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Quelle solution pour le conflit Chine-Taiwan ?

01/05/2006

Cela fait près de 60 ans que la Chine populaire et Taiwan, également appelée République de Chine, sont en conflit. Conflit idéologique entre le Parti communiste chinois (PCC) et le Kuomintang (KMT), mais aussi conflit de souveraineté entre d’un côté le régime de Pékin qui déclare dans sa Constitution que Taiwan constitue une « partie sacrée » de la République populaire de Chine et celui de Taipei qui, après avoir longtemps prétendu exercer sa souveraineté sur le continent, a limité, à partir du début de son processus de démocratisation (1986), sa juridiction à Taiwan et aux îles environnantes. En d’autres termes, alors que depuis 1949 coexistent de fait deux Etats chinois, Pékin maintient la fiction de l’unicité de la Chine et continue de faire pression sur Taipei pour qu’il accepte cette fiction avant même d’entamer les moindres pourparlers politiques. En dépit d’un essor sans précédent depuis 1987 des relations économiques et humaines à travers le détroit de Formose, le différend Chine-Taiwan reste donc particulièrement ardu à résoudre. Avant d’envisager les divers scénarios qui pourraient permettre sa résolution, il importe tout d’abord de présenter les principaux défis structurels qui s’imposent à ce conflit. Ceux-ci sont au nombre de cinq.

Le premier défi est le phénomène de construction nationale à l’œuvre à Taiwan. Négligée ou sous-estimée par Pékin, cette donnée est essentielle. Depuis 1949, par défaut, et depuis 1986 par projet, la République de Chine à Taiwan est devenue un véritable Etat-nation, soudé autour d’un consensus que l’on peut qualifier de « souverainiste ». Certes, on le sait, le statut international de cet Etat est fragile et contesté. Le nationalisme taiwanais est pluriel, reflétant les variations du sentiment identitaire taiwanais (taiwanais uniquement pour environ la moitié de la société, sino-taiwanais pour l’autre moitié). Néanmoins, près des deux tiers des Taiwanais restent de manière assez stable favorables au statu quo dans le détroit, c’est-à-dire qu’ils ne souhaitent pas renoncer aux attributs et avantages de la souveraineté de fait dont ils jouissent aujourd’hui. D’où leur opposition constante à la formule proposée par Pékin : « un pays, deux systèmes ». D’où aussi leur méfiance à l’égard du « principe de la Chine unique » (yi ge Zhongguo ), que même le « camp bleu » décline immédiatement en « deux interprétations » (liang ge biaoshu), rappelant ainsi que l’interprétation taiwanaise est officiellement fondée depuis 1992 sur une définition géographique et culturelle de la Chine, séparée en deux « entités politiques » distinctes.

Le second facteur à prendre en compte est le phénomène d’intégration économique entre la Chine et Taiwan. Celui-ci est connu : il est puissant et sans doute irréversible. Mais ce qui reste à démontrer est la relation entre cette intégration et une résolution pacifique du problème politique qui oppose Pékin et Taipei. Il n’y a pas de lien mécanique entre les deux. Et si l’interdépendance croissante entre les deux économies accroît le coût de tout conflit armé, elle ne saurait l’interdire en toutes circonstances.

Le troisième défi est l’évolution du rapport des forces militaires dans le détroit. Celui-ci penche probablement déjà en faveur de l’Armée populaire de libération (APL), quels que soient d’ailleurs les armements que pourrait acheter Taiwan dans les années qui viennent. Cette réalité réduit indéniablement la marge de manuvre de Taipei et accroît sa dépendance stratégique à l’égard de Washington, son unique protecteur. D’un côté, Taiwan doit démontrer aux Etats-Unis comme à la Chine qu’elle continue de croire à la viabilité d’une défense crédible et dissuasive, mais conventionnelle, du faible au fort, et s’en donner les moyens. D’un autre, le gouvernement taiwanais est plus encore que par le passé contraint de tenir compte des intérêts de l’Administration américaine dans la région et d’accepter, bon gré mal gré, les limites que celle-ci lui impose.

Le quatrième défi est donc à l’évidence, par-delà la politique des Etats-Unis, l’attitude de la communauté internationale. Si depuis le début des années 90, celle-ci a amélioré dans une certaine mesure ses relations avec Taiwan, la Chine est devenue pour la grande majorité des pays du monde un partenaire politique et économique incontournable. Cette dure réalité signifie que l’isolement diplomatique de Taiwan est appelé à durer, et ceci en dépit des efforts déployés par Taipei pour intégrer le plus grand nombre d’organisations internationales, et en particulier celles qui sont réservées aux Etats (par exemple l’Organisation mondiale de la santé). Cela étant dit, la remilitarisation du détroit de Formose par la Chine à partir du milieu des années 90 préoccupe non seulement les Etats-Unis, mais aussi le Japon, une partie de l’Asie et l’Union européenne. Le redéploiement militaire américain en Asie-Pacifique, le renforcement de la défense japonaise, ainsi que le resserrement des liens stratégiques entre Tokyo et Washington attestent de cette préoccupation et contribuent à réduire les tentations chinoises de recours à une solution armée du conflit.

Le dernier défi a trait aux constantes et aux variables de la position chinoise sur la question de Taiwan. Il est clair qu’un ralentissement de l’économie chinoise ou une détérioration de la stabilité sociale auraient pour résultat de compromettre la poursuite de l’effort de modernisation de l’APL et contraindraient les autorités de Pékin à concentrer leur attention sur les problèmes internes du pays. Il est aussi probable qu’à plus long terme une démocratisation du régime de Pékin pourrait modifier son approche du problème taiwanais. Mais pour autant, la quête de l’unification de la nation chinoise peut-elle disparaître ? Une Chine démocratique sera-t-elle moins nationaliste ? L’appartenance de la Chine à la nation chinoise n’est-elle pas l’une des vérités historiques les mieux partagées par la société continentale ? Alors que Pékin devrait prendre plus largement en compte le phénomène identitaire taiwanais, Taipei ne peut faire abstraction de ce puissant invariant.

Dans de telles circonstances, quelles sont les solutions les plus probables au conflit Chine-Taiwan ? Cinq scénarios, dans un ordre croissant de probabilité, peuvent être proposés.

Le premier scénario est l’évolution de Taiwan vers une indépendance formelle et reconnue. En raison de l’opposition non seulement de la Chine, mais aussi des Etats-Unis et de la majorité de la communauté internationale, cette solution paraît très improbable. Les engagements (les cinq non) pris par le président Chen Shui-bian [陳水扁] en 2000 et réitérés en 2004 démontrent cette réalité. En outre, bien que certains segments de la société taiwanaise soient opposés pour des raisons politiques à toute déclaration d’indépendance, celle-ci reste aussi très improbable du fait des risques importants de guerre qu’elle induit.

Le deuxième scénario est le ralliement progressif de Taiwan à la formule « un pays, deux systèmes », chère à Deng Xiaoping [鄧小平]. Seul un changement profond des mentalités à Taiwan, accompagné sans doute par un abandon américain, pourrait favoriser une telle solution. En réalité, s’il ne l’a pas encore officiellement abandonnée, Pékin fait moins souvent mention de cette formule, comme s’il souhaitait introduire une plus grande flexibilité dans sa position. Cependant pour l’heure, la Chine n’a pas été en mesure de proposer une autre solution, plus séduisante, aux Taiwanais.

Le troisième scénario est la guerre. Moins improbable que les deux précédents, ce scénario serait une catastrophe pour tous. Non seulement pour Taiwan qui payerait un lourd tribut mais aussi pour la Chine qui verrait son essor économique remis en cause pour de nombreuses années. Si les capacités de projection de l’APL accroissent les moyens dont Pékin dispose pour soumettre Taipei et compliquer toute intervention militaire américaine, les risques d’embrasement régional qu’un tel conflit provoquerait sont de nature à inciter le PCC à une grande pru dence. En réalité, la concentration des missiles, des bateaux et des avions de l’APL aux environs de Taiwan accroît autant l’insécurité de la Chine que celle de Taiwan. En effet, elle a obligé tant les Etats-Unis que le Japon à renforcer leur posture stratégique dans la région, notamment à Okinawa et à Guam. C’est pourquoi l’on peut penser que, tout en maintenant pour l’heure sa pression militaire sur Taipei, Pékin cherche à explorer d’autres solutions.

Les deux solutions qui restent sont d’une part la recherche d’un accord négocié, même intérimaire, et le maintien du statu quo et par conséquent la perpétuation du conflit présent.

Pékin ne semble pas aujourd’hui souhaiter engager des négociations avec le gouvernement de Chen Shui-bian. Les autorités chinoises continuent de soumettre la reprise de pourparlers politiques avec Taipei à l’acceptation par cette capitale du « principe de la Chine unique » et en particulier du soi-disant « consensus de 1992 », alors qu’il s’agissait plutôt d’un compromis où les deux parties s’accordaient à demeurer en désaccord sur cette question. Du reste, l’évolution politique à Taiwan ne peut qu’inciter Hu Jintao [胡錦濤] et ses collègues à patienter jusqu’en 2008, et à espérer que cette année-là un président du « camp bleu », c’est-à-dire de l’opposition actuelle, sera élu. Le rétablissement des liens entre le PCC et le KMT en avril 2005 à l’occasion de la visite en Chine de Lien Chan [連戰], l’élection à la présidence de ce parti de Ma Ying-jeou [馬英九], un Taiwanais d’origine continentale, en juillet, ainsi que les succès électoraux du KMT aux élections législatives de décembre 2004 puis surtout aux élections locales de décembre dernier militent en faveur du maintien par Pékin d’une politique d’isolement de Chen Shui-bian et du Parti démocrate-progressiste (DPP).

Si l’on ne peut exclure que Chen Shui-bian s’efforce de négocier l’ouverture de liaisons aériennes directes avec le continent avant 2008, cette avancée ne suffira probablement pas pour convaincre Pékin de faire plus. Evidemment, la victoire de Ma Ying-jeou aux élections présidentielles de 2008 n’est pas acquise. Le DPP et Chen Shui-bian s’efforcent d’en réduire la probabilité en tentant par exemple de mettre sur pied une candidature centriste, mais taiwanaise (par exemple Wang Jin-pyng [王金平]) plus à même d’empêcher l’élection de Ma Ying-jeou qu’un candidat DPP ou trop « vert ». Mais l’on se doit aussi de prendre en compte l’évolution de l’opinion publique taiwanaise, dont on pouvait penser, il n’y a ne serait-ce qu’un an, avant l’adoption par Pékin d’une loi antisécession, qu’elle serait hostile à toute visite des responsables de l’opposition bleue en Chine. Or, la société taiwanaise a, dans sa majorité, accueilli favorablement ces visites, comme si elle désirait par-dessus tout à la fois une réconciliation entre les deux rives et une prise en compte par leur gouvernement de la réalité économique et sociale des relations avec le continent.

Mais si le statu quo est le scénario le plus probable dans les années qui viennent, à plus long terme, Pékin et Taipei ne pourraient-ils pas négocier une forme d’accord intérimaire fondé, comme l’ont proposé certains (Kenneth Lieberthal, David Lampton) sur une « double renonciation » : renonciation de Taiwan à déclarer l’indépendance en échange de la renonciation de la Chine de recourir à la force pour régler ce différend. Bien qu’elle soit très imparfaite et surtout incomplète, cette solution présenterait le double avantage, d’une part, de contribuer à (re)démilitariser peu à peu le détroit de Formose et, d’autre part, de laisser de côté la redoutable question de la souveraineté. Ces deux conditions étant remplies, Pékin et Taipei pourraient avancer sur la voie de la paix et d’une véritable réconciliation, qui seules peuvent favoriser de part et d’autre la recherche de solutions inventives et originales. Aucun modèle passé ne peut être mécaniquement transposé. L’expérience européenne peut constituer pour les protagonistes une sorte de « trousse à outils ». Mais ce sont aux Chinois et aux Taiwanais de construire leur avenir. Il leur faudra prendre en compte toutes les défis structurels évoqués plus haut et, conscients que leur relation est à la fois particulière et vouée à se resserrer, édifier ensemble une superstructure politique qui tienne compte à la fois du phénomène étatique taiwanais et du projet de réunification chinois. La quadrature du cercle ? Peut-être. Mais c’est seulement en respectant ces deux conditions essentielles que Chinois et Taiwanais peuvent se réconcilier, c’est-à-dire s’intégrer, d’abord économiquement puis politiquement, tout en respectant et protégeant leurs différences et leur dignité respective.

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