17/05/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

The Big Issue, le magazine de la rue

01/09/2011

Poussant devant lui un petit chariot plein de magazines dont il a pris livraison au Parc culturel Huashan, Li Longzhu [李隆柱] se dirige vers l’esplanade des grands magasins Mitsukoshi, en face de la gare. Sans perdre de temps, il commence à faire l’article. « Tout chaud ! Le dernier numéro à peine sorti des presses ! 100 dollars seulement ! »

Originaire de Yunlin, Li Longzhu, 48 ans, a quitté l’école à 14 ans pour entrer dans le monde du travail. A 20 ans, il épousait une Chinoise du continent et montait à la capitale. Là, il travailla dans une usine textile de Wanhua, des journées de 10 h qui lui permettaient de gagner 50 000 à 60 000 dollars par mois, voire beaucoup plus avec les heures supplémentaires – de quoi entretenir correctement sa femme et ses deux enfants. Mais avec le grand raz-de-marée des délocalisations, il se retrouva sur le carreau, obligé de survivre de petits boulots comme plongeur ou débardeur. Au bout de quelques années, ne supportant plus cette précarité, sa femme le quitta pour retourner en Chine, emmenant leurs deux enfants. Imperceptiblement, Li Longzhu vit sa situation se dégrader encore : incapable de payer le loyer, il se retrouva à la rue, ne parvenant à se nourrir qu’en gagnant quelques billets ici et là, en jouant les hommes-sandwichs ou en donnant un coup de main pour les fêtes de temple.

La lumière au bout du tunnel a été une offre d’emploi du magazine The Big Issue (TBI) qui montait sa force de vente. Il a signé sans hésiter. Il travaille tous les jours, qu’il vente ou qu’il pleuve, restant en général une dizaine d’heures dans la rue. En moyenne, il écoule une vingtaine de magazines par jour, assez pour couvrir ses dépenses quotidiennes.

Un mois après avoir pris cet emploi, il était parvenu à rassembler les 4 000 dollars nécessaires pour louer un petit studio. Maintenant qu’il a remis sa vie d’aplomb, tout ce qu’il espère, c’est pouvoir continuer à vendre ses magazines et réunir de quoi payer un billet d’avion pour la Chine et aller voir ses enfants.

« En donnant la possibilité aux sans-abri de devenir autonomes financièrement, nous les aidons aussi à se reconstruire et à retrouver confiance en eux », commente Fines Lee [李取中], le rédacteur de TBI.

Selon International Network of Street Papers, il y a 112 publications, réparties entre une quarantaine de pays, utilisant le même modèle que TBI. Avec ses 20 ans d’histoire, TBI, fondé au Royaume-Uni, est sans doute la plus illustre et celle rencontrant le plus gros succès.

Leur apprendre à pêcher...

En 1991, Gordon Roddick – co-fondateur de la chaîne des Body Shop avec son épouse Dame Anita Roddick, décédée en 2007 – s’inspirait de Street News, un journal de la rue vendu par les SDF de New York pour créer un magazine avec John Bird, qui avait une expérience du monde de l’édition et avait lui-même connu la cloche.

Convaincus qu’il est préférable de remettre les démunis en selle en leur donnant du travail plutôt que de leur faire l’aumône, ils leur ont proposé de rejoindre leur réseau de distribution. Des revenus puis un logement et des contacts avec des gens ordinaires : par là passe le retour du respect pour soi-même qui permet aux SDF de redevenir des membres productifs de la société, pour finalement dire adieu à la rue.

Avec le temps, TBI s’est développé autour de ce concept pour donner naissance en 1995 à une association caritative, The Big Issue Foundation, qui aide les vendeurs de TBI à trouver un logement et à accéder aux soins et qui apporte son assistance à ceux qui ne sont plus capables de travailler du fait de handicaps ou de maladies.

En 1996 sortait la première édition étrangère de TBI, en Australie, et il en existe 10 au total aujourd’hui, dont une en Irlande, une en Afrique du Sud et une au Japon. Taiwan a été le 9e pays à rejoindre les rangs. Dans chaque pays, l’équipe finançant la création doit obtenir une licence auprès des éditeurs britanniques, bien que chaque édition soit indépendante. Le contenu varie grandement d’un pays à l’autre, les éditeurs étant libres de traduire ou non des articles des autres versions.

Au départ mensuelle, l’édition britannique est aujourd’hui hebdomadaire, avec une circulation de 136 000 exemplaires et un lectorat estimé à 640 000 personnes. La maison mère est venue en aide à 10 000 sans-abri qui, grâce à elle, ont pu prendre un nouveau départ, ce qui en fait une des premières entreprises sociales du Royaume-Uni.

La version taiwanaise accorde une grande place aux sujets people.

Hors ligne

Fines Lee a commencé sa carrière dans les médias électroniques après un diplôme de physique de l’Université Tunghai, à Taichung. En 1997, il a été un des fondateurs du portail Kimo (racheté depuis par Yahoo!). Après un détour par GigaMedia, il démontre à nouveau son sens des affaires en fondant le site Downput qui deviendra ensuite Roodo Market. En 2004, lorsque que Kimo Auctions commence à faire payer ses utilisateurs, ceux-ci se retournent en masse vers Roodo qui se spécialise alors dans le blogging. Fines Lee crée aussi Roodo Mags en 2008, un magazine en ligne centré sur les arts, la culture, le design, la déco et qui remporte un Click Award, un des prix les plus respectés de l’Internet en chinois, pour son design et son contenu.

En 2009, un ami suggère à Fines Lee d’investir dans la presse papier. A la même époque, il découvre le modèle TBI au Royaume-Uni, qui l’intrigue et le séduit. Au mois de novembre, il se rend au quartier général du magazine et rencontre John Bird, auquel il parle de Taiwan et de son projet. Il a entre autres dans sa poche un designer en vue, Aaron Nieh [聶永真], qui a accepté de lui proposer six couvertures différentes pour le premier numéro de l’édition taiwanaise. Impressionné, John Bird lui donne sa bénédiction et refuse même de lui faire payer la licence.

De retour à Taiwan, l’entrepreneur a rassemblé 2 millions de dollars taiwanais auprès de ses amis et de ses proches pour lancer la machine.

La force de vente

Fines Lee a pris contact avec diverses organisations caritatives impliquées dans l’aide aux défavorisés et aux sans-abri, y faisant des conférences pour présenter son projet. Ceux qui étaient intéressés pouvaient s’inscrire à une formation débouchant sur un emploi de vendeur pour une période d’essai.

En effet, comme en Angleterre, avant que les vendeurs se voient confier un stock de magazines à écouler, ils doivent suivre une formation et signer un code de conduite interdisant la cigarette et l’alcool durant le temps de travail, ainsi que la vente d’autres produits que TBI, et la promesse de ne pas demander au client davantage que le prix indiqué sur la couverture. Il s’agit, explique le rédacteur en chef, d’instiller chez le personnel de vente un respect pour leur travail.

A leur recrutement, les nouveaux se voient distribuer gratuitement 10 copies du magazine. Lorsqu’ils ont tout vendu, ils peuvent revenir en chercher un certain nombre d’autres, en fonction de l’argent dont ils disposent et du temps qu’ils ont mis à vendre les premiers. Sur le prix de
100 dollars taiwanais auquel est proposé le magazine, 50 reviennent au vendeur.

Les vendeurs ont toute latitude de décider l’endroit où ils se posteront, parmi une liste de lieux stratégiques – au carrefour des grandes artères ou aux sorties des bouches de métro par exemple. Ils peuvent choisir eux-mêmes leur emploi du temps. Ils sont libres également de s’arrêter de travailler un jour ou davantage, voire d’abandonner. Cette flexibilité est essentielle pour une population qui vit de petits boulots, souvent dans une grande précarité.

Selon les statistiques officielles, il y aurait entre 500 et 600 SDF dans le Grand Taipei, mais certains estiment que leur nombre pourrait être deux fois plus important.

Durant l’année qui a suivi le lancement de TBI à Taiwan, quelque 120 personnes ont, à un moment donné, fait partie du réseau de vente. Aujourd’hui, une cinquantaine de vendeurs arpentent les rues avec le magazine. Pour certains, cet emploi a été salvateur, d’autres n’ont pas réussi à sortir de l’impasse. Toujours est-il que les rotations de personnel sont assez fréquentes.

A Taiwan, TBI se vend à environ 30 000 exemplaires par mois. Une dizaine de vendeurs particulièrement performants arrivent à vendre chacun entre 600 et 700 exemplaires, ce qui leur assure un revenu mensuel confortable de 30 000 dollars.

Les chiffres des ventes, pense Fines Lee, dépendent en grande partie de la motivation des vendeurs, la densité des passants à l’endroit où ils se postent ne jouant qu’un rôle secondaire. Il est par exemple évident qu’un vendeur fidèle au poste finit par se constituer une clientèle régulière.

Fines Lee, le fondateur de TBI Taiwan.

Un slogan pour l’âge de la déraison

La version taiwanaise de TBI couvre un grand nombre de sujets, depuis les questions internationales jusqu’aux technologies, en passant par les arts, l’écologie, le monde des affaires. Elle rassemble régulièrement de grandes signatures, journalistes, écrivains ou designers réputés acceptant souvent de « piger » gratuitement pour TBI.

Sa cible est ce qu’on appelle ici la « Génération Y » qui a grandi avec Internet et qui est ouverte à l’innovation. Pour Fines Lee, cette génération illustre parfaitement le slogan mis en avant par Steve Jobs, le père d’Apple, dans un discours prononcé en 2005 devant les étudiants de l’Université Stanford : « Stay Hungry, Stay Foolish » – une maxime qui a connu un certain succès et qui pourrait se traduire par : « Soyez insatiables, soyez fous ».

Et comme le dit lui-même John Bird, les entreprises sociales restent des entreprises : elles vendent un produit, pas de la pitié. Le magazine se doit donc d’être compétitif et attirant face à la multitude de titres en rayon dans les librairies. La politique éditoriale de TBI est ainsi assez différente de celle des autres magazines de la rue. Certains s’offusquent d’ailleurs de ce côté commercial qui lui fait glisser dans ses pages des articles sur des célébrités comme Paul McCartney ou Angelina Jolie, plutôt que de travailler sur des questions sociales plus en rapport avec le quotidien des sans-abri. C’est pourtant ce parti pris qui semble être la clé du succès de TBI.

Aujourd’hui, lorsqu’il revient sur les débuts de TBI à Taiwan, Fines Lee reconnaît avec le sourire qu’il n’était pas tant que cela intéressé par l’aspect humanitaire de l’entreprise, mais plutôt par le défi qu’elle représentait. Cela dit, malgré les difficultés, il n’a pas fléchi dans son engagement.

« TBI a été une bénédiction !, dit Li Longzhu. Je ne peux pas imaginer un travail où l’on se sent mieux accueilli et avec plus de chaleur. Les gens qui m’achètent un magazine me disent toujours quelques mots d’encouragement, et ils me sourient ! » Mission accomplie...

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