Le quartier de Bopiliao est délimité par l’école primaire Laosong et les rues de Guangzhou, de Kunming et de Kangding. Avec le temple Longshan, à un jet de pierre au nord, et la rue Huaxi à l’ouest, c’est le seul quartier de Taipei qui a gardé son identité Qing, et il y flotte toujours un léger parfum de mystère qu’on ne trouve plus dans les autres parties de la ville.
En novembre dernier, le maire de Taipei, Hau Lung-bin [郝龍斌], et Li Yong-ping [李永萍], alors adjointe à la Culture, ont inauguré une exposition sur les 300 ans de cette portion de la ville historique qui était autrefois connue sous le nom de Dajiala. Le maire y est ensuite revenu plusieurs fois pour le faire visiter à des réalisateurs indiens et les inciter à y tourner des scènes pour Bollywood.
Bopiliao n’a rouvert au public que quelques mois auparavant, après dix années de consciencieux travaux de restauration, avec une exposition artistique installée par Sean Hu [胡朝聖], qui a par exemple été le commissaire du salon de l’art contemporain Art Taipei en 2008, et qui cette fois avait rassemblé des œuvres en rapport avec Bopiliao, signées par des artistes taiwanais et étrangers.
Le week-end, Bopiliao s’anime.
Vestiges du temps
A quoi ressemblait Bopiliao avant ce coup de plumeau magique ? Les premières mentions de Bopiliao datent de 1799. L’architecture des lieux, typique de la dynastie Qing, est celle de longs alignements d’échoppes tout en profondeur, séparées les unes des autres par un mince mur commun. Le rez-de-chaussée était occupé par les activités commerciales, et le premier étage réservé au logement, ou bien le commerce n’occupait que la partie sur la rue, les boutiquiers vivant dans le fond du magasin, parfois derrière une fine partition.
En 1905 – l’île était alors japonaise –, un projet d’urbanisme entraîna l’élargissement et le redressement de certaines des vieilles ruelles serpentines. Les arrières des échoppes de Bopiliao furent abattus pour laisser la place à ce qui est aujourd’hui la rue de Guangzhou. La rue originelle de trois mètres de large, aux normes de son époque, n’était plus qu’une contre-allée. De l’autre côté, sur la nouvelle rue, les commerçants ne perdirent pas de temps pour accrocher leurs enseignes, tout en continuant à faire leurs affaires « côté cour » également – une formule inédite de double pas-de-porte…
Les architectes japonais de l’époque encouragèrent les boutiquiers à rénover leurs échoppes dans le style « occidental », avec des arcades en brique rouge, et d’installer de plus grandes fenêtres pour améliorer la ventilation et la luminosité des lieux. Le résultat est un curieux mais agréable mélange de styles.
Les matériaux originels ont été respectés et l’endroit a conservé son identité.
D’où Bopiliao tire-t-il son nom ? Certains avancent que les trois idéogrammes qui le forment – bo [剝], peler, pi [皮], peau et liao [寮], cabane – font référence aux activités des négociants en bois qui, au XIXe s., amenaient au port de Taipei alors tout proche des cargaisons d’épicéa en provenance de Fuzhou, de l’autre côté du détroit. Les troncs étaient débarqués et halés au moyen de chars à bœufs jusqu’à Bopiliao pour y être débités. Le nom du quartier tirerait soit du travail d’écorçage, soit de celui des tanneurs de peaux qui y étaient installés. L’histoire semble tenir debout, mais elle ne fait pas l’unanimité, certains croyant savoir que le quartier a en fait longtemps été appelé Fupiliao avant de changer de nom à la période japonaise pour devenir Beipiliao, et plus tard seulement, Bopiliao, bei et bo se prononçant presque pareil en langue minnan.
Miraculeusement préservé
Dans les années 80, alors que Taiwan connaissait sa révolution industrielle, les prix des terrains sont soudain montés en flèche, et les promoteurs immobiliers ont compris qu’ils avaient tout à gagner à racheter à bas prix des quartiers entiers de maisonnettes en bois et vieilles demeures en brique pour tout raser et construire à la place des immeubles de plusieurs étages. Le carnage fut terrible. Etrangement, Bopiliao fut épargné. C’est un peu comme si le quartier avait été figé dans la glace.
Le professeur Mii Fu-kuo [米復國], de la faculté d’architecture de l’Université Tamkang, à Danshui, qui a réalisé une enquête sur l’histoire de Bopiliao en 1998, à la demande de la mairie de Taipei, explique que si le pâté de maisons a échappé à la destruction, c’est parce qu’il avait été classé comme faisant partie des terrains de l’école primaire Laosong.
La mairie, qui convoitait ces terrains, avait engagé une procédure d’expropriation, mais les services en charge du dossier ne l’ont pas bien géré et le manque de communication avec les résidents a fait traîner les choses en longueur, au point que la procédure frôla l’annulation pour dépassement de la durée réglementaire, qui est de 10 années. Durant toute cette période, l’incertitude était telle que les habitants du quartier refusaient d’investir un dollar dans leurs vieilles maisons. Partout, le crépi tombait en morceaux, laissant apparaître les vieilles briques de terre sèche. Les toits s’éventraient, les herbes folles s’épanouissaient.
En 1998, alors que les dix ans fatidiques approchaient, les résidents formèrent un comité de défense du quartier historique de Bopiliao pour faire pression sur les pouvoirs publics et obtenir le classement du site. L’idée n’était cependant pas du goût de l’école primaire Laosong qui lança une pétition intitulée « Sauvez notre cour d’école » pour demander que tous les bâtiments construits sur les terrains lui appartenant soient rasés, Bopiliao compris. Un troisième groupe de pression, constitué par des résidents de Bopiliao, manifestaient de leur côté devant la mairie de Taipei pour que Ma Ying-jeou [馬英九], alors tout juste élu maire, respecte ses promesses à leur égard concernant leur relogement dans des quartiers plus agréables.
Finalement, un consensus fut trouvé : les 64 foyers concernés acceptèrent d’aller se réinstaller ailleurs, en échange d’une compensation totale de 461 millions de dollars taiwanais, distribuée en fonction de la surface libérée.
Le quartier revit grâce au tourisme local.
Sur les 4 699 m2 de terrain récupérés par la mairie, il a alors été décidé qu’une petite proportion serait réutilisée par l’école, une fois rasées les quelques bicoques qui s’y trouvaient. Les 90% restants seraient restaurés pour être intégrés dans un projet de revitalisation du quartier.
En 1999, juste avant la date du début des travaux de démolition, les habitants ont organisé une veillée aux chandelles pour faire leurs adieux aux lieux et exprimer leur émotion. Zheng Yalin [鄭雅玲] y a vécu pendant 20 ans. Elle y tenait une maison de thé qui s’est depuis réinstallée dans la rue de Nanning mais fait partie de ceux qui auraient voulu rester. « Depuis que j’ai déménagé, les affaires sont mauvaises, et puis, je ne peux plus retourner dans la maison qui fut la mienne. »
La famille de son mari était installée à Bopiliao depuis l’époque de l’empereur Daoguang [道光] (r. 1821-1851), et elle avait finalement repris le commerce familial, qui a aujourd’hui un demi-siècle d’existence – pas grand-chose en fait si on le compare à d’autres établissements comme Sun Book Making, une maison centenaire qui utilise encore des méthodes d’impression et d’encollage traditionnelles, ou encore au temple taoïste Weilingtan, qui est géré par la même famille depuis cinq générations.
Renaissance
En 2003, la mairie ayant pris possession des lieux, un Centre d’éducation au patrimoine et à la culture de Taipei a été établi dans la partie est de Bopiliao, avec pour mission de faire connaître aux élèves de l’école Laosong l’histoire de leur quartier. Dans la partie ouest, une petite exposition permanente a été inaugurée en 2009, mais les lieux ont à terme pour vocation d’accueillir des manifestations culturelles et artistiques.
Le site présente une architecture typique de la fin du XIXe s. avec ses arcades en brique et ses plafonds de bois.
Qu’en pensent les riverains ? Les commerçants du quartier sont en général contents qu’il y passe désormais plus de monde, mais les opinions restent un peu partagées. Ke Te-lung [柯得隆], propriétaire d’un petit commerce de desserts traditionnels sur la rue Huaxi, trouve que la rénovation a fait de Bopiliao une coquille vide. D’autres au contraire constatent que la remise en état de Bopiliao a apporté des éléments culturels et artistiques dans la vie du quartier.
Mii Fu-kuo, qui outre Bopiliao a aussi étudié les vieux quartiers de Sanxia, dans le district de Taipei, ainsi que les villages traditionnels de Kinmen, explique que les méthodes de restauration utilisées à Bopiliao ont bénéficié d’une certaine flexibilité parce qu’il ne s’agissait pas de bâtiments classés. On a donc opéré un petit « lifting » sans conséquence sur l’aspect général des lieux, par exemple pour des considérations de sécurité.
Il explique aussi que les pouvoirs publics ont pour principe de ne pas inclure dans les sites rénovés des commerces qui risquent de faire concurrence à ceux déjà installés sur place de longue date. C’est par exemple pour cette raison que les bains du musée des Sources chaudes, à Beitou, n’ont pas été ouverts au public, puisque de nombreux établissements de sources chaudes s’élèvent dans les environs. Ainsi, à Bopiliao, il a été décidé de ne pas installer de restaurants.
Il faut maintenant, conseille Mii Fu-kuo, que la vie du quartier se réorganise autour de son nouveau joyau, et tenter de faire le lien avec d’autres éléments des alentours, comme par exemple les restaurants et les boutiques vendant le nécessaire au culte bouddhiste ou taoïste qui sont installés dans la « ruelle des plantes médicinales » voisine. « Il faut que les passants s’arrêtent, entrent et trouvent de l’intérêt à leur passage ici. Alors les efforts auront porté leurs fruits. »