>> Proposées depuis peu par les banques qui voient là un marché potentiellement juteux, les cash cards prolifèrent. Mais consommer à crédit est-il bien sain ?
Il y a quelque temps, la banque Ta Chong, de Taipei, a lancé une campagne publicitaire télévisée pour sa cash card , dans laquelle la démarche de l'emprunt était présentée comme quelque chose de « noble ». Cette publicité ayant entraîné quelques froncements de sourcils, la banque décida de modifier son message pour affirmer qu'emprunter est noble « parce que vous êtes une personne responsable capable de rembourser vos dettes ». Sans l'avoir cherché, Ta Chong a ouvert une vaste polémique autour des répercussions profondes de l'encouragement du crédit sur le tissu socio-économique de l'île.
La cash card, le morceau de plastique à l'origine de ce débat, est une carte de débit permettant à son porteur de retirer une somme d'argent fixée au départ sans formalité ni garantie, depuis un distributeur automatique de billets, quel que soit le montant de ses avoirs en banque. A Taiwan, la nouvelle offre a eu un succès retentissant auprès des moins de 35 ans, beaucoup moins prudents que leurs parents avec l'argent. Ils sont aussi plus réceptifs aux messages publicitaires simplistes utilisés pour les séduire - « Toi aussi, tu peux devenir quelqu'un » , « J'ai rencontré la femme de ma vie grâce à ma cash card », ou encore « Votre meilleure amie, la cash card » -, qui parlent à leur ego et passent à longueur de journée sur les ondes. Les logos et noms des cartes sont eux aussi étudiés pour attirer des consommateurs branchés, avec l'utilisation de personnages de bandes dessinées, de dessins humoristiques et de noms suggestifs (par exemple « George and Mary », qui peut se comprendre phonétiquement comme « emprunter de l'argent facilement » en taiwanais, ou encore « Dear », « Mike » , etc.). La China Trust Commercial Bank a même fait preuve d'une certaine imagination en émettant une carte transparente.
A rebours de la tradition
Et pourtant, rappelle Bei Lien-ti [別蓮蒂], professeur de management à l'Université nationale Chengchi, par tradition, les Chinois ont longtemps répugné à emprunter. Les banques étaient en plus souvent réticentes à accorder des prêts aux clients ordinaires, lesquels faisaient donc appel à des prêteurs sur gage en cas d'urgence, ou plus facilement à leur famille ou à leurs amis. Il y a aussi le système des hui - les tontines - dans lequel les membres versent une somme d'argent fixe dans un « pot » utilisé à tour de rôle par chacun d'eux et qui permet de trouver de l'argent liquide rapidement en cas d'urgence. Cette méthode traditionnelle de financement à court terme était parfaite lorsque personne ne s'avisait de disparaître avec le « pot ». Or cela se produit de plus en plus fréquemment.
Au deuxième semestre 2002, les banques ont commencé à faire une publicité agressive pour leurs nouveaux services bancaires. C'est la banque Cosmos qui, la première, avait proposé la « George and Mary » à la mi-1999. Trois ans et demi plus tard, on en compte plus d'un million en circulation représentant un total de 1,61 milliard d'USD en crédits offerts. Ce service financier novateur a permis à Cosmos de dégager un bénéfice de 147 millions d'USD l'an dernier, un chiffre que la banque estime pouvoir augmenter de 30% cette année.
Rassurées par ce succès, ses concurrentes se sont engouffrées dans la brèche. A ce jour, une vingtaine des 52 banques insulaires et 36 étrangères présentes sur le marché ont distribué environ deux millions de cartes qui représentent un total de 2,06 milliards d'USD de crédits dans la nature. Les banquiers prédisent une augmentation de 30% de ce marché. Les experts économiques attribuent cette croissance au marasme actuel, et à la promotion active du crédit à la consommation à laquelle se livrent les banques. Ils prévoient une forte augmentation de ce mode de financement à l'avenir, étant donné la marge existante : selon Salomon Smith Barney Inc., à Taiwan, seulement 36% des prêts accordés par les banques sont des prêts à la consommation, contre 58% en Corée du Sud, 55% à Singapour, et 41% à Hongkong.
D'après la Banque centrale de Chine [Taipei], le montant de ces prêts (hypothèques, crédits automobile, crédits personnels et permanents) a atteint 123,8 milliards d'USD en novembre 2002, soit une augmentation de 2,5% par rapport à 2001. Les avances de liquidités ont également progressé de 40% depuis 2000, passant de 3,05 milliards d'USD en 2001 à 3,89 milliards d'USD en 2002.
Cette croissance s'explique en grande partie par la facilité d'obtention de ces cartes de retrait pour la délivrance desquelles il n'est pas nécessaire d'avoir un garant. Les prêts qu'elles servent à obtenir étant généralement peu élevés (entre 300 et 18 000 TWD), pratiquement tout le monde peut en obtenir une -même, dans certaines banques, les personnes sans revenus fixes.

Alors que leurs parents valorisaient l'épargne et évitaient les dettes, les jeunes Taiwanais d'aujourd'hui semblent préférer les satisfactions immédiates.
La tribu des mois vides
La carte magique une fois en main, les consommateurs s'aperçoivent toutefois à leurs dépens que l'argent n'est pas gratuit : dans la plupart des banques, le taux d'intérêt du crédit permanent est de 20% et celui appliqué aux retraits de liquidités avec une cash card de 18% ou plus. Certaines banques offrent certes des taux d'intérêts moins élevés, voire des périodes de crédit gratuit, mais les frais d'émission, de gestion, et de retrait s'additionnent et peuvent contribuer à creuser les arriérés.
En ces temps de consommation effrénée, cette situation inquiète autant les familles que les sociologues. L'expression « yue guang zu » , littéralement « tribu des mois vides » est apparue récemment dans la presse pour qualifier la jeunesse dépensière d'aujourd'hui. Elle s'applique aux diplômés fraîchement embauchés qui dépensent la totalité de leurs revenus avant la fin du mois et donc vivent à crédit. Le quotidien en chinois Star (affilié à United Daily News) a effectué une étude sur le comportement des consommateurs âgés de 18 à 30 ans : 18,5% d'entre eux sont des yue guang zu , environ 10% sont endettés, et 36,8% disposent d'un crédit permanent. Mais ces jeunes restent sereins, persuadés d'avoir le reste de leur vie pour rembourser leurs dettes.
Les détracteurs du crédit à la consommation généralisé insistent sur le fait que les banques n'ont pas mesuré les conséquences d'une telle habitude pour la société. Moralistes et associations de consommateurs appellent les établissements bancaires à faire preuve d'un minimum de respect pour la déontologie de leur profession.
D'autant plus, dit Bei Lien-ti, que la fièvre consommatrice est contagieuse : « Tous ces jeunes voient leurs amis vivrent heureux et sans soucis malgré des dettes élevées. » D'après elle, l'évolution de la société, et la nécessité de suivre la mode, ses amis ou ses collègues, font plus pour encourager le crédit que la promotion agressive menée par les banques.
Kaili Yieh [葉凱莉], professeur de management à l'Université de Changhua, voit plutôt le crédit comme une drogue provoquant une sorte d'accoutumance et entraînant des problèmes au sein de la famille et de la société. D'un point de vue économique, rappelle-t-elle, l'emprunt doit rester un acte raisonné et judicieux, qui permet de maintenir à la fois un niveau de vie correct pour l'emprunteur et de stimuler la croissance économique. Elle doute cependant que les consommateurs soient toujours capables de rester raisonnables : « Les institutions financières ont donc leur part de responsabilité dans l'endettement excessif. » Et la concurrence féroce entre les banques, ajoutée à des conditions de crédit inadéquates, ne peut qu'aggraver la situation.
Dans ce contexte, beaucoup applaudissent l'initiative de l'Association des banquiers de la République de Chine qui demande à ses adhérents de s'autoréguler, notamment en ne délivrant de cartes de crédit qu'aux plus de 20 ans, et en exigeant que leurs parents se portent garants de leur solvabilité s’ils ne peuvent pas faire la preuve d'un revenu régulier.
Soudain soucieuses de démontrer leur bonne moralité, certaines banques précisent maintenant qu'elles refusent les dossiers des étudiants de moins de 20 ans et des personnes n'ayant pas de revenus réguliers. On a même entendu le directeur d'une grande banque taiwanaise parler du « besoin d'être prudent dans notre façon d'éduquer la jeune génération ».
D'autres banques, qui n'ont pas suivi le mouvement, critiquent leurs concurrents, les accusant de ne pas savoir se mettre à la place de leurs clients, ou déclarent que les cash cards ne sont qu'un truc publicitaire, mais qu'elle ne créent pas nécessairement de marges bénéficiaires. L'Union Bank of Taiwan, troisième distributeur de cash cards, concède que le crédit à la consommation ne continuera de croître que si les banques parviennent à contrôler le montant des arriérés et des impayés, et qu'il faudra pour cela qu'elles rendent l'obtention d'une carte de débit plus difficile.
Jusqu'à quel point peut-on encourager les consommateurs à emprunter ? La société taiwanaise est en pleine transition. Jusqu'à présent, la consommation pouvait être qualifiée de familiale, schéma dans lequel parents et enfants s'entraident financièrement. La tendance actuelle est plus à la consommation individuelle, ce qui signifie que chacun dépense beaucoup au sommet de sa carrière, dans l'espoir que lorsqu'il sera vieux, ses dépenses seront couvertes par les impôts et cotisations versés au gouvernement. Bei Lien-ti doute que cette tendance s'inverse et que l'on voie un retour aux habitudes d'épargne qui avaient fait la stabilité et la richesse de Taiwan : « Personne ne veut manger des carottes après avoir mangé du caviar », ironise-t-elle. ■