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L’Empereur et le Mille-pattes

01/08/2004
Sur le parvis du temple Tzuchi,à Hsuehchia,la foule assemblée s’apprête à « monter à Baijiao ».

Avez-vous entendu parler du rite de la « montée à Baijiao » dans la petite ville de Hsuehchia, dans le sud de l’île ? Il s’agit d’une grande réunion de fidèles qui, à Hsuehchia, se rendent au pavillon de Baijiao (ou Paichiao), un peu plus loin dans la campagne au bord de l’estuaire de la Chiangchun. Or Baijiao est en réalité le nom d’un village situé dans la province continentale du Fujian, en Chine. Quelle est donc la relation entre ces deux endroits et quelle est la signification des rites perpétués ici ?

Il faut remonter à plus de 300 ans en arrière, durant la conquête de l’empire chinois des Ming par les troupes mandchoues, tandis que des poches de résistance se formaient un peu partout sous l’autorité de chefs de guerre locaux. L’un d’eux, Zheng Chenggong [鄭成功], plus connu sous le nom de Koxinga, qui tenait sous sa férule la région côtière du sud-est de la Chine, s’opposa vivement aux forces mandchoues. Pour s’assurer une base arrière, il s’empara de Taiwan d’où il chassa les Hollandais en 1662. Pour peupler cette terre, Koxinga et ses successeurs sollicitèrent alors une immigration en provenance du Fujian. Répondant à leur appel, les habitants du village de Baijiao [白礁], près de Tong-an, débarquèrent sur l’île. Pour assurer leur traversée du détroit et la réussite de leur future entreprise, ils implorèrent la protection de l’Empereur Baosheng [保生], une divinité du panthéon taoïste, promenant son effigie depuis le temple Ciji [慈濟], à Tong-an, jusqu’à leur village, le dieu « montant » alors à Baijiao. Arrivés à Taiwan, les colons édifièrent, au lieu-dit baptisé Hsuehchia [學甲], un temple du même nom qu’ils dédièrent à l’Empereur Baosheng pour le remercier de les avoir protégés.

Par la suite, chaque année, le jour anniversaire du dieu, ces pionniers puis leurs descendants « montaient à Baijiao », c’est-à-dire qu’ils rapportaient la statue divine du temple insulaire aux lieux originels, à Baijiao, sur le continent chinois, environ 4 jours avant l’anniversaire solennel. Cette coutume s’est perpétuée durant l’administration japonaise à Taiwan (1895-1945).

Mais, dans les années 20, les voyages ayant été interdits entre les deux rives, la tradition fut interrompue, de même qu’elle l’avait été de temps à autre en période de crise sous la dynastie Qing (1683-1895). Après la rétrocession de Taiwan à la Chine en 1945, les difficultés liées à la reprise du pèlerinage ont été telles que les fidèles y ont renoncé, l’interdiction en 1950 de voyager sur le continent les en empêchant complètement.

Si les habitants de Hsuehchia ne pouvaient plus « monter à Baijiao » comme autrefois, ils n’en ont pas moins continué leurs dévotions à l’Empereur Baosheng. Au lieu de traverser le détroit, ils ont pris l’habitude d’effectuer une longue procession depuis le temple de Ciji (ou Tzuchi) jusqu’aux berges de la Chiangchun [將軍], à l’endroit même où les pionniers de Baijiao avaient pour la première fois mis le pied à Taiwan. Là, un petit pavillon, dit de Baijiao, sert de monument commémorant l’arrivée ici de ces hommes. Les fidèles rendent alors grâce à leurs ancêtres d’avoir foulé cette terre insulaire qui est aujourd’hui la leur. C’est ainsi que les habitants de Hsuehchia présentent à distance leurs offrandes annuelles à l’Empereur Baosheng. A la fin du service, ils puisent de l’eau de la Chiangchun — non loin de la mer —, un geste signifiant que c’est toujours la même eau, de part et d’autre du détroit, qui nourrit les descendants de ces pionniers et ainsi fait le lien entre les deux endroits, Hsuehchia et Baijiao.

La procession

Le temple de Tzuchi est le principal lieu de culte de Hsuehchia. En près de 60 ans, la procession jusqu’au pavillon de Baijiao est devenue un événement profondément ancré dans les mœurs des habitants. Elle a lieu chaque année vers le milieu du 3e mois lunaire et est pour cette petite bourgade endormie un grand événement.

Le jour dit, à 6 h du matin, les responsables du temple tiennent un office religieux. Le maître de cérémonie brûle de l’encens et adresse les vœux de la population à l’Empereur Baosheng pour son anniversaire. Répondant aux incantations, les officiants et les fidèles se prosternent en s’agenouillant et en frappant le sol avec leur front par trois fois. Dehors, déjà une centaine de palanquins convergent de la campagne environnante. La foule de fidèles grossit, les stands ambulants de victuailles — ils ravitaillent les pèlerins durant la procession — deviennent plus nombreux, ainsi que les colporteurs de colifichets et autres babioles — ils accompagnent eux aussi les fidèles sur la route, tentant de leur vendre leurs articles. Un grand air de fête descend sur Hsuehchia.

Après le rituel religieux, les groupes chargés des réjouissances entrent en action, invitant l’Empereur Baosheng à sortir du temple. Placé sur son palanquin, il se met en marche pour « monter à Baijiao », suivi des fidèles qui, derrière, forment une procession longue de 3 ou 4 km. L’itinéraire qui mène au pavillon de Baijiao serpente à travers les rues de la petite ville avant de sortir dans la campagne jusqu’aux berges de la Chiangchun, à quelque 4 km de la petite agglomération.

Liu Yi-jen [劉意仁], le directeur administratif du temple Tzuchi, explique que les fêtes religieuses dans les temples à Taiwan se ressemblent beaucoup. Pourtant, il note une différence à Hsuehchia dans les représentations données par les troupes : leur nombre. Elles sont une centaine à déployer des talents de toutes sortes (danses aux tambours fleuris, comédies paysannes du bœuf et de la charrue, combats d’arts martiaux, etc.). Elles viennent parfois de loin — de Kaohsiung, de Taitung et de Nantou — et leur art contribue aux réjouissances, tandis que, dans la ferveur, les fidèles remercient le dieu.

La courte marche vers Baijiao contraste bien sûr avec l’immense procession de la déesse Matsu à Tachia, au centre de l’île, entre les huit temples des environs, poursuit Liu Yi-jen. Mais à Hsuehchia, le nombre élevé des troupes artistiques et la participation active des temples des environs donnent un cachet spécial à la fête.

La bénédiction du mille-pattes

Le « mille-pattes » qui se déplace au milieu de la procession religieuse et est sans doute le clou de la « montée à Baijiao ». Selon la croyance populaire, le dieu Mille-pattes est une incarnation de l’esprit du Dragon vert qui aide l’Empereur Baosheng dans son action bienveillante auprès des humains. En raison de services rendus, il a été désigné comme le protecteur de la divinité, devenant un puissant pourfendeur des forces maléfiques.

Datant de plus de 120 ans, la marche du Mille-pattes constitue l’élément principal de cette procession. A Hsuehchia, l’insecte symbolique est formé par 36 garçons et filles de 7 à 11 ans qui chacun ne pèsent pas plus de 30 kg. Ils sont assis sur une plate-forme faite de 18 longues planches que des adultes portent sur l’épaule le long du parcours, à travers les hameaux et la campagne de Hsuehchia.

Wu Hsiang-mao [吳相茂], le directeur du temple Tzuchi, explique que le passage du Mille-pattes au-dessus des fidèles les protège des forces du mal. C’est pourquoi une foule attend accroupie au milieu de la route que l’insecte divin lui passe au-dessus de la tête.

En raison du grand nombre de gens qui agissent ainsi, ces dernières années, le Mille-pattes fait aujourd’hui cinq fois le tour de chaque temple sur son parcours. Finalement, on a admis que les fidèles situés dans le périmètre autour duquel passe le Mille-pattes sont bénis de la même façon que s’il leur passait par-dessus.

Une journée sur le mille-pattes

Les enfants juchés sur la plate-forme constituant le corps de l’insecte sont somptueusement costumés en personnages tirés de légendes ou d’œuvres théâtrales, et il y a toujours un petit empereur qui, assis en queue, exprime la joie ultime. Cette année, les enfants ont revêtu les habits de personnages de La légende de Yue Fei.

Pour jouer le rôle de l’empereur Gaozong, de la dynastie Song, un garçon est désigné de façon traditionnelle parmi une douzaine de jeunes candidats par le biais de la divination : des croissants de bois sont jetés à terre devant l’effigie de l’Empereur Baosheng. Selon qu’ils tomberont d’un côté ou de l’autre, la réponse sera positive ou négative. Ainsi, c’est au jeune Chen Te-hsin [陳德信], élève de l’école primaire Yuhu, du hameau de Peimen, qu’a été dévolu ce rôle cette année. Aux fêtes précédentes, lui et ses deux sœurs se sont déjà assis sur le mille-pattes. Et sa famille de considérer avec beaucoup d’honneur les rôles successifs joués par les enfants.

Les années de grande fête, chaque jour, le mille-pattes est constitué d’un groupe d’enfants différent. Les parents qui désirent que leur enfant joue un rôle versent 15 000 dollars taiwanais au temple Tzuchi ; pour le rôle de l’empereur, le montant du don est plus élevé.

Les enfants sélectionnés devront se lever à 3 h du matin, se maquiller, s’habiller des vêtements du personnage joué et, surtout, rester durant toute la procession assis sur le mille-pattes. Pour être sûr qu’ils ne tombent pas en cours de route, une courroie les retient au siège. Les enfants réagissent différemment selon leur caractère. Abattus par la fatigue, les uns somnolent à la longue, oubliant complètement que la foule les regarde. Certains s’énervent d’être fixés sur leur siège et fondent en larmes, appelant à grands cris leur mère qui suit sur le côté. D’autres, fiers comme Artaban, assurent parfaitement leur rôle avec parfois beaucoup de prestance.

La grande fête

La « montée à Baijiao » s’étale normalement sur une seule journée. Cependant, une fois tous les 4 ans, deux autres processions similaires ont lieu l’avant-veille et la veille des festivités pour remercier les dieux de la commune d’avoir permis le renouvellement du comité de gestion du temple Tzuchi — il est élu pour 4 ans par les fidèles de Hsuehchia.

Précédant la « montée à Baijiao », les deux parades, partant aussi du temple Tzuchi, font le tour des treize hameaux de la commune de Hsuehchia, s’arrêtant à chaque temple. La foule est nombreuse à implorer les dieux de les protéger de l’adversité au passage de la procession qui serpente çà et là sur les chemins vicinaux, tout en évitant soigneusement le pavillon de Baijiao. En fin de compte, elle parcourt une distance de plus de 100 km. Puis le 3e jour, la procession se contente de faire avec plus de solennité un petit tour devant le pavillon.

Les festivités battent leur plein le soir du 2e jour. Après la cérémonie d’intronisation de l’Empereur Baosheng au temple Tzuchi, c’est au pavillon de Baijiao que les fidèles et les troupes d’artistes se retrouvent vers minuit. La ville ordinairement calme et sobre est baignée de lumière et emplie du bruit que font les pèlerins. Des fusées lumineuses volent de toutes parts, des feux d’artifice multicolores illuminent le ciel noir, partout les pétards craquent, et les trompes pneumatiques — un instrument qui a récemment fait son apparition — assourdissent la foule.

Après l’arrivée des troupes, des chars et des palanquins, le rituel « à distance » commence dans une atmosphère très solennelle. On prie d’abord les esprits des disparus. Des textes relatifs aux pionniers sont lus, des fleurs et des fruits sont offerts aux mânes des ancêtres. Une profonde révérence, en signe de respect à tous les aïeuls qui sont morts, est faite par l’officiant, et reprise en masse par les fidèles. Une grande incantation est adressée « à distance » aux dieux du temple Ciji originel, sur le continent chinois. Enfin, de l’eau est puisée dans la rivière Chiangchun toute proche selon un rituel particulier. La cérémonie se termine vers 3 ou 4 h du matin et chacun retourne au temple Tzuchi à Hsuehchia.

Cette année, la « montée à Baijiao » tombe le jour de la grande fête quadriennale. Tôt le matin, les Généraux Fan et Xie, deux dieux hébergés au temple Youming, près de Chiali, et invités ce jour-là, arrivent pour prendre part à la cérémonie. Les fidèles attendent d’eux qu’ils chassent les esprits malins qui rôdent alentour.

Dans les rues du village, au passage de la procession, les riverains installent sur le pas de la porte une table sur laquelle ils posent des offrandes. Ils placent sur le côté des glacières garnies de boissons qui désaltéreront les fidèles. Outre les rafraîchissements pour les dieux et les hommes, ils n’oublient pas les animaux qui les accompagnent, avec une grande bassine remplie d’eau et une botte de feuilles d’igname, ainsi qu’une botte de foin pour le « messager » de l’Empereur Baosheng, c’est-à-dire un bœuf qui fera lui aussi le parcours.

Annoncé par le bruit des pétards qui se rapproche, le messager divin entre dans le hameau. Les riverains, sous l’ombre des arbres, se tiennent de chaque côté de la rue. Des bâtonnets d’encens à la main, ils se prosternent devant celui qui portera leurs prières à son maître et acclament le cortège de palanquins. Le Mille-pattes divin suit, depuis lequel les enfants jettent des bonbons à la foule. Tout le monde se réjouit de ces rites et gestes de bon augure. ■

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