>> Dans les musées, les restaurants, les marchés de nuit... les touristes japonais sont partout. Que viennent-ils chercher à Taiwan ?
Depuis plusieurs années déjà, les Japonais constituent le premier groupe de visiteurs étrangers à Taiwan. Le phénomène semble s'accentuer, et en 2005, ils sont 1 150 000 à avoir fait le voyage - un record.
Il faut dire que les relations entre Taiwan et le Japon, anciennes et complexes, restent assez étroites, malgré la rupture des relations diplomatiques en 1972. Chaque année, ce sont d'ailleurs plus de 1,2 million de Taiwanais qui se rendent dans l'archipel nippon.
Ces chiffres sont significatifs à une époque où, en Chine, le ressentiment envers le Japon est particulièrement fort. Il est possible d'ailleurs que, ces derniers temps, une partie des touristes japonais ait pour cette raison préféré un séjour à Taiwan plutôt que sur le continent. Si les départs depuis l'aéroport international de Kansai, à Osaka, ont augmenté de 40% sur la période du Nouvel an chinois en 2006 par rapport à la même période l'année dernière, en parallèle, le nombre total de Japonais se rendant en Chine a reculé d'un tiers, au profit de Taiwan et de la Thaïlande principalement.

Il fut un temps où les touristes japonais à Taiwan étaient surtout des nostalgiques d'une autre époque, souvent des retraités qui avaient vécu dans l'île alors qu'elle était une colonie japonaise, avant 1945. Mais ces dernières années, l'âge moyen des visiteurs nippons a fortement baissé : ce sont maintenant les générations d'après-guerre qui forment le plus gros contingent.
Les appâts de Taiwan
En 2004, une enquête de l'office national du Tourisme a montré que les Japonais venaient à Taiwan pour trois raisons principales : sa gastronomie, sa proximité géographique et son faible coût de la vie. En d'autres termes, les Japonais arrivent ici avant tout pour bien manger... Le restaurant Din Tai Fung, sur l'avenue Xinyi, à Taipei, en est une bonne illustration. Tous les jours, il y a une foule de gens qui attendent sur le pas de la porte pour déguster les fameux raviolis à la vapeur de l'établissement, 30% de cette clientèle étant japonaise. C'est devenu un lieu de passage obligé.
Comme il ne faut qu'un peu plus de 3 h pour rejoindre l'île en avion depuis le Japon, les compagnies aériennes en compétition sur cette destination proposent toutes une formule « week-end à Taiwan ». Enfin, pour les Japonais, le coût de la vie y est jusqu'à 60% moins élevé que dans leur pays. Combinés à l'accueil chaleureux que la population locale leur réserve, ces trois éléments donnent à Taiwan un attrait irrésistible pour les Japonais.
Comme ils viennent en général pour un court séjour, plus des trois quarts se limitent aux attractions de Taipei et du nord de l'île. Parmi les lieux les plus visités, ce sont les marchés de nuit qui sont le plus souvent cités (50% des réponses), suivis du musée national du Palais, puis du mémorial Tchang Kaï-chek, de la ville minière de Chiufen, du temple Longshan, de la ville historique de Danshui, du Monuments aux martyrs, de Ximending, des sources chaudes de Beitou et de la tour Taipei 101.
Lorsqu'on les interroge sur les destinations qui les intéressent à travers l'île, les Japonais citent, dans cet ordre, le village aborigène de Wulai et ses sources chaudes (dans le nord), les gorges de marbre de Taroko (sur la côte est), Chiufen, le lac du Soleil et de la Lune (dans le centre), le marché de nuit de Kaohsiung (dans le sud), le musée national du Palais, la Taipei 101, Beitou, le marché de nuit de Shilin (à Taipei) et Danshui. Il ressort de leurs réponses que le potentiel touristique du centre et du sud de l'île est encore largement inexploité.

Les musts de Taipei
Selon Chen Tien-mao [陳添茂], un guide touristique ayant une vingtaine d'années d'expérience dans ce métier, la plupart des groupes de touristes japonais arrivent maintenant dans le cadre d'une formule « quatre jours, trois nuits » centrée sur la capitale. Le jour de leur arrivée, il emmène ses groupes dans un marché de nuit. Celui de Shilin, dans la partie nord de la ville, rencontre en général un vif succès, de même que le marché de Raohe, dans le quartier de Songshan, plus orienté vers les touristes. La popularité de celui qui est situé près du temple Longshan, autre fois bien connu des visiteurs étrangers sous le nom de « Snake Alley », a beaucoup décliné ces dernières années parce que l'endroit est devenu assez glauque, note le guide.
Les excursionnistes japonais « font » les principaux sites de la capitale au cours de leur deuxième journée. Après le petit déjeuner, Chen Tien-mao les accompagne au Monument des martyrs pour qu'ils y assistent à la relève de la garde, à 9 h. Le caractère solennel de la cérémonie tranche en général avec l'animation des touristes qui papotent en japonais en prenant des photos. Le fait qu'il n'y ait plus d'armée régulière au Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale explique en partie cet intérêt marqué des touristes nippons pour le décorum militaire.

L'autocar les dépose ensuite non loin de là, au musée national du Palais qui abrite la plus grande collection d'antiquités et d'art chinois du monde. Là encore, les Japonais sont toujours très nombreux.
Après avoir admiré les précieux trésors impériaux, ils se rendent souvent au Grand Hôtel, un établissement construit en 1952 pour recevoir les dignitaires étrangers, et sur le site duquel s'élevait un temple shinto qui fut rasé comme beaucoup d'autres après le départ des Japonais en 1945. Là, les touristes se font servir un banquet chinois en contemplant Taipei en contrebas. Après quelques instants de repos, le site suivant sur leur liste est en général le mémorial Tchang Kaï-chek. Ensuite, retour dans l'autocar pour passer devant le palais présidentiel, à quelques centaines de mètres de là. Le bâtiment, comme de nombreux autres édifices administratifs de Taiwan, a été construit par les Japonais. Il abritait le quartier général du gouverneur nippon au temps de la colonisation. Le soir, la visite se poursuit au temple taoïste de Xindian pour y observer la religion populaire en action.
Le troisième jour, les groupes ont en général quartier libre. Certains en profitent pour retourner au musée national du Palais et s'attarder dans les salles qu'ils ont dû traverser au pas de charge la veille avec le reste du groupe. Beaucoup préfèrent prendre le métro jusqu'à la tour Taipei 101, le plus haut gratte-ciel du monde, et monter à son sommet pour profiter de la vue imprenable sur la capitale et les montagnes environnantes. D'autres encore flâneront dans les vieux quartiers ou prendront le métro jusqu'à Danshui qui abrite des vestiges d'une autre ère coloniale, la période hollandaise, au XVIIe s.

Par le passé, c'était surtout la génération âgée qui visitait Taiwan. Les jeunes ont récemment attrapé le train en marche, et avec eux est née une nouvelle sorte de tourisme.
Japan Asia Airways (JAA) a joué un rôle décisif dans ce phénomène. Depuis quelques années en effet, la compagnie aérienne a reporté son attention sur une clientèle jeune, et en 1998, elle a même recruté le bourreau des curs taiwano-japonais, l'auteur Takeshi Kaneshiro comme porte-parole. En 2000, la campagne de promotion l'a associé au célèbre comédien japonais Ken Shimura, afin de toucher un public plus large.
Dans le film publicitaire de JAA, Takeshi Kaneshiro joue le rôle d'un guide décontracté mais plein de connaissances qui aide Ken Shimura et un groupe de jeunes Japonais à devenir des experts de Taiwan. Ensemble, ils parcourent l'île on les voit admirer l'océan depuis Chiufen, et l'instant d'après, ils sont à bord d'un ferry sur la Danshui. Avec le temps, Takeshi Kaneshiro est devenu une sorte d'ambassadeur du tourisme à Taiwan. D'autres campagnes télévisées mettent l'accent sur les plats typiques de la cuisine locale, comme le riz arrosé de porc mijoté à la sauce de soja, les fruits secs, la soupe chinoise, etc. Ainsi le thé aux perles, une spécialité locale, est-il devenu une boisson très populaire parmi les jeunes Japonais après avoir été l'objet de l'une de ces pubs télévisées.
Temps libre
A la différence de leurs aînés, les jeunes Japonais n'apprécient guère les programmes « tout compris » et préfèrent avoir davantage de temps pour explorer seuls et à leur rythme les endroits qui les intéressent.

Liao Kao-yi [廖高義], le directeur de JTB Taiwan, une filiale de la première agence de voyages japonaise, confirme que le nombre de voyageurs arrivant dans l'île de façon indépendante est en augmentation et que la tendance est aux séjours « à la carte », si bien que les groupes ne représentent plus que 40% du volume d'affaires de la société. Les 60% restant décident souvent sur place de leurs itinéraires, les gourmets incluant par exemple l'incontournable Din Tai Fung ou le marché de nuit de Raohe, et les cinéphiles un petit saut en train jusqu'à Chiufen, où fut tourné La cité des douleurs de Hou Hsiao-hsien [侯孝賢], le cinéaste taiwanais étant extrêmement populaire au Japon. Il y a même des activités spéciales pour ceux désirant s'offrir un massage ou aller chez un photographe professionnel pour réaliser un album. En tout, ce sont une cinquantaine d'options qui sont proposées pour séduire un public plus jeune.
Des guides pour tous
Les consommateurs japonais sont toujours à la recherche d'informations nouvelles, et la concurrence est rude sur le marché des guides de voyage. Selon la librairie Kinokuniya, il existe plus de 250 ouvrages en japonais sur Taiwan, souvent spécialisés sur un thème particulier.
L'écrivain japonais Yoshifumi Katakura, qui vit dans l'île depuis de nombreuses années, est l'auteur d'une douzaine de ces guides de voyage et écrit régulièrement dans des magazines japonais. Il explique que ce que ses concitoyens attendent, ce sont des informations les plus actuelles et les plus complètes possible : plans et cartes, conseils pour se rendre dans les endroits touristiques, heures d'ouverture, si on y parle japonais, etc. Le guide, dit-il, doit être truffé de textes et de photos pour rassurer les touristes face aux incertitudes qu'ils rencontrent dans un endroit inconnu.
L'existence de ces guides et ouvrages spécialisés a permis aux jeunes Japonais de voyager dans l'île d'une façon différente, et c'est sans doute une des raisons à leur intérêt accru pour cette destination. Il y a par exemple l'Encyclopédie des spécialités gastronomiques taiwanaises qui propose une liste incroyable de restaurants, depuis les grands établissements servant des banquets de douze plats jusqu'aux étals des vendeurs ambulants, le tout expliqué en suivant l'idée que Taiwan est une société d'immigrants. Ou encore Un voyage à travers les cafés de Taiwan, qui fait faire le tour des endroits à la mode où prendre son petit noir ou son grand crème. La première adresse citée est celle du Norwegian Wood, dans un quartier estudiantin de la capitale, un établissement qui tire son nom d'un roman de Haruki Murakami.

La gastronomie, premier but de voyage des Japonais dans l'île.
Nouvelles expériences
Dans telle gargote d'une contre-allée de l'avenue Zhongshan, dès 7 h 30, on voit s'attabler les jeunes Japonais derrière un bol de gruau de riz. C'est qu'ils ont fait l'impasse sur le petit déjeuner continental de leur hôtel pour goûter à la cuisine populaire locale.
Lorsque la jeune journaliste free lance Yuka Aoki est venue à Taiwan pour la première fois il y a quatre ans, elle s'est fait faire un massage de la voûte plantaire. Cela lui a fait tellement de bien qu'elle a convaincu le masseur de la laisser étudier avec lui pendant six mois. « Mais c'est douloureux de donner un massage. J'aurais peut-être dû m'en tenir à me faire masser ! » Ensuite, raconte-t-elle, elle s'est prise de passion pour le thé taiwanais et s'est fait engager dans un bar à thé. « Pour comprendre combien j'apprécie Taiwan, il faut faire l'expérience soi-même », dit-elle dans un mandarin teinté de japonais.

Pour déjeuner chez Din Tai Fung, il faut faire la queue.
Un des must pour les jeunes Japonais d'aujourd'hui, en particulier les femmes, est une séance de photos professionnelles dans une boutique spécialisée. Comme celles-ci sont beaucoup plus chères au Japon, il n'est pas rare que les touristes profitent d'un séjour à Taiwan pour s'offrir ce plaisir, d'autant que les studios taiwanais proposent en général un immense choix de robes et costumes en tous genres et font poser les clients en extérieur, d'une façon très vivante.
Les rendez-vous chez les voyants font également partie des activités demandées. L'endroit le plus couru pour cela est un pas sage souterrain à proximité du temple Hsingtien, à Taipei. Là, une vingtaine de diseurs de bonne aventure « consultent », ceux parlant le japonais ayant un avantage certain sur la concurrence.

La multitude de spécialités qu'on trouve dans les marchés de nuit en fait la destination favorite des touristes japonais.
Briser le moule
Yoshifumi Katakura note que pour la plupart des Japonais, hormis la capitale, Taiwan reste terra incognita. Il faut dire qu'en dehors de Taipei, les infrastructures de transport et les informations touristiques disponibles sont insuffisantes. En outre, les guides qui encadrent les groupes sont de niveau inégal, et ils manquent parfois de professionnalisme.
Liao Kao-yi, de JTB Taiwan, ajoute qu'en province, les bons hôtels sont rares, ce qui rend difficile l'organisation des itinéraires. Quant aux auberges et autres chambres d'hôte, qui sont si populaires depuis quelques années, il n'existe pas de certification nationale qui permette de garantir la qualité de leurs services ni de vérifier qu'elles sont aux normes en matière de sécurité, ce qui fait que les voyagistes sont peu enclins à proposer cette formule à leurs clients étrangers.

Les massages, un autre atout de Taiwan auprès des Japonais. (CHUANG KUNG-JU / TAIWAN PANORAMA)
Quelques efforts restent donc à fournir du côté taiwanais pour s'assurer que les Japonais continuent de venir à Taiwan, pas seulement par intérêt pour leur propre passé, mais véritablement pour ce que l'île a d'unique à leur offrir. ■