>> En 2007, à l’occasion du 40e anniversaire de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), les chefs des Etats membres signaient la charte de l’ASEAN pour une communauté économique, annonçant la création, sur le modèle de l’Union européenne, d’une zone de libre-échange pour 2015. Retour sur une saga politique d’une quarantaine d’années
L’ASEAN rassemble 10 Etats — Thaïlande, Malaisie, Singapour, Brunei, Indonésie, Philippine, Viêt-nam, Cambodge, Laos et Myanmar. La réalité politique, économique, ethnique, culturelle et religieuse de cet ensemble composé de 570 millions d’habitants répartis sur 4,5 millions de kilomètres carrés, est relativement complexe à appréhender.
D’abord, en termes économiques, les disparités sont grandes. A Singapour, le revenu par habitant, le plus élevé de la zone avec 32 800 dollars américains, se classe au 19e rang mondial, tandis qu’au Myanmar, la population tente de survivre à la limite du seuil de pauvreté, soit 2 000 dollars par habitant. Sur le plan constitutionnel ensuite, la zone se caractérise par une large palette de systèmes politiques, depuis les Etats communistes jusqu’aux démocraties. Les rapports de certains Etats de l’ASEAN avec la Chine voisine témoignent aussi de la diversité des approches en matière de politique étrangère. Et l’écart est important entre le Viêt-nam, par exemple, qui a su gagner trois guerres — contre la France, les Etats-Unis et la Chine — et la Thaïlande, dont la flexibilité diplomatique lui a permis de préserver son territoire de l’occupation des puissances coloniales, occidentales ou japonaise, sans avoir recours à la force. A l’origine, la création de l’ASEAN avait pour objectif de prévenir la progression de l’idéologie communiste dans la région et de renforcer la coopération économique entre ses membres. Fondée par Singapour, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et l’Indonésie en 1967, l’organisation est rejointe par Brunei dans les années 80. Après la fin de la guerre froide, en 1999, le Cambodge, le Viêt-nam, le Laos et le Myanmar sont intégrés.
L’économie comme priorité
Au cours des 25 premières années d’existence de l’ASEAN, la priorité ne va pas à l’économie. Avec la proximité de la guerre du Viêt-nam, de la folie meurtrière des Khmers rouges au Cambodge, puis de la guerre sino-vietnamienne de 1979, les questions de sécurité sont au centre de sa construction. Malgré la création en 1976 d’un secrétariat général, l’organisation peine en effet à imposer l’harmonisation des tarifs douaniers à ses Etats membres et l’objectif d’une intégration économique reste très lointain, ce qui affaiblit le poids de l’ASEAN sur la scène régionale et internationale.
Il faut attendre 1992 et l’émergence de l’Union européenne, ainsi que la création de la zone de libre-échange d’Amérique du Nord (NAFTA) pour convaincre les Etats-membres de la nécessité de marcher vers cet objectif. Un accord prévoyant la mise en place d’une zone de libre-échange dès 2008 et la réduction des tarifs douaniers à moins de 5% est signé. Pour Chen Hurng-yu, le directeur de l’Institut sur l’Asie du Sud-Est de l’Université Tamkang, à Taipei, la mondialisation des échanges économiques qui a caractérisé la période de l’après-guerre froide a poussé l’ASEAN à accélérer l’intégration économique de sa zone, en établissant notamment une structure de niveau ministériel, chargée de mettre en œuvre cet objectif. Du fait d’un niveau de développement moindre, les quatre derniers Etats admis au sein de l’organisation bénéficient toutefois d’un autre calendrier qui les exonère de l’obligation d’ouvrir leur marché à l’horizon 2010, comme cela est prévu pour les autres pays.
Face à la tempête
En 1997, la crise financière qui frappe l’Asie, provoque une nouvelle évolution de l’ASEAN, qui décide de l’effort à fournir en faveur d’une intégration économique. Ses membres sont en effet durement touchés : la monnaie thaïlandaise, le baht, est dépréciée de 40% face au dollar américain tandis que la roupie indonésienne perd 83% de sa valeur. Les Etats-membres de l’ASEAN, qui avait espéré la création d’un fonds monétaire asiatique sous l’égide de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC, une autre organisation régionale englobant les Etats riverains du bassin Pacifique) pour faire face aux turbulences financières, doivent se soumettre à l’injonction des Etats-Unis qui souhaitent voir la crise gérée dans le cadre du Fonds monétaire international (FMI). Cela a pour conséquence d’imposer à des économies comme celle de la Thaïlande ou de l’Indonésie des conditions draconiennes au coût très élevé. Outre le sentiment anti-américain que cela contribue à faire émerger, les Etats-membres de l’ASEAN prennent conscience de la nécessité de construire leur intégration pour gagner en indépendance.
En 1998, lors du sommet annuel de l’ASEAN, les chefs des Etats-membres signent un communiqué sur les mesures à adopter, annonçant la réduction des tarifs douaniers à moins de 5% d’ici 2002. En 2007, lors du sommet annuel de l’organisation, en plus de définir les objectifs à atteindre sur le plan économique et social, ainsi que sur celui des questions de sécurité nationale, les 10 nations signent la Charte de l’ASEAN qui donne à l’organisation un statut légal officialisé, ce qui représente une étape majeure dans son développement. La centaine d’accords signés au cours des 10 précédentes années a également porté ses fruits, favorisant le commerce infrarégional qui culmine à 700 milliards de dollars américains en 2007, ce qui représente environ 25% du commerce extérieur total des Etats-membres. En 1967, il ne se chiffrait qu’à 10 milliards de dollars américains, soit 18% du commerce extérieur de ses membres. En 2007, les investissements étrangers attirés par la zone atteignaient 700 milliards de dollars américains, soit 20 fois plus qu’en 1967. En plus, les diplômes délivrés par les universités de tous les Etats de la zone, ainsi que les titres de docteurs et de comptables, bénéficient d’une reconnaissance mutuelle. Chaque ressortissant se trouvant à l’étranger jouit également de la protection des services consulaires de n’importe quel Etat de l’ASEAN.
Il faut néanmoins souligner que la construction entamée par l’organisation bute sur un certain nombre d’obstacles. Selon Tu Chaw-hsia, le directeur-adjoint du pôle OMC à l’Institut Chung Hwa de recherche économique, le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures de chacun des Etats-membres qui a sous-tendu l’effort d’intégration économique ne permet pas d’envisager la création d’une monnaie ou d’une politique monétaire commune, ce qui différencie fortement l’ASEAN du modèle européen. Un second obstacle, de taille, réside dans le fait que si un entrepreneur de la région souhaite bénéficier des tarifs préférentiels accordés aux Etats-membres, il doit être en possession d’un certificat d’origine de ses produits. Ce système ne poserait pas de problème en soi si chaque Etat-membre appliquait les mêmes critères pour attester de l’origine du produit. Les entrepreneurs doivent en fait satisfaire à différentes normes selon les pays, ce qui entraîne une perte de temps et crée des complications administratives. En conséquence, la proportion d’entrepreneurs bénéficiant de ces tarifs préférentiels au sein de l’ASEAN est inférieure à 10%.
« The ASEAN way »
Beaucoup s’étonnent encore des progrès accomplis par les 10 Etats de l’ASEAN sur le plan de la stabilité régionale et du développement économique. Mais c’est ignorer un style de cohabitation désormais devenu célèbre : « the ASEAN way ».
Pour Sun Guoxiang, un professeur du département de Relations internationales de l’Université Nanhua, à Chiayi, dans le sud de Taiwan, c’est l’esprit de consensus qui domine et aucun des membres, du fait de sa taille ou de son poids économique, ne peut imposer d’accords aux autres. Si ce principe a notamment permis de maintenir la cohésion de l’organisation internationale, beaucoup en critiquent toutefois la mise en application dans des domaines tels que les droits de l’Homme. Ainsi, le refus de condamner, malgré les pressions des grandes puissances, le régime des généraux du Myanmar lors de la sanglante répression des manifestations de 2007 a suscité les critiques de la communauté internationale. Malgré l’adoption en novembre 2007 de la Charte de l’ASEAN, qui engage aux respects des normes internationales en la matière, l’ASEAN way a toutefois pour effet collatéral de ne pas encourager ses membres à un plus grand respect des libertés civiles.
Un grand cercle d’amis
L’ASEAN a activement travaillé à son intégration et s’est progressivement ouverte aux autres nations asiatiques, ce qui lui a permis de développer son influence.
Parmi les Etats susceptibles d’être plus étroitement associés à l’ASEAN — comme la Chine, le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie — c’est avec la Chine que l’ASEAN a choisi d’établir prioritairement des liens économiques et commerciaux resserrés, alors qu’à l’origine de sa création, l’organisation régionale avait pour premier objectif de protéger ses membres contre le régime communiste de Pékin. « Le terme même d’ASEAN+1 suggère que l’organisation invite la Chine à s’associer à elle, alors qu’en fait, c’est Pékin qui a initié les premiers sommets ASEAN+1 dans le cadre de ses stratégies de développement économique, explique Chen Hurng-yu. Avec la fin de la guerre froide et l’implosion de l’Union soviétique au début des années 90, Pékin a fait évoluer sa politique étrangère. De la préparation à un conflit éventuel sur sa frontière nord, la Chine a commencé à regarder vers son flanc méridional avec l’ambition d’établir des alliances. En conséquence, un grand nombre d’interactions avec les Etats-membres de l’ASEAN se sont développées même si Pékin refusait toujours d’adopter une attitude plus pacifiste dans la résolution des conflits de souveraineté en mer de Chine méridionale. C’est finalement sous la pression de l’ASEAN que fut signée une Déclaration sur la conduite des parties dans la mer de Chine méridionale en 2002 », poursuit l’universitaire, qui estime que ce document représente une concession majeure de la Chine qui a permis d’envisager la construction d’une zone de libre-échange.
Une relation complexe
C’est durant la crise asiatique de 1997 que les relations entre l’ASEAN et la Chine ont franchi un cap décisif. « La Chine a immédiatement déclaré qu’elle ne dévaluerait pas le yuan et a proposé son aide aux Etats les plus durement touchés. Cette attitude a définitivement transformé la perception que les Etats de l’ASEAN avaient de la Chine », explique Kuik Cheng-chwee, un enseignant de l’Université nationale de Malaisie. Ce sont ensuite les opportunités commerciales qu’offre le continent chinois qui ont modifié l’attitude de l’ASEAN, qui est passé de l’opposition à une coopération renforcée.
L’ASEAN, dont la crainte principale était d’être dominée par les grandes puissances régionales, a finalement cédé aux propositions de coopération chinoises et japonaises dotées d’un potentiel économique et commercial pour le moins attrayant, explique Hong Tsai-lung, de l’Institut de recherche économique de Taiwan (TIER). Cela a donné lieu à la naissance d’un cadre communément appelé ASEAN+3, (Chine, Japon, Corée du Sud). Pour le chercheur, les Etats de l’ASEAN ont aussi besoin du Japon et de la Corée du Sud, principaux pourvoyeurs de capitaux. Le Japon est le principal créditeur en Asie et tente naturellement d’utiliser sa puissance financière pour contrecarrer l’influence de la Chine dans la région. Dans le même temps, la Chine cherche à tout prix à rejoindre les organisations régionales afin de soutenir sa propre modernisation.
Le principal objectif de l’ASEAN+3 est donc de développer une coopération sur le plan financier pour tenter d’endiguer l’impact des crises mondiales comme celle de cette année. Les ministres des Finances des Etats de l’ASEAN ont ainsi décidé de fournir les fonds nécessaires à la création de structures communes susceptibles de gérer les mouvements régionaux de capitaux et de seconder les grandes institutions financières.
La rivalité Japon-Chine
« La perspective de la création d’une zone économique ASEAN+3 est très lointaine », estime Chen Hurng-yu. C’est surtout la rivalité diplomatique entre les deux puissances qui explique cet état de fait, mais aussi la différence de développement économique entre elles et le fait qu’elles n’ont intérêt, ni l’une ni l’autre, à mettre en place une zone de libre-échange unissant leurs deux économies. Le Japon, très méfiant de l’influence grandissante de la Chine et soucieux de conserver sa place de leader à la fois économique et politique dans la région, tente d’attirer dans le cadre l’ASEAN+3 d’autres puissances régionales telles que l’Inde, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie, avec pour ambition de diluer la puissance que la Chine tente de capter à travers l’ASEAN+1. De son côté, l’ASEAN est pris entre le marteau et l’enclume et reste consciente des limites de son poids économique : alors que les économies japonaise, chinoise et sud-coréenne représentent 20% de la production mondiale de richesses, les 10 Etats de l’ASEAN n’en représentent que 2%. La stratégie de l’organisation consiste donc à sécuriser sa survie en créant le plus possible d’alliances et en renforçant sa puissance par la promotion de l’intégration économique de la région.
L’avenir de l’ASEAN semble désormais résider dans une alliance avec les grandes puissances économiques régionales. L’impact sur Taiwan n’en sera que plus important et avec la dynamique d’intégration économique aujourd’hui en marche, il est impératif pour l’île de trouver les solutions qui lui permettront d’éviter d’être marginalisée de cette zone parmi les plus dynamiques du monde.