>> Lancé en 2006 par une poignée de journalistes, le quotidien Bao Bon Phuong bat au rythme de la communauté vietnamienne de l’île
C’est en passant un an au Viêt-nam dans le cadre d’une bourse d’étude que Chang Cheng [張正] réalisa à quel point sa langue maternelle pouvait lui manquer. Le simple fait d’entendre parler quelques mots en mandarin suffisait alors à soigner son mal du pays. En 2006, à son retour à Taiwan, cet ancien journaliste du Lihpao Daily, un quotidien de langue chinoise spécialisé dans les questions d’éducation et de minorités, se dit que les Vietnamiens vivant ici devaient éprouver le même sentiment. Cela lui donna l’idée de lancer un journal en vietnamien, dans une île où la quasi-totalité des titres en langues étrangères sont en anglais. Le « numéro zéro » du Bao Bon Phuong, dont le nom veut dire « quatre directions », est sorti en septembre 2006. Depuis, son succès ne s’est pas démenti, et la boîte aux lettres du journal est remplie de missives de lecteurs enthousiastes.
La voix d’une communauté
« Notre but est d’être la voix des personnes défavorisées », explique Chang Cheng. D’après lui, près de 200 000 Vietnamiens vivent dans l’île, dont 70 000 environ sont salariés et 100 000 sont des épouses de Taiwanais, le reste étant composé d’étudiants, de personnes d’origine chinoise ayant la nationalité vietnamienne et de contractuels étrangers passés dans la clandestinité, un phénomène répandu dans l’île, où il est relativement difficile pour les travailleurs étrangers de changer d’employeur. Les statistiques officielles montrent que les ressortissants vietnamiens forment l’un des plus forts contingents dans le secteur des services à la personne, et les Vietnamiennes sont les plus nombreuses parmi les femmes originaires du Sud-Est asiatique qui ont épousé un Taiwanais et se sont installées ici. En dépit de ce poids démographique, « avant la naissance du Bao Bon Phuong, il n’existait pas de journal ciblant cette communauté », dit Chang Cheng.
Le Bao Bon Phuong a été officiellement lancé en décembre 2006, en même temps qu’un autre titre en thaï. Il paraît chaque mois avec le soutien du Lihpao Daily, le quotidien publié par l’Université Shih Hsin, à Taipei, réputée pour son cursus de journalisme. La directrice du journal, Lucie Cheng [成露茜], est également professeur de sociologie dans cet établissement. Par manque de ressources publicitaires, l’édition en thaï a dû s’interrompre, mais le Bao Bon Phuong a, lui, poursuivi sa route.
Aidée par quelques collègues, Lucie Cheng a préparé le lancement du journal en prospectant d’éventuels distributeurs à travers l’île et en recueillant leur opinion sur le projet. Finalement, le Bao Bon Phuong a reçu un si bon accueil que sa taille est progressivement passée de 16 à 64 pages, pour un tirage qui a atteint au début de l’année 30 000 exemplaires par numéro, contre 4 000 pour les premiers numéros. « Nous recevons entre 300 et 400 courriers de lecteurs chaque mois, qui, lorsqu’ils sont publiés, entraînent à leur tour de nombreuses réactions et incitent les autres à partager leur histoire, à demander des conseils ou à donner leur avis », relate Chang Cheng. Autant dire que le Bao Bon Phuong était destiné à cimenter la communauté vietnamienne de Taiwan.
Changer les perceptions
« Dans les médias, l’image des travailleurs immigrés et des épouses étrangères oscille entre deux extrêmes : soit on parle de ceux qui enfreignent la loi ou cherchent à susciter la pitié, soit de ceux qui ont un comportement exemplaire », explique Chang Cheng. Ces stéréotypes négligent le fait que les immigrés sont des individus avec les mêmes besoins et les mêmes désirs que les autres.
Le courrier des lecteurs occupe plus de la moitié des pages du journal. Certaines lettres sont même scannées et reproduites dans leur format d’origine, d’autres sont accompagnées d’une traduction en chinois.
A la différence des autres publications s’adressant aux lecteurs originaires du Sud-Est asiatique, le Bao Bon Phuong propose aussi une traduction en chinois de certains articles. Ceux-ci traitent de sujets aussi variés que les actualités régionales, la santé, la religion, la culture et les spectacles, ou le droit du travail. « D’une manière ou d’une autre, j’espère que cela peut remettre en cause les idées dominantes qui circulent au sujet des immigrés », confie le journaliste, qui explique que ce média est aussi conçu pour servir de source d’information aux Taiwanais désireux de mieux connaître les étrangers installés dans l’île.
« Sur le marché de l’édition, la plupart des livres consacrés à ce sujet donnent des conseils sur la gestion des travailleurs étrangers ou sont des guides de conversation permettant de leur donner des ordres dans leur langue natale, observe Chang Cheng.
Principale mission : informer
Traiter de certains sujets sensibles peut néanmoins s’avérer risqué. Un article sur une nouvelle réglementation promulguée par le ministère du Travail a ainsi provoqué la colère des sociétés locales spécialisées dans le recrutement de la main-d’œuvre étrangère. L’article, intitulé « Sans service, pas de frais », abordait la question des montants facturés chaque mois aux travailleurs étrangers pour divers services, tels que la traduction et l’assistance en cas de conflit du travail. Cependant, il arrive que des intermédiaires perçoivent l’argent sans fournir aucune contrepartie aux salariés.
Certaines publications ont renoncé à reproduire cet article, quand d’autres, tel que The Migrants, un journal de Taipei en anglais et tagalog – l’une des principales langues parlées aux Philippines –, ne l’a publié qu’après avoir longuement pesé le pour et le contre.
Cependant, Chang Cheng est persuadé que son journal incarne la pluralité, une valeur que la société taiwanaise devrait soutenir, selon lui.
Le mensuel en thaï a été relancé en avril dernier, toujours avec le soutien du Lihpao Daily. « Avec ces journaux, nous continuons de tâtonner et sommes toujours en phase d’apprentissage », ajoute-t-il en riant. Pour parvenir à un résultat professionnel, les journalistes insulaires ne peuvent en effet que s’appuyer sur leurs collègues thaïlandais et vietnamiens et sur leur maîtrise de la langue.
Chang Cheng veut continuer à développer le lectorat et le réseau de distribution de ces titres pour élargir leur audience. « L’information devrait atteindre ceux qui en ont besoin. Sous cet angle, un journal proche de ses lecteurs est plus efficace que des brochures magnifiquement imprimées par le gouvernement », note-t-il.
« Pour moi, le vrai succès du Bao Bon Phuong serait qu’il cesse sa parution, dit Chang Cheng. Quand l’île regorgera de toutes sortes de médias représentant les Vietnamiens et les autres cultures étrangères, je fermerai le journal avec joie. » ■
LE NOUVEAU MARCHÉ DES TITRES COMMUNAUTAIRES
Plusieurs périodiques s’adressant aux lecteurs originaires du Sud-Est asiatique sont nés ces trois dernières années dans l’île, diffusant des informations en indonésien, tagalog, thaï et vietnamien. A la différence du Bao Bon Phuong, ces publications sont financées par le gouvernement ou par des membres de ces communautés.
Intai, un mensuel en indonésien lancé en 2006 par 4 ressortissants indonésiens d’origine chinoise, est distribué à 9 000 exemplaires et ne vit que de la publicité. Ses fondateurs se sont inspirés de la situation prévalant à Hongkong. « Les 100 000 Indonésiens vivant là-bas ont le choix entre pas moins de 9 publications », explique Deyantono, l’un d’entre eux. En comparaison, à Taiwan, aucun média ne ciblait les 150 000 Indonésiens séjournant temporairement ou de façon permanente dans l’île.
Les raisons de ce retard sont à chercher avant tout dans un marché très éclaté : les Indonésiens sont disséminés à travers toute l’île, compliquant la distribution d’un journal communautaire. De plus, note Deyantono, le congé hebdomadaire légal, qui donnerait aux salariés le temps de s’informer, n’est pas toujours respecté par les employeurs.