10/10/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Symphonies de pierre

01/09/1996
Wei Tuo et Chai Lan veillent sur le temple. Nul esprit mauvais ne viendra déranger la tranquillité des lieux.

L'on pense en général aux temples comme à des édifices chargés d'ans. A Taiwan, toutefois, encore aujourd'hui, on continue de construire des temples tout neufs, et à grande cadence. Les tem­ples les plus récents ont en outre sou­vent été agrandis et leurs décors enrichis : deux conséquences naturelles de la prospérité économique. Si faire cons­truire un temple est bien sûr considéré comme un acte de grande piété, l'on peut tout de même y voir parfois une certaine ostentation de la part du géné­reux donateur... C'était déjà le cas dans la Chine ancienne et cela est encore vrai de nos jours.

A Tainan, un grand ensemble de temples dédiés à la déesse Matsu s'étale sur un vaste périmètre de quinze hecta­res. Certains des temples les plus récents offrent à l'admiration des foules des sculptures dorées à l'or fin, tandis que d'autres ne sont que de vulgaires im­meubles de béton, dont les toits élaborés rappellent vaguement celui du célèbre Grand Hôtel de Taipei, qui est d'ailleurs parti en fumée l'année dernière. (En par­lant d'hôtel, remarquons ici que les tem­ples offrent le gîte aux pèlerins.) Hélas, on ne compte plus les projets visant à raser les vieux temples pour les recons­truire en béton et sur plusieurs étages.

L'on dit souvent des temples chi­nois qu'ils ont pour modèle la demeure des riches. En quoi consiste exactement ce modèle? C'est un sujet extrêmement complexe, et les explications qui suivent ne prétendent pas en donner plus qu'un aperçu. D'une manière générale, l'on peut répartir les temples taiwanais en trois catégories :

- les temples bouddhistes ortho­doxes, dans lesquels les dieux enchâssés sont d'origine indienne;

- les temples bouddhistes « popu­laires », dédiés à des bonzes déifiés;

- les temples taoïstes, abritant les nombreux personnages historiques qui ont été inclus au panthéon.

Détail d'une poutre sculptée au temple Lungshan de Lukang.

Quelle que soit leur dénomination, les temples partagent d'ordinaire un cer­tain nombre de caractéristiques architecturales, dont les principes géné­raux sont faciles à définir. Les visiteurs entrent par un portail imposant pour découvrir non pas un, mais trois temples bâtis l'un derrière l'autre, une tou­relle contenant un tambour, et un clo­cher (la tourelle et le clocher se situent de chaque côté du parvis).

A partir de là, de nombreuses va­riations sur le thème classique sont pos­sibles, l'objectif étant bien sûr de capter l'attention des visiteurs. Il en résulte par­fois une sensation d'overdose visuelle. La décoration est en effet d'une extraor­dinaire complexité : des sculptures, des toits lourdement décorés, des orne­ments, des métaux précieux, des autels, une impressionnante armée de statuet­tes... Tout concourt à convaincre les non initiés qu'ils ne seront jamais capables de s'y reconnaître. Goethe comparait l'architecture à de la « musique pétrifiée ». Ainsi, comme un musicien qui déchiffre une partition dodécaphonique, le visiteur qui s'en donne la peine par­viendra sans doute à « lire » un temple pour en saisir toute la puissance et l'harmonie.

Prenons un exemple, prenons-le célèbre. Le soleil mourant de la fin d'après-midi s'attarde sur le temple Lungshan, découpant de longues om­bres sur les bâtiments. Des particules de poussière, dorées par l'aura veloutée qui annonce la venue du crépuscule, dansent dans les rais de lumière, ajou­tant à l'atmosphère mystique du tem­ple. Des photographes amateurs s'es­sayent à capturer, dans l'air du soir, la beauté évanescente des boiseries sculp­tées, des hauts reliefs et des toits élégants aux arêtes en forme de queue d'hirondelle.

Cet illustre temple, situé dans la ville de Lukang, a été érigé en plusieurs phases. Sa fondation remonterait à l'an 1653, bien qu'il ait été déplacé et recons­truit à son site actuel, dans la rue Lungshan, en 1786. Sur un demi­-hectare de superficie s'élèvent trois tem­ples en enfilade, séparés les uns des autres par une cour. Cet aménagement classique livre l'ensemble à des jeux rythmés d'ombres et de lumières.

Les derniers grands maîtres perpétuent la tradition, mais les jours de cet art sont comptés : de plus en plus, le béton remplace le bois.

A leur entrée dans l'enceinte du temple, les visiteurs sont accueillis par deux nobles lions de pierre montant la garde. Au premier plan, le « temple du devant » possède cinq portes. Au temps de la dynastie, seul l'empereur avait le privilège de faire construire un bâtiment à cinq portes, mais cette prérogative architecturale a progressivement été étendue aux temples, qui sont, après tout, les palais des dieux.

Le nombre exact de portes dépend du rang des dieux honorés. Par exem­ple, un temple dédié à un dieu de rang impérial, comme Pao-sheng Ta Ti, un dieu de la Médecine, bénéficiera sans doute de cinq portes. Matsu et Kuan Yin auront également cet honneur. En revanche, un temple dédié à Wang-yeh, le dieu de la Peste, ou à Cheng-huang, un dieu protecteur de la cité, n'aura que trois portes. Un pauvre vieux dieu de la Terre devra se contenter d'une porte seulement, mais la plupart des dieux de la Terre résident dans de minuscules temples de toute façon.

Deux divinités sont peintes sur les battants de bois de la porte centrale du temple du devant. Il s'agit des ostiaires Wei Tuo et Chai Lan, gardiens des véri­tés bouddhiques. Leur imposante sta­ture orne invariablement les portes des temples bouddhistes. Les deux autres portes à deux battants de la façade sont agrémentées de l'image des quatre « grands seigneurs bouddhistes ». Ils ont chacun un objet à la main. Le premier tient un sabre qui représente le vent, le second un pipa (un instrument de musi­que à quatre cordes ressemblant un peu à un luth), qui appelle l'harmonie. Le troisième porte un parapluie, gage de pluie, et le quatrième enfin tient un serpent, signe d'une situation propice. Tous quatre symbolisent ensemble la phrase feng, tiao, yu, shuen, une expression décrivant un temps favorable aux récoltes.

Deux pao-ku shih trônent de chaque côté de la lourde porte centrale : ils servent à la fois de contrepoids et de support. Dans certains temples, ces cales sont remplacées par des lions de pierre. Les deux doubles portes flanquant le portail central sont également maintenues ouvertes par des cales de pierre en forme d'oreillers, les shih chen, qui sont plus petits que les pao-ku shih : ils ont la taille de tabourets, et ressemblent effectivement à des pe­tits sièges.

L'admirable fenêtre octogonale du temple Lungshan de Lukang porte en elle les principaux symboles du Livre des Mutations et de la philosophie taoïste.

Comme dans d'autres temples, les motifs décoratifs, qu'il s'agisse de pein­tures ou de sculptures, ont été choisis parce qu'ils sont homonymes de certains mots considérés comme de bon augure. C'est le cas de fu, la chauve-souris, dont le nom en chinois sonne comme une bé­nédiction. Il n'est donc pas étonnant que les chauves-souris figurent en bonne place dans l'admirable fenêtre de bois sculpté de forme octogonale qui orne le « temple du devant ». La fenêtre, qui comporte deux poissons en son centre ainsi qu'une chauve-souris à chaque coin, est sensée contenir l'esprit du I-ching ou Livre des Mutations.

L'un des traits inhabituels du tem­ple Lungshan est sa scène de théâtre ­— aujourd'hui en ruine —, un élément ra­rement observé dans les temples taiwanais. Au-dessus de la scène est en­core visible un magnifique tsao-ching, un plafond voûté finement sculpté, dont la forme octogonale rappelle le Pa-kua [八卦] (les Huit Trigrammes du Livre des Mutations). En son centre, un dragon peint transperce l'air de son regard fé­roce, comme s'il se préparait à une atta­que en plongée.

Le temple principal, au centre, est imprégné du parfum suave des fleurs fraîches. Cet espace est dédié à Kuan Yin, la déesse de la Miséricorde. L'autel principal est flanqué de deux autels plus petits, tous deux surmontés d'un brûle­-encens. Ces deux autels sont dédiés à Chu Sheng Niangniang, la déesse de la fécondité, et Ching Chu Kung, le gardien du temple, qui sont l'une et l'autre des déités taoïstes. Leur présence ici illustre la coexistence fréquente du bouddhisme et du taoïsme dans les tem­ples taiwanais. Les statues des dix-huit bodhisattva sont disposées les unes à côté des autres. La fameuse Grosse clo­che, la plus grosse de l'île avec ses 500 et quelques kilos, est suspendue à proximité.

La troisième cour, qui sépare le temple principal du « temple arrière », renferme trois puits, qui auraient été creusés par les habitants de la ville en préparation d'un mouvement de résis­tance contre les Japonais qui prirent pos­session de Taiwan en 1895. Cette cour est désormais le lieu des réunions men­suelles de l'Association de la longévité, au cours desquelles l'on récite des sutras à Amitabha, le Bouddha de la Lumière infinie, auquel le temple est voué.

Les longshu, ou colonnes de dragons, un motif de décoration typique, symbolisent la noblesse et la vitalité.

Un temple n'est pas l'œuvre d'un seul et unique architecte. Les ornements variés qui font la beauté des bâtiments sont le résultat de la collaboration entre artistes et artisans dévoués à leur art : des architectes, mais aussi des sculpteurs et des peintres. Parmi les grands maî­tres qui ont prêté leur talent à la cons­truction du plus beau temple de Taiwan, beaucoup sont aujourd'hui disparus. La chance permet parfois encore d'en rencontrer dans les ruelles de Lukang : tandis que la chaleur se retire et que l'après-midi tire lentement à sa fin, un vieillard à couronne de cheveux gris, tout droit sorti d'un paysage à l'encre chinoise, déambule le long de la rue Putou. Cet auguste grand-père, habillé et chaussé très simplement, porte le nom de Lee Sung-lin. C'est l'un des derniers grands maîtres-artisans encore vivants.


Sculpteur sur bois spécialisé dans les petites figurines, Lee a plus de qua­tre-vingt-dix ans. Il a appris la sculp­ture sur bois, une tradition familiale, auprès de ses aînés. C'est également un menuisier de grand talent, mais il doit sa renommée à la beauté des boiseries sculptées qu'il a réalisées pour la déco­ration du temple Tienhou de Lukang et du temple Tsushih de Sanhsia. La con­tribution de Lee au temple Tsushih (où des rénovations sont en cours depuis cinquante ans) est inestimable : « C'est moi qui y ai sculpté toutes les figurines », dit le vieil homme. « La sculpture sur bois est mon passe-temps favori. »

Lee accueille les éloges avec un pe­tit gloussement. « Il existe une hiérarchie parmi les artistes : certains sont plus grands que d'autres », dit-il. « La qualité des œuvres d'un artisan dépend de ses talents naturels, de la fermeté de ses gestes et de sa capacité à faire de belles sculptures. Il faut de la pa­tience. Il faut aller doucement, en débutant par des motifs simples. » Où puise-t-il son inspiration? Lee réfléchit longtemps avant de répondre : « On commence par suivre l'exemple des maîtres et à apprendre à faire la différence entre ce qui est bon et ce qui ne l'est pas. C'est ça qui compte. C'est la seule façon de progresser. »

Autrefois, le bois était le matériau le plus largement employé dans les temples, mais de plus en plus, on lui substitue le ciment. En effet, à cause du climat tropical humide de Taiwan, le bois pourrit très rapidement. La plupart des temples les plus anciens doivent être rénovés de temps en temps, et certains d'entre eux doivent même être entière­ment restaurés. Il arrive parfois que les traits caractéristiques des édifices dis­paraissent au cours des travaux de ré­novation. C'est hélas le cas du temple Ti Tsang An, plus connu sous le nom de temple Ta Chung, à Hsinchang, dans la région de Taipei.

Ce temple est dédié au bodhisattva Ti Tsang Wang, qui préside les dix tri­bunaux des Enfers. Les déités qui sont adorées ici jouissent d'un très grand prestige, et sont réputées très puissan­tes, en particulier en ce qui concerne la recherche d'un objet perdu ou la répa­ration d'une injustice. Le temple honore également dix seigneurs Yen-luo éten­dant chacun leur juridiction sur l'une des différentes sections des Enfers, ainsi que le Général à tête de bœuf et le Général à tête de cheval. Ces deux poli­ciers célestes sont chargés de l'arresta­tion de ceux dont le temps imparti sur Terre est écoulé.

Au centre d'une voûte aux sculptures élaborées, un dragon darde les visiteurs de son regard féroce.

Les architectes du temple Ta Chung, sachant que celui-ci serait dédié aux divinités des profondeurs, ont fait en sorte d'exprimer l'idée de la désola­tion. L'intérieur est résolument lugubre. Fondé en 1937, le temple était connu pour son mélange de styles : deux ar­chitectes y avaient laissé leur marque. Cette méthode est appelée tuei-chang ou « compétition de talents », et c'est ce qui arrive lorsque deux architectes, char­gés chacun d'une partie du travail, ri­valisent de virtuosité.

Depuis la reconstruction du tem­ple il y a cinq ans, ce contraste des sty­les s'est malheureusement évanoui. Les vieilles boiseries sculptées ont été jetées et les quelques pierres gravées rescapées ont été cimentées dans un mur, dans la cour arrière. Le nouveau temple est sou­tenu par des piliers de béton, mais ses concepteurs se sont efforcés de conser­ver parmi les traits principaux du bâti­ment originel ceux qui étaient les plus décoratifs et les plus fonctionnels. Par exemple, la nouvelle structure contient des chapiteaux en bois finement sculp­tés appelés chuei-ti ou « moineaux », qui sont placés entre les piliers et les pou­tres. Les nouveaux chuei-ti ont cepen­dant été collés, alors qu'ils étaient autre­fois maintenus en place grâce à du mor­tier et des tenons. Le temple possède également des pao-ku shih semblables à ceux du temple Lungshan, mais ceux-ci n'ont plus qu'une fonction décorative.

Yeh Sheng-fah, qui fait partie du comité de gestion du temple, affirme que toutes les sculptures sur bois et sur pierre ont été exécutées par des artisans de la province continentale du Fujian. Le temple a recruté des artisans de Chine continentale parce que ceux-ci étaient beaucoup moins chers que les artisans locaux. Cette différence de coût fait que les importations de sculptures réalisées en Chine continentale sont de plus en plus répandues. La pratique a même été reprise par le temple Tsushih, à Sanhsia, qui jusqu'ici confiait les travaux de rénovation exclusivement à des artisans taiwanais (dont le célèbre pein­tre de temple Lee Mei-shu, aujourd'hui décédé). Les membres du comité de ges­tion du temple Tsushih sont assez partagés sur l'utilisation de balustrades en pierre importées du continent. Certains d'entre eux pensent que la pierre alté­rera le style architectural de l'édifice, d'autres trouvent cette modification acceptable. La qualité de la pierre impor­tée du continent, ajoutent certains, est certes bien supérieure à tout ce que Taiwan peut offrir, mais il n'en va pas de même de la qualité du travail. Chacun reste sur ses positions, tandis que les ba­lustrades sont en route vers Taiwan.

Vieux temples, temples rénovés, temples-immeubles... On trouve de tout à Taiwan. Sans doute les temples sont­-ils parfois très différents les uns des autres, mais ils ont un point commun : ce sont des centres de vie et de socialisation pour la communauté. Ils sont par ailleurs le théâtre des fêtes reli­gieuses les plus spectaculaires de l'île. Ce sont également de véritables centres d'activités commerciales et artisanales. Enfin, et surtout, les temples sont des lieux de culte, où l'on trouve le récon­fort dans les moments difficiles, et où l'on offre ses louanges et ses remercie­ments dans les moments de joie. Il n'est donc pas étonnant qu'à travers les âges, tant de temps et d'argent ait été dévolu à leur construction et leur embellissement.

Comme une prière cristallisée dans l'espace, les temples lancent leurs toits ocre vers le ciel, et avec eux s'élève la spiritualité des hommes et des femmes qui les font vivre.

Huang Wen-ling

(v.f. Laurence Marcout)

Photos de Huang Chung-hsin

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