04/05/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Le grand détour

01/09/2001
Pas cher, sympa, facile à garer… Les Taïwanais trouvent tout naturel d’enfourcher leur scooter pour aller jusqu’à l’épicerie du coin. (Photo : Huang Chung-hsin)

A Taïwan, pour ceux qui réussissent dans le monde de la haute technologie, la consécration consiste à installer leurs bureaux dans le Parc industriel et scientifique de Hsinchu. Malheureusement, une fois réalisé, ce rêve se double d’un cauchemar de proportions correspondantes : la navette quotidienne entre la technopole et un domicile en ville. Le trajet, qui prend une quinzaine de minutes en temps normal, peut s’étirer sur trente, soixante minutes, voire plus aux heures de pointe. « Dès le début, les plans d’urbanisme ont donné la priorité aux véhicules privés, dit Jason Chang, professeur de systèmes de transport au département de génie civil de l’université nationale de Taïwan. Les transports en commun n’ont jamais eu leur chance. Vingt ans après sa création, le Parc donne le parfait exemple des conséquences du développement d’un réseau de communications orienté sur les voitures pour un endroit caractérisé par un espace limité et une haute densité de population. Hélas, ce sont là des caractéristiques partagées par presque toutes les grandes villes taïwanaises. »

Il n’est pas plus facile de se déplacer entre les conurbations taïwanaises surpeuplées qu'intra-muros. Cheng Fei-ching, 29 ans, a quitté Tainan pour venir faire ses études universitaires à Taïpei, où elle a obtenu son diplôme, trouvé du travail, et s’est mariée. Naturellement, la jeune femme retourne dans sa ville natale de temps en temps, en général lors des jours fériés. « En termes de temps de trajet, Tainan peut être soit très près, soit très loin de Taïpei, dit-elle. Il me faut soit quarante minutes pour arriver, soit quatre heures – ou alors j’ai l’impression que cela n’en finira jamais. » En effet, le voyage prend quarante minutes en avion, et quatre heures par le train, mais lors des grandes périodes de vacances, les billets sont chers, et Cheng Fei-ching se retrouve souvent dans la catégorie des voyages interminables – six, sept, parfois jusqu’à dix heures, coincée dans un car sur l’autoroute.

Les problèmes rencontrés par les scientifiques et les industriels à Hsinchu ou par les vacanciers donnent une idée de la situation générale. « Peut-être que cela vient du fait que tant de hauts fonctionnaires ont fait leurs études aux Etats-Unis : il leur a semblé naturel de transplanter ici un urbanisme à l’américaine », analyse Jason Chang.

Toujours est-il qu’à Taïwan, les transports par la route ont progressé à la vitesse grand V. Au cours des vingt dernières années, la longueur totale du réseau routier insulaire est passée de 28 000 à près de 35 000 kilomètres, tandis que le nombre de voitures a été multiplié par dix, passant de 438 000 à plus de 4,6 millions. Jason Chang estime que pour les utilisateurs, les frais de ce mode de transport (essence, taxes et frais de stationnement compris) ne représentent en fait que 30 à 50% de son coût réel pour la société dans son ensemble. « De plus en plus de gens achètent des voitures et des scooters parce que le gouvernement laisse entendre que les modes de transport privés ne sont pas chers. Ce que le gouvernement ne dit pas, c’est que les usagers des transports en commun subventionnent les propriétaires de véhicules privés. »

Ces frais augmentent rapidement, parce les moyens de transport individuels soi-disant peu chers sont rapidement passés dans les mœurs. A tel point que lorsque le camion-poubelle fait le tour du quartier tous les soirs, il n’est pas rare de voir des gens sauter sur leur scooter pour aller jeter leurs ordures dans la benne, à moins de cent mètres de distance.

Tant que l’accent a été mis sur les véhicules privés, il n’y a guère eu de place pour les transports collectifs, souligne Lin Dah-yuh, le directeur général de l’Institut des transports, au ministère des Transports et des Communications. Les transports en commun étaient enfermés dans un cercle vicieux : « pas de passagers, pas de bénéfices, pas de ressources – et par conséquent pas besoin non plus d’amélioration. » Victime typique de ce syndrome, Taiwan Motor Transport Corp. (TMTC), une société du secteur public privatisée le 1er juillet 2001, qui opère sur les grands trajets interurbains. Elle a vu ses bénéfices décliner régulièrement sous l’effet de la concurrence du secteur privé. En 1990, elle fournissait encore 1,6 milliard de voyages, un chiffre qui est tombé à 1,1 milliard l’année dernière. TMTC, qui essuyait depuis longtemps la critique pour la médiocrité de ses prestations, est maintenant confrontée à de sérieux problèmes de trésorerie.

Les conséquences de la croissance explosive des véhicules privés étaient faciles à prévoir : routes encombrées, circulation difficile et plaintes sans fin concernant les déplacements à travers l’île. Les pouvoirs publics se sont longtemps contentés de prendre des mesures ponctuelles, qui ne font qu’alimenter un cercle vicieux, explique Chang Chia-juh, le vice-ministre des Transports et des Communications. En particulier, on a construit des routes supplémentaires et des parkings pour faciliter la vie des utilisateurs de véhicules privés. Or, dès que la situation s’améliore un peu, les gens achètent davantage de voitures et de deux-roues, aggravant encore les embouteillages.

Le gouvernement n’est pas le seul à soutenir de façon active la construction des autoroutes : les politiciens ne sont pas en reste. Députés et élus locaux font pression pour que leur circonscription soit desservie par de nouvelles routes, des bretelles d’autoroutes et des gares sur le trajet du train à grande vitesse en construction – et ils ne perdent pas de temps pour s’en attribuer le mérite en cas de succès. Il y a deux ans, lorsque la nouvelle route reliant Taïpei à Hsintien, dans la banlieue sud, a été achevée, les automobilistes étaient accueillis par une grande bannière rouge proclamant : « Nous remercions le député Lo Fu-chu d’avoir construit cette route. » Le message était clair : « Votez pour moi aux prochaines élections législatives : je fais avancer les choses ».

Exemple plus récent, le projet du ministère des Transports et Communications de construire un aéroport international à Taichung, suite à une promesse électorale de Chen Shui-bian. Les milieux d’affaires et hommes politiques de la région sont tous favorables au projet, même si les deux aéroports internationaux existants, à Taoyuan et Kaohsiung, semblent suffisants, et qu’en construire un troisième apparaît comme « un gaspillage », pour reprendre les mots de Jason Chang.

Le vice-ministre Chang Chia-juh admet que la planification, dans le domaine des transports, est depuis longtemps et restera vraisemblablement influencée par la politique, à Taïwan comme partout ailleurs. Les « intérêts » de certains politiciens peuvent parfois être contrés au moyen de procédures légales, par exemple en adoptant de nouvelles réglementations concernant la construction des bretelles d’autoroutes. Il en est d’autres qui ne peuvent être neutralisés que par le biais de la politique, notamment de négociations entre partis au Yuan législatif. Cela dit, dans un cas comme dans l’autre, ce ne sont jamais les urbanistes qui ont le dernier mot.

Néanmoins, on peut constater un changement radical d’attitude. Sous la pression croissante des mécontents et de leurs élus, le gouvernement a fini par réaliser que la dépendance de l’île envers les véhicules privés, initiée voici une dizaine d’années, ne marchait plus. L’Institut des transports cité plus haut et l’Institut chinois des transports [Taïpei], un organe de recherche à but non lucratif constitué d’universitaires, de hauts fonctionnaires et de professionnels, ont produit un rapport d’évaluation qui a été proposé à la discussion lors d’une Conférence nationale des transports en 1994. Le résultat de ces discussions est un Livre blanc sur la politique des transports publié en 1995, dans lequel le gouvernement stipulait clairement pour la première fois que la politique du tout-autoroute serait abandonnée au profit du développement des transports par voie ferrée, et que la priorité ne serait plus donnée aux véhicules privés mais aux transports en commun, pour un environnement « sain, productif et viable ».

La ville de Taïpei a été une pionnière dans la mise en œuvre de cette nouvelle politique d’urbanisme. La première initiative a consisté à dessiner des couloirs réservés exclusivement aux bus, ce qui a eu pour effet immédiat de rendre les trajets en bus plus rapides qu’en voiture ou en taxi. La seconde phase impliquait l’intégration des lignes du métro, en voie d’achèvement, avec les trajets des bus de la ville. Résultat, en métro, il ne faut que vingt minutes pour aller de Hsintien, dans la banlieue sud, à la gare de Taïpei, contre quarante à quatre-vingt-dix minutes aux heures de pointe par la route qui doit son existence au député Lo Fu-chu.

La Municipalité a ensuite entrepris de rendre les moyens de transport privés moins pratiques et plus coûteux en imposant des règles plus strictes pour le stationnement des deux-roues et en augmentant les tarifs des parkings. « Les pouvoirs publics ne peuvent pas doubler ou tripler le coût d’utilisation des véhicules privés pour forcer les gens à renoncer à leurs voitures et leurs scooters et à prendre les transports en commun, explique Jason Chang, qui est consultant pour le Bureau des transports de Taïpei. Ils doivent donner d’abord, et prendre ensuite. En d’autres termes, il faut commencer par proposer des transports en commun adéquats et fiables avant de rendre les transports privés plus chers et moins pratiques. »

La ville de Taïpei semble avoir acquitté sa part. Selon Lin Dah-yuh, de l’Institut des transports, 43% des gens faisant la navette entre leur domicile et leur lieu de travail empruntent aujourd’hui les transports en commun, contre 25% avant l’intégration du métro et des lignes de bus.

Le métro n’est toutefois pas obligatoirement la meilleure solution aux problèmes de circulation dans les autres villes, ne serait-ce que parce que peu d’entre elles ont les moyens de s’en offrir un. Le réseau de transports en commun de Taïpei a coûté 400 milliards de TWD (12,75 milliards d’euros) au total, les budgets et les délais initiaux ayant été largement dépassés, et nulle autre ville ne dispose de telles ressources. Quant au gouvernement, il a bien d’autres priorités budgétaires. Quoi qu’il en soit, trouver l’argent nécessaire à la construction d’un réseau n’est pas tout : les coûts d’exploitation doivent également être pris en compte. Taïpei dispose d’un nombre d’usagers potentiels suffisant pour générer les revenus indispensables à la couverture des frais d’exploitation, ce qui n’est pas le cas des autres villes. Lin Dah-yuh estime que dans le centre et le sud de Taïwan, moins de 10% de la population urbaine emprunte les transports en commun. « Même si une collectivité locale parvient d’une façon ou d’une autre à construire un métro, il n’y aura pas suffisamment d’usagers pour le rentabiliser, prédit le haut fonctionnaire, et ce sera un gouffre financier. »

Le cas de Kaohsiung illustre fort bien ces propos. Un réseau de métro de 43 kilomètres de long devrait y être achevé d’ici la fin de l’année 2006. Le budget de construction a été partagé entre le gouvernement, les collectivités locales et des investisseurs privés. Selon les dernières statistiques disponibles à ce sujet, la proportion d’usagers des transports en commun dans la ville de Kaohsiung était tombée à 9% en 1997. A moins que quelque chose ne vienne renverser la tendance, les urbanistes pensent que le métro de Kaohsiung connaîtra des difficultés financières. La société d’exploitation du réseau, la Kaohsiung Rapid Transit Corp., espère quant à elle élargir sa clientèle grâce à des campagnes de promotion, pour rendre les lignes rentables.

Les perspectives sont encore plus incertaines pour Taoyuan, Taichung et Hsinchu, qui sont pourtant toutes trois en train d’étudier des projets similaires. « Elles ont vu le succès de Taïpei et veulent la même chose, dit Jason Chang, mais elles n’ont pas pris en considération les besoins locaux en transports en commun. Elles ont seulement peur de devenir des villes de seconde zone si elles n’arrivent à s’offrir que des réseaux à faible ou moyenne capacité. » M. Chang estime qu’en termes pratiques, les collectivités locales doivent faire un choix entre l’amélioration des lignes de bus existantes et le développement d’un réseau ferré léger qui ne coûterait aux investisseurs qu’un cinquième à un quart de ce que coûterait un métro.

Si les villes peuvent planifier de façon autonome leurs réseaux de transports en commun urbains, l’expansion des transports interurbains est de la responsabilité du ministère des Transports et Communications. Le nombre de passagers aériens sur les lignes intérieures a tendance à fluctuer avec le prix des billets : en ce moment, les prix sont plus élevés qu’ils ne l’ont jamais été, et de nombreux avions volent à vide. De toute façon, les vols intérieurs ne répondent qu’à une petite partie de la demande. Exception faite des voyages vers et en provenance des îles au large comme Kinmen et Matsu, les voyageurs restent fortement dépendants pour leurs déplacements interurbains des réseaux ferré et routier.

Sur l’année 1990, les péages autoroutiers ont dénombré 285 millions de véhicules ; le chiffre correspondant pour l’année dernière était de 454 millions. Une enquête menée par le ministère des Transports et Communications et publiée en juin de l’année dernière montrait, et cela n’a rien d’étonnant, que la principale source de mécontentement chez les utilisateurs du réseau autoroutier était les embouteillages. Plutôt que d’étendre le réseau routier, le Bureau des autoroutes nationales de la région de Taïwan, au ministère, essaie de résoudre le problème en gérant le flot de la circulation. Un système de comptage automatique relié aux feux tricolores placés aux entrées d’autoroutes, mis en place en 1993, ainsi que l’interdiction faite aux voitures transportant moins de quatre passagers d’emprunter le réseau à certaines heures, ont permis d’alléger le flot de véhicules aux heures de pointe et lors des grandes périodes de vacances. Le ministère a par ailleurs ouvert le marché des lignes interurbaines aux sociétés d’autocars du secteur privé dès 1988, avec l’espoir que l’introduction de la concurrence entraînerait une amélioration des services qui inciterait les voyageurs à renoncer à leur voiture en faveur de l’autocar.

Sur les trajets interurbains, les trains restent cependant le mode de transport le plus fiable. Au cours des dix dernières années, le trafic ferroviaire est passé de 131 à 191 millions de voyages par an. Malgré l’introduction d’un système partiel de billetterie informatisée, il reste cependant difficile d’obtenir des places aux heures et jours chargés.« Le plus grand problème avec les voies ferrées, c’est que l’offre n’arrive pas à suivre la demande, dit le vice-ministre Chang Chia-juh. Il est peu probable que l’Administration des Chemins de fer parvienne à réaliser d’importantes améliorations du réseau et des équipements pour répondre à cette demande, mais le train à grande vitesse devrait améliorer la situation. » Kaohsiung ne sera alors plus qu’à quatre-vingt-trois minutes de Taïpei, pour les trains ne faisant qu’un seul arrêt à Taichung, bien qu’il soit pour l’instant difficile de dire combien de ces trains quasi directs seront mis en service quotidiennement. La ligne omnibus existante, sur la côte ouest, sera utilisée surtout pour les courts trajets régionaux.

Récemment, il a été suggéré aux sociétés de transport de tirer meilleur parti des routes maritimes et des installations portuaires de l’île. Pour l’instant, les messageries maritimes sont pratiquement limitées aux transports internationaux de marchandises : l’année dernière, on n’a enregistré que 900 000 passagers dans les transports maritimes. Quelques ferry-boats font bien la navette entre Taïwan et les îles au large, mais ils transportent essentiellement des touristes et des soldats du contingent, ne fournissant un moyen de transport aux habitants que lorsque les avions sont complets.

« Le principal problème est le temps de transport », dit Chang Chia-juh. Ainsi par exemple, depuis Kaohsiung, le voyage en bateau pour Kinmen prend dix heures, et celui pour Penghu quatre heures, alors qu’il faut moins d’une heure pour rejoindre ces deux archipels par avion. M. Chang ajoute que l’éloignement relatif des installations portuaires par rapport aux centres urbains n’incite pas à choisir le bateau. Le problème ne se pose pas de la même façon avec les voyages en avion, en car ou par le train, pour lesquels les correspondances sont plus faciles. En définitive, les seules lignes maritimes « actives » sont celles qui desservent l’île aux Orchidées et l’île Verte, dont les aéroports sont sous-équipés et où les conditions climatiques obligent souvent les voyageurs à prendre la mer. Même dans ces deux cas, le trafic maritime est saisonnier, et les jours d’hiver il n’est pas rare de ne compter qu’une poignée de passagers à bord d’un ferry-boat conçu pour en transporter plusieurs centaines.

Les problèmes rencontrés pour l’expansion des « routes bleues » reliant les ports de Taïwan entre eux rappellent l’une des principales faiblesses du réseau intérieur de voies de communication : le manque d’intégration. « Je suis descendu du train et j’ai essayé de prendre le bus jusqu’à ma destination finale, mais je n’ai trouvé aucune information, ni sur l’endroit où étaient les stations, ni sur quel bus prendre », se souvient Lin Dah-yuh d’un voyage à Changhua, dans le centre de l’île, il y a quelques années. « Dans la gare, il n’y avait que les horaires des trains d’affichés. Pour le reste, les passagers n’avaient qu’à se débrouiller tout seuls. »

Le métro de Taïpei, en revanche, est un modèle du genre en ce qui concerne l’information des voyageurs, avec de grands plans du quartier placés à toutes les entrées, et indiquant clairement l’emplacement des stations de bus voisines. « Le métro est rapide et fiable, mais il ne serait pas aussi pratique s’il n’était pas intégré aux autres réseaux de transport, remarque Jason Chang. La facilité avec laquelle les usagers accèdent aux stations ou les quittent est aussi importante que le trajet en métro lui-même. »

Si les pouvoirs publics ont, ces vingt ou trente dernières années, consacré d’énormes ressources à la construction de réseaux d’autoroutes, de voies ferrées et d’aéroports, ces projets répondaient plus souvent à des besoins immédiats qu’aux exigences d’une planification à long terme. « Le ministère des Transports et des Communications est critiqué pour le manque de clarté et de vision d’ensemble de sa politique. Il est temps de faire une évaluation des infrastructures existantes et de les intégrer », reconnaissait en 1995 le ministre d’alors, Liu Chao-shiuan, dans la préface du Livre blanc cité plus haut. Au vu des améliorations dont les transports urbains de la capitale ont fait l’objet récemment, gageons que Taïwan est enfin sur la bonne voie.

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