Depuis plusieurs années déjà, elle cherchait le moyen d’apporter davantage d’harmonie à son existence. Son fils, atteint d’une malformation congénitale de la trachée, lui donnait du souci depuis sa naissance, et elle avait parfois des discussions difficiles avec son mari. Au bureau, surmenée, elle enchaînait les heures supplémentaires. « J’ai suivi les conseils d’un ami très versé dans la philosophie bouddhiste, qui pensait que le prénom que m’avaient donné mes parents, Ching-yi [青怡], n’était pas bon pour moi, qu’il me déstabilisait. Non seulement les deux caractères ne formaient pas un ensemble équilibré, mais ils n’étaient pas non plus en harmonie avec mon signe zodiacal. »
Pendant quelques semaines, elle a d’abord « essayé » le prénom composé pour elle par cet ami, l’inscrivant en gros sur une feuille de papier affichée sur les cloisons de son bureau afin que ses collègues n’oublient pas de l’utiliser en s’adressant à elle. « Pour s’habituer à son nouveau prénom, il faut l’entendre souvent. »
De fil en aiguille, à la maison, l’idée a fait son chemin. Son mari, qui y était d’abord opposé, a accepté qu’elle change non seulement son propre prénom, mais aussi celui de son fils et de sa fille, 7 et 9 ans à l’époque. Puis il a lui-même fait modifier le sien. La mère et la sœur de Christine Wang ont suivi le mouvement... « J’ai changé le prénom de mes deux enfants avec leur accord, insiste-t-elle. De toute façon, ils auront le droit de le modifier eux-mêmes lorsqu’ils auront atteint l’âge adulte, s’ils le souhaitent. L’intérêt est qu’à leur âge, la procédure est plus simple puisqu’ils n’ont encore que très peu de documents officiels à modifier. » A l’école, l’adoption de nouveaux prénoms n’a pas posé de problème. « C’est tellement courant que les écoles savent comment gérer la situation. Et mes enfants ont beaucoup de leurs camarades de classe qui ont changé de prénom eux aussi, donc ils n’ont pas ressenti cela comme un événement négatif. »
Quatre ans plus tard, Christine Wang ne regrette rien, même si les problèmes auxquels elle était confrontée n’ont pas vraiment disparu. Elle se sent plus sereine, et la communication est plus facile avec ses proches, sans doute, analyse-t-elle, parce qu’ils ont pris cette décision de façon collective avec une même volonté d’améliorer leur vie.
Une démarche courante
Lorsque la demande est acceptée – il suffit pour cela d’apporter sa carte d’identité et son livret de famille (戶口民簿 hukouminbu), le service du registre familial délivre un document valide pendant trois mois qui sert de preuve pour les administrations (sécurité sociale, assurances, écoles, banques, etc.). Le document est prêt dans la demi-heure, une efficacité qui laisse deviner la fréquence de la procédure.
Des statistiques fournies par le ministère de l’Intérieur révèlent que 2,3 millions de personnes ont obtenu la modification de leur nom ou de leur prénom entre 1997 et 2010, les demandes présentant des pics inexpliqués certaines années, comme par exemple en 2002 (311 919 cas) ou en 2006 (230 276 cas).
Ces statistiques concernent pour une écrasante majorité la validation par l’administration d’un nouveau prénom, la modification du patronyme relevant d’une démarche psychologiquement très différente et s’inscrivant dans un cadre juridique plus contraignant. La loi autorise désormais à prendre le patronyme de la mère en cas de remariage de celle-ci ou d’adoption, mais aussi dans les cas dramatiques où le patronyme du père est trop lourd à porter.
Au temple, les dieux aideront peut-être à choisir un nouveau prénom. (Laurence Marcout)
« Très souvent, derrière un dossier de changement de nom ou de prénom, on devine une grande souffrance », explique madame Chen, employée du Service municipal du registre familial de l’arrondissement de Zhongzheng, à Taipei. Dans cet arrondissement du centre administratif de la capitale vivent 800 000 personnes, précise-t-elle, et ici, ce sont chaque jour 3 à 4 dossiers de ce type qui sont étudiés. « La législation autorise à changer de prénom deux fois. C’est un droit. Les parents ne peuvent effectuer cette démarche qu’une seule fois pour leurs enfants mineurs, afin que ceux-ci conservent la possibilité d’en changer à nouveau après leur majorité. » Son expérience lui a montré que bien souvent, au deuxième changement, les personnes choisissent de reprendre leur prénom originel, et surtout, que beaucoup sont désespérés d’apprendre qu’ils n’ont pas droit à plus de deux changements. Elle est d’ailleurs tout particulièrement chargée d’apporter un soutien psychologique et des conseils aux personnes qui supportent difficilement le refus d’un troisième changement.
Liu Chiu-long [劉秋隆], prêtre taoïste qui officie au temple Xiahai Chenglong, dans la rue de Dihua, s’intéresse à la question sans pour autant proposer ses services dans ce domaine. Pour lui, le changement de prénom n’est pas tout. « Je dirais que cette modification n’est efficace que dans 10 à 20% des cas, car changer de destinée est quelque chose de très difficile. Il faut faire la différence entre “changer de prénom” [改名 gai3 ming2] et “changer de destin” [改命 gai3 ming4]. » En chinois, les deux mots sont quasiment homophones (seul le ton change), mais pour espérer modifier son destin, il faut aller plus loin. « Le plus important est la date et de l’heure de naissance dans le calendrier lunaire. En général, on refait les calculs à partir de la date et l’heure de naissance dans le calendrier lunaire, afin de vérifier s’il n’y a pas eu d’erreur de retranscription par rapport au calendrier républicain, car ce sont des informations capitales. » Sont également pris en compte de nombreux éléments, du nombre de traits au sens des pictogrammes et de leurs clés, en passant par la combinaison des éléments qui sont à la base de la cosmogonie chinoise.
En général, avant de choisir un prénom pour un nouveau-né ou pour en changer, on consulte un spécialiste des ba zi (八字 les huit chiffres, pris par paires, qui indiquent l’année, le mois, le jour et l’heure de naissance) et des ba gua (八卦 les huit trigrammes du Livre des mutations). Ceux-ci ont souvent pignon sur rue aux abords des temples. L’appellation de devin fait très peu justice au savoir de ces consultants en destinée : ils ont une connaissance profonde du chinois dans tous ses recoins étymologiques mais aussi de tout ce qui fait la richesse du calendrier lunaire, de l’influence des astres ou des éléments, etc.
Dans beaucoup de familles, tous les enfants mâles de la même génération partagent le même caractère pour premier prénom. Ce caractère est souvent donné par un poème dans lequel on avance, caractère par caractère, au fil des générations. Bien sûr, le hasard peut faire que ce caractère soit difficile à porter – autre raison qui peut pousser certains à épousseter leur appellation. Peut aussi jouer l’envie d’avoir un prénom qui soit moins commun. Combien de Mei-zhu [美珠 « belle perle »], de Ya-hui [雅慧 « élégante et intelligente »], de Guo-qiang [國強 « force du pays »], de Da-wei [大偉 « illustre personnage »] ou de Jia-hong [家宏 « prospérité de la maison »] dans une même classe d’âge ?
« Nombreuses aussi, explique madame Chen, sont les personnes d’extraction modeste dont le prénom a été choisi au petit bonheur la chance, avec des mots de la campagne, des noms d’outils ou de céréales par exemple, et qui, à un âge déjà avancé, veulent adopter une appellation plus en rapport avec l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. »
En fonction des diverses informations qui lui sont soumises, le devin fait ses calculs et propose en général plusieurs prénoms entre lesquels la personne qui consulte peut ensuite choisir. Une option consiste à se rendre au temple pour demander une intervention divine qui permette de trancher en faveur de tel ou tel prénom.
Si changer de prénom relève donc d’une décision banalisée dans la société taiwanaise, il en va tout autrement de la procédure qui consiste pour les Taiwanais d’origine aborigène à se faire (re)connaître sous leur nom tribal, une possibilité qui leur a été donnée à la suite d’un mouvement de revendication démarré au début des années 80.
Le nom de mes ancêtres
En France, c’est seulement l’année dernière que le Conseil d’Etat, saisi par le collectif La force du nom, a accepté d’autoriser les personnes qui en font la demande à reprendre le patronyme familial « à consonance étrangère » lorsque celui-ci avait été changé pour « un patronyme français ». Ce sont surtout des Français d’origine juive qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et du traumatisme de la Shoah, avaient senti la nécessité, pour se protéger et protéger leurs enfants, de franciser leur nom et d’en extraire toute référence à leur judaïté. Le temps ayant fait son œuvre, certains ont voulu retrouver l’identité perdue. Grâce à l’intervention du collectif La Force du nom, relayée par les médias français, le Conseil d’Etat a finalement rompu avec une attitude qui le mettait en contradiction avec la société française plurielle d’aujourd’hui, et qui était ressentie comme une nouvelle blessure par ceux qui avaient parfois été forcés de renoncer à leur patronyme dans des conditions dramatiques.
Il y a certainement un parallèle possible avec la situation qui a prévalu à Taiwan pendant un siècle, même si les causes premières sont différentes : à partir de la fin du 19e s. et de la colonisation de Taiwan par les Japonais, les aborigènes ont été forcés d’abandonner leur identité et leur nom tribal pour se fondre dans une homogénéité factice. Longtemps stigmatisés et victimes de discriminations, ils se sont d’abord vu attribuer des noms japonais, dans le cadre de la politique d’assimilation nippone. Après 1945, ce sont des noms han en deux ou trois caractères qui leur ont été imposés. Parfois, l’officier d’état-civil leur avait, par négligence ou par malice, donné des noms ridicules, parfois toutes les personnes d’une même famille ne portaient pas le même patronyme.
A g., la carte d’identité nationale, recto-verso, telle qu’elle était en vigueur jusqu’à la mise en place de la nouvelle version (à d.), en 2005, sur laquelle les noms aborigènes peuvent désormais être écrits à l’horizontale, dans leur retranscription phonétique en caractères chinois et en lettres latines. (MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR)
Dans un article intitulé « Du stigmate à la revendication : Mémoire et oubli dans la refondation des identités aborigènes de Taiwan », Liu Pi-chen [劉璧榛], chercheuse à l’Institut d’ethnologie de l’Academia Sinica, met en évidence la portée de cette politique systématique de stigmatisation puis d’effacement de l’identité aborigène, qui a concerné autant les noms des personnes que ceux des lieux, et qui a conduit à une perte de mémoire volontaire ou inconsciente. « Jusque dans les années 1990, note Liu Pi-chen, plusieurs générations ayant porté au sein de la société taiwanaise ce taxon stigmatisant de “sauvage” ont volontairement dissimulé et n’ont pas transmis la mémoire de leur passé à leurs descendants. » Liu Pi-chen relève aussi comment la japonisation des noms et des relations de parenté, ainsi que la domination de la transmission écrite sur la transmission orale, ont abouti à l’adoption d’une généalogie écrite, consignée dans les registres administratifs, différente de celle qui structurait le groupe, et que cela « bouleversait la façon dont les aborigènes connaissaient leur passé et en disposaient ». Il faut savoir que les règles d’attribution des noms et prénoms diffèrent grandement d’un groupe de population aborigène à l’autre. Les Amis, par exemple, n’ont pas de prénom mais portent le patronyme de leur grand-père auquel est accolé celui de leur père ou de leur mère. Chez les Kavalan, que Liu Pi-chen a particulièrement étudiés, c’est le nom de famille qui n’existe pas : chaque individu porte deux prénoms, le premier étant choisi par la grand-mère, chef de la maison, et le second étant identique au premier prénom porté par la grand-mère. Ne sont en outre disponibles qu’un petit nombre de prénoms. Chez les Tao, explique de son côté la chercheuse Véronique Arnaud, du Laboratoire Asie du Sud-Est et Monde austronésien, le nom change avec la naissance du premier enfant, puis du premier enfant de celui-ci. On est « le père de » ou « la mère de », avant de devenir « le grand-père de » ou « la grand-mère de ». On comprend ainsi combien la généalogie traditionnelle et les relations qu’elle tisse au sein du groupe peuvent donc être troublées par l’imposition de normes extérieures.
Même si une prise de conscience s’est fait jour à partir du début des années 80 dans un contexte plus général de démocratisation à Taiwan, la maturation de l’idée d’un retour aux racines et à la fierté des origines a pris une vingtaine d’années. La reconnaissance officielle des groupes de population et des cultures, qui s’est faite par étapes, s’est accompagnée de modifications de la carte nationale d’identité : au lieu des trois cases à la verticale suffisantes pour l’inscription d’un nom chinois, c’est un espace plus grand qui a été laissé, à l’horizontale, et dans lequel le titulaire peut faire inscrire son nom retranscrit phonétiquement à l’aide de caractères chinois mais aussi en lettres latines.
Des militants d’abord, des intellectuels, puis des gens ordinaires se sont emparés de cette possibilité. Au début des années 2000, le réalisateur et militant Mayaw Biho s’est mis à documenter cette démarche. Il a accompagné des candidats au « re-nom », fait l’intermédiaire avec les fonctionnaires, sa présence empêchant parfois les rebuffades ou le manque d’entrain de ceux-ci – une aventure dont Taiwan aujourd’hui avait parlé en juin 2006. Auteur de nombreux documentaires dont What is Your Aboriginal Name? et I Got My Name Back, il reconnaît aujourd’hui avec le recul que les résultats de cette campagne sont encore limités. « Au total, dit-il, environ 10 000 personnes seulement ont fait la démarche au cours des dix dernières années. » C’est finalement assez peu sur une population totale estimée officiellement à un peu plus de 400 000 personnes. « Il y a beaucoup de démarches à faire auprès de nombreuses agences différentes. La procédure est peu coûteuse, mais les allées et venues qu’elle suppose entre les diverses administrations sont assez pénibles et au final assez chères pour des gens qui sont souvent d’origine modeste. Et puis, pour se rendre au bureau de l’état-civil, il faut prendre un congé. » Le casse-tête est terrible, d’autant qu’il est préférable que tous les membres de la famille procèdent au changement en même temps.
Bien sûr, beaucoup de personnes pouvant se réclamer d’une origine aborigène ne se sentent pas concernées par le mouvement de rectification des noms parce qu’elles n’ont pas d’attaches particulières avec la culture de leurs ancêtres. Pour d’autres, revenir à un nom tribal est un retour en arrière inutile ou bien psychologiquement difficile.
Mayaw Biho déplore aussi que l’attitude des Taiwanais d’ethnie han n’ait pas évolué autant qu’on pourrait le souhaiter. « Quand on porte un nom aborigène, on se heurte encore parfois à l’ignorance ou au mépris. “C’est quoi votre nom ? Vous êtes d’où, des Philippines ?” Dans les administrations, les hôpitaux, les écoles, les remarques peuvent être blessantes. »
Les premières années, les médias ont abondamment couvert la campagne de rectification des noms aborigènes, se souvient Mayaw Biho – même à l’étranger. « Il est certain que cela en a encouragé beaucoup à sauter le pas. Cela dit, il y a des gens qui ont changé à nouveau depuis, pour reprendre leur nom chinois, parce qu’ils trouvaient trop compliqué d’utiliser leur nom aborigène dans la vie courante. Par exemple cela peut poser problème avec les diplômes, les titres de propriété. Mais j’ai confiance dans l’avenir. »
L’étape suivante, pour le militant, c’est de poursuivre la rectification des noms de lieux, de montagnes, de rivières, de villages, afin que les Taiwanais comprennent mieux la façon de pensée des aborigènes, leur rapport à la nature. « D’une manière générale, ce que nous voulons, c’est qu’il n’y ait pas qu’une seule réponse à chaque question. Les aborigènes veulent vivre la vie qu’ils ont choisie, à l’endroit qu’ils ont choisi. »