route traversant l’île d’est en ouest.
Pendant des milliers d’années, le mont de Jade a accompagné l’histoire, riche et haute en couleurs, de Taiwan et des peuples qui l’habitent, témoin silencieux de leur évolution. « C’est dommage que les gens en sachent si peu à son sujet », regrette Nelson Yang. Dans le passé, ce sont les plaines et les côtes, soit seulement un quart de la surface de l’île, qui ont reçu toutes les attentions.
Selon Sun Ta-chuan [孫大川], directeur de l’Institut de recherche sur le développement aborigène à l’université nationale Dong Hwa (à Hualien), lui-même membre de la tribu des Puyuma, il suffit de regarder l’histoire du mont de Jade, que ce soit sous l’autorité des Qing et leur politique d’ « ouverture des régions montagneuses et de pacification des barbares » ou sous l’administration coloniale japonaise et son objectif de « contrôle des barbares », pour voir que la montagne a toujours été envisagée à partir de la plaine, tandis que son côté « sauvage et dangereux » était mis en exergue. En réalité, les traces d’occupation aborigène sont partout. Les montagnes n’étaient donc pas « sauvage » mais seulement « oubliées ». Changer de point de vue, passer des plaines à la montagne, donne une vision tout à fait différente de l’histoire de l’île.
Chaque culture voit les choses à sa façon. « Les montagnes sont perçues différemment selon les époques, et on peut distinguer plusieurs périodes », remarque Sun Ta-chuan. Les relations qu’entretiennent les aborigènes avec la montagne sont d’ordre religieux. Les hautes terres étant dans leurs tradition le berceau de leurs ancêtres, elles ont une portée spirituelle fondamentale. En revanche, chez les colons chinois, la relation entre les hommes et les montagnes se place sur le plan du développement économique et de la sécurité territoriale. Le lien spirituel est coupé. Durant la colonisation japonaise vient s’ajouter la perception de la montagne comme un objet d’études scientifiques, mais aussi d’aventure et de découverte personnelle.
Depuis quelques années, l’accent a été mis sur le tourisme. La politique actuelle de promotion de la culture locale a incité les gens à se pencher sur la « représentation culturelle de l’espace ». Cela a permis de dépasser la conception selon laquelle les montagnes sont là pour être exploitées et « consommées ». En même temps, Yushan a progressivement acquis une valeur de symbole politique, ce qui explique son omniprésence.
Les enfants de Yushan
« Au fil du temps et des gouvernements, si la perception de Yushan a évolué, on a toujours négligé d’écouter les aborigènes et de considérer leur point de vue », souligne Sun Ta-chuan. En exemple, l’universitaire explique que le développement du réseau hydraulique dans les montagnes s’est essentiellement fait au profit des habitants des plaines, alors que les aborigènes, qui vivaient le long des cours d’eau, étaient souvent privés d’eau courante.
Lorsque les régions montagneuses furent transformées en parcs nationaux, à partir du milieu des années 80, les aborigènes durent quitter leurs terres leur habitat traditionnel, leur territoire sacré et donc leurs racines culturelles.
« C’est pour cette raison qu’à chaque fois que le sujet du développement touristique des montagnes est abordé, nous avons une réaction négative et nous nous y opposons », explique Sun Ta-chuan. Selon lui, il faudrait que la culture aborigène et les besoins des tribus soient réexaminés à la lumière de l’histoire des montagnes.
« Je souhaite que les études menées sur Yushan ne se fassent pas seulement sous les angles de la recherche scientifique, du tourisme ou de la politique, mais prennent aussi en compte le côté humain et les droits de l’homme », précise-t-il.
Les Taiwanais, qui se surnomment eux-mêmes « les enfants du mont de Jade », se penchent aujourd’hui sur la relation, pleine de respect et d’humilité, qu’entretiennent les aborigènes avec la montagne. En définitive, la politique est éphémère. Il suffit peut-être d’écouter le silence de Yushan pour approcher la vérité éternelle. ■