26/11/2024

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Une appellation symbolique

01/05/1992
Bibliothèque centrale nationale Peinture symbolique du « pays des Taïboanes » qui était devenu une place commerçante sous l'impulsion des Hollandais, conquérants des lieux.

Il ne fait plus de doute que c'est le coup de pinceau rectificateur de l'empereur Cheng-tsou (règne K'ang-hi 1662-1723) qui a fixé définitivement l'« orthographe » chinoise de l'île de Taiwan dans un édit de pacification, en 1683.

Mais au fait d'où vient son nom?

L'île de Formose, comme les Européens la dénomment encore, fut probablement conquise et peuplée en plusieurs vagues par des peuplades (proto-malaises) malayo-polynésiennes, conquêtes que l'histoire n'a malheureusement pas inscrites dans ses tablettes. Leurs descendants actuels sont les aborigènes taiwanais. Sans doute, ils ont exploité l'île à leur façon, mais surtout ils l'ont protégée des convoitises des voisins, en cela aidés par la nature. En effet, il existe de grands courants marins contraires, de sens et de température, qui se disputent notamment le détroit de Taiwan, ce qui a considérablement gêné la navigation de cabotage de ces eaux.

Pourtant, les Chinois, de l'empire de Wou (222-280), ont envoyé en 230 une expédition vers Yi-tcheou, parfois Tan-tcheou, une appellation géographique imprécise des annales officielles. Ce sont des « terres » (îles) rencontrées à l'est des mers. Assurément, l'aventure militaire fut stérile. L'appellation Yi-tcheou [夷洲] est le « Pays des Yi (les barbares de l'est) », et l'autre, Tan-tcheou [亶洲], le « Pays de l'Extrême ». On ne sait s'il s'agit des îles Peng-hou ou de l'île de Taiwan, ou d'autres îles, en tout cas, ces appellations dénotent plus la destination d'une grande aventure que le nom réel de la contrée explorée puisqu'elles tombent dans l'oubli absolu. Après cet insuccès, on ne rapporte officiellement plus rien avant le VIIe siècle.

Au VIIe siècle, les riverains du Foukien et du Kouangtong du N.-E. (la région de Tchaotcheou) appellent les îles à l'est et au grand large de leurs côtes, îles Liou-kiou [流求] (Lieou-k'ieou). En effet, la prononciation dialectale du Foukien du Sud a toute son importance dans ces événements relatés. L'« orthographe » (c'est-à-dire le choix des idéogrammes) divergera entre plusieurs homophones dialectaux pendant longtemps, ce qui est l'indication évidente d'une transcription phonétique, plus ou moins altérée, d'une appellation non chinoise. On fera justement le rapprochement avec Yakou, un nom japonais pour une des îles du Sud (les Ryûkyû).

En effet, la dynastie Soueï, réunificatrice de l'empire céleste en 589, est par ses grands travaux plus orientée par l'eau et la mer. L'empereur Yang-ti lance une flotte vers des horizons barbares jusqu'au « pays de Lieou-k'ieou ». Trois ans plus tard, c'est une offensive contre ce pays insoumis. Selon les annales, on en rapporte plus de 17 000 prisonniers. Alors que l'empire se tourne vers d'autres préoccupations terrestres, l'absence d'une mention officielle de communications avec les « îles de l'est » ne signifie nullement leur arrêt, d'autant plus que la construction navale fait quelques progrès.

Bibliothèque centrale nationale
Peinture des premières installations sucrières de l'île. Elles s'établirent autour de Tainan. Les premiers cultivateurs de l'île ont eu souvent des cultures mobiles dépendant de la demande du marché, un héritage du système hollandais des cultures tropicales.

Sous les Song du Sud (1127-1279), qui se sont repliés dans le sud de la Chine après leur défaite devant l'empire Kin des Djourtchètes (Niu-tchen), les autorités du Foukien font état d'une incursion dévastatrice des Bissayes ou Pi-sia-ya [毗舍耶] (p'i-shé-yé) aux Pén-'o [平湖] (P'ing-hou), ou le « Lac calme ». En effet, quand les eaux du détroit étaient démontées, ce petit archipel offrait un véritable oasis de paix dont les eaux intérieures étaient naturellement protégées de la houle. Le nom sera mal interprété par la suite et écrit P'én-'o [澎湖] (P'eng-hou), le « Lac aux bruits de vague ». Il convient de signaler la ressemblance phonétique des deux termes en sud-foukiénois. Il est plus vraisemblable que les Bissayes, venus du nord de Luçon, se soient installés dans le sud de Taiwan avant de faire cette incursion aux Peng-hou qui a tant alarmé les Chinois.

Mais l'île sauvage des aborigènes n'est toujours pas bien située et n'a toujours point de dénomination officielle. Les Mongols, dans leur élan à la conquête du monde chinois, vont à leur tour tenter une chance. Khoubilaï khan envoie un émissaire vers les « terres de la mer de l'est ». Il semble avoir contourné la grande île de Taiwan, peut-être à cause des courants marins dans ces eaux, car il recueille la vassalité du prince de Lieou-k'ieou [溜求] en 1297. C'est en fait le souverain du petit état insulaire d'Okinawa qui reçoit le titre de « roi de Lieou-k'ieou la Grande » [大琉球] (Ta-lieou-k'ieou). L'orthographe chinoise fixe désormais d'une manière plus esthétique le nom de cet archipel.

Il semble y avoir eu confusion chez les Mongols ou les Chinois, car l'île de Taiwan, n'ayant pas de nom, recevra alors le qualificatif de Petite Lieou-k'ieou, ou Sio-liou-kiou. Il est vrai qu'elle est ignorée des instances administratives de l'époque. Pourtant des mécontents s'installeront dans ces îles « lointaines » des P'eng-hou et de Petite Lieou-k'ieou. Et ne voulant plus ignorer la longue fréquentation de ces îles par des pêcheurs et des colons chinois, l'empereur mongol Toghon Témur (1320-1370, règne en Chine 1333-1368), décide en 1360 de la création d'un district administratif aux P'eng-hou dépendant de la province du Foukien.

C'est aussi en ce XIVe siècle que naît la piraterie redoutable au milieu de ces nouvelles routes maritimes du commerce extrême-oriental. Au siècle précédent, Marco Polo avait justement noté le grandiose port de Zaiton ou Ts'i-t'ang [刺桐] (Ts'eu-tong), autre nom de Tsiuantcheou ou celui de son quartier réservé aux marchands musulmans (Malais, Indiens et Persans) et autres étrangers.

Le harcèlement de la piraterie chinoise, japonaise, malaise, devenue un grand fléau de la mer de Chine, renforce l'idée d'isolement de la nouvelle administration chinoise Ming (1368-1644) qui abolit en 1387 l'autorité civile des Peng-hou et ordonne le rapatriement de toute la population civile du petit archipel. Il tombe aux mains de pirates qui y établissent vite un formidable foyer d'agitation contre les courants commerciaux de l'époque. On peut croire que cette même piraterie rapace aura tôt fait de briser ces routes marchandes de la mer. De même qu'on conçoit aisément les repères dans quelques ports de la côte chinoise, elle a certainement mouillé aux Peng-hou et à Taiwan, naturellement assez bien abritées de la lointaine marine impériale.

Au XVIe siècle, les Européens pénètrent dans la mer de Chine à la recherche de nouveaux débouchés commerciaux bien que l'empire Ming se soit refermé sur lui-même. Les premiers sont les Portugais. Dès 1517, une ambassade portugaise débarque à Canton (Kouangtcheou). Malheureusement la mission de Tomé Pires, son chef, sera un échec. Il n'empêche que les Portugais poursuivent leurs efforts de contact jusqu'au Japon. Et sans connaître les habitants, ni leur nom, ni les us et coutumes locaux, ils baptisent aussitôt les contrées qu'ils rencontrent et en rapportent dignement et fièrement tous ces noms en Europe dès la fin du XVIe siècle. L'établissement de portulans puis de cartes fera donc connaître tous ces noms exotiques ou d'origine lointaine aux Européens, en niant le plus souvent les appellations locales ou même régionales alors plus connues. Ainsi, en croisant dans la mer de Chine, les îles Peng-hou, ces navigateurs les dénomment Ilhas dos Pescadores. Ils avaient pris la forte clientèle de ce redoutable nid de pirates pour de braves pêcheurs, d'où l'appellation portugaise d'îles des Pêcheurs. Puis en longeant l'île de Taiwan, émus par son apparence, son calme, sa verdure, sa douceur, ils la baptisèrent de tous leurs vœux Ilha Formosa, la belle île. En effet, la navigation dans ce chenal naturel au large des côtes chinoises peu fréquentables par le foisonnement des pirates de toute sorte à cette époque (XVIe siècle) était des plus dangereuses, outre le phénomène naturel des courants marins et des typhons pendant la saison estivale.

Pourtant, stériles à leurs yeux, les Pescadores et Formose ne les intéressent pas. Ils fondent plusieurs comptoirs sur les côtes de Chine, Liampo (Ningpo), Sancien (Chang-tsien) et Macao (Aomen). Seul le dernier point leur restera.

Pendant ce temps, les Castillans s'empareront rapidement de presque toutes les îles Philippines, déjà fréquentées par les marchands cantonais, les fameux sangleyes (du cantonais seung-leuï, en pékinois shang-lü) des Espagnols. Ils sont la proie facile des pirates de la mer de Chine. Mais l'arrivée de caravelles dans les eaux extrême-orientales les a peu à peu nettoyer de la piraterie armée de jonques parfois solides mais manquant de souplesse dans la gouverne rapide.

Puis, c'est l'arrivée des Hollandais ayant les mêmes objectifs. Profitant de l'annexion du Portugal par les Castillans (la péninsule ibérique est réunie en 1581 sous un seul sceptre, l'Espagne), ils tenteront de récupérer à leur profit les privilèges accorder aux Portugais. N'ayant pas beaucoup de succès, ils s'établissent en 1622 aux Pescadores. Alors, les Chinois réagissent. Faisant acte de souveraineté, le gouverneur du Foukien, Nan Kiu-yi (1565-1643), exige leur départ de cet archipel en leur présentant les rivages de Formose en échange. Pour assurer la sécurité de leurs routes maritimes jusqu'au Japon, les Hollandais acceptent le marché et débarquent à Formose en 1624. Au nord de Formose, les Espagnols s'installent également en 1626, mais seront déboutés par leurs voisins du sud en 1642.

Aux yeux des Chinois, Formose y a acquis une réputation horrible pour être à la fois un pays malsain et insalubre, un repère de brigands, une contrée de barbares (aborigènes) horribles et la destination d'un voyage hautement risqué. En fait, ce sont les Hollandais et les Espagnols qui en ont amélioré l'image auprès des Chinois. Ceux qui fréquentent Formose font souvent la navette jusqu'à Tsiah-kam (Tch'eu-k'ien), un petit port (auj. Anping) au sud de l'île. Déjà, on y reconnaît assez tôt le « Pays des Taïoanes », sous différentes orthographes dialectales. C'est en réalité le nom des indigènes de la plaine de Tainan, les Taiboanes, une peuplade aborigène de race Siraya. Ils vivaient autour de Tsiah-kam (une autre transcription phonético-sémantique, comme il plaît tant à la langue chinoise) situé au bord d'une baie, aujourd'hui comblée, alors abritée par un promontoire naturel sablonneux. La transcription chinoise dialectale, d'une lecture constante, varie selon les scribes. On a ainsi Taï-oan [大員] (le grand officier, Ta-yuan), Taï-oan [台員] (l'officier respectable, T'aï-yuan), Taï-oan [太員] (l'officier suprême) qui tous semblent traduire quelque honneur décerné aux interlocuteurs indigènes de Formose. Lorsque les mandarins du Nord s'en mêlent, ils réfutent cet honneur à des étrangers. Prenant des renseignements, ils préfèrent une notion géographique et apparaît Taï-oan [大灣] (la grande baie, Ta-wan). Mais, pour bien accuser le coup, ils spécifient la nature de la contrée en l'appelant officiellement Taï-oan-sou [大灣嶼] (îlot de la grande baie, Ta-wan-yu). Bien entendu, par ce qualificatif géographique, ils diminuent l'importance de l'île de Formose, mais n'est-ce pas désigner la petite presqu'île des Taïboanes devant la baie? Ces premiers habitants, le peuple de Taïboanes, ont probablement été sinisés. Une autre partie aurait émigré vers les montagnes pour se fondre avec d'autres tribus du hsien de Taitong.

Dans des temps plus anciens, les nombreux émigrants du Foukien du Sud qui avaient erré à Formose la détestaient à mort. Ils s'exclamaient souvent avec haine en parlant de ce « maudit pays »! En sud-foukiénois, ce terme est taï-oan [埋冤] (maï-yuan). C'est ce curieux jeu de mot dialectal que l'auteur des Annales de Taiwan, Lien Heng-tse, donne justement pour avoir bel et bien été une première « orthographe » de l'île de Taiwan par les Foukiénois du Sud.

Après leur débarquement à Formose en 1624, les Hollandais nouveaux seigneurs des lieux, refoulent les Taïboanes hors des terres conquises autour du Fort Zeelandia qu'ils construisent sur Tsiah-kam (Zeekam) et du Fort Provincia (à Tainan) édifié plus à l'intérieur. Il convient de noter que les Hollandais ont aussi hésité à orthographier le nom de ces habitants : Tÿoan, Tÿovan, Taioan et Tajwan.

Chen Ping-hsun
Travaux archéologiques effectués près de Tamsouï après une découverte lors de grands travaux publics.

Quand Coxinga installe ses états à Formose en 1662, les appellations se font au goût de la conquête et du terrain. Ainsi les domaines, vite repris par son jeune fils Tcheng King la même année, sont rebaptisés ou complètement sinisés. Ce seront les Mandchous ou leurs agents qui officialiseront tout.

Ainsi, la prononciation locale de Taï-oan est entérinée par l'édit impérial créant en 1684 la préfecture de Taï-wan [臺灣], ou la « baie des terrasses ». Ce nom s'impose désormais, et comme phonétique et comme sémantique. La préfecture de Taiwan (T'aï-wan-fou), dépendante du Circuit de Hiamen-Taiwan dans la province du Foukien comprenait deux districts, les hsien de Tchoulouo (auj. Kiayi) au nord et de Taiwan (auj. Tainan) au sud. Taiwan est en même temps devenue la désignation de toute l'île. Ce n'est que très tardivement, vers la fin du XVIIIe siècle, que la moitié Est de l'île sera effectivement occupée par les Chinois.

En fait, ce sont les Japonais qui ont imposer le nom de Taiwan. Ce fut chose plus aisée puisqu'il se prononce en japonais de la même façon qu'en pékinois. Tous les noms chinois de Taiwan, dont la plupart ont été conservés, sont lus par les autorités en place selon les critères de la langue japonaise. Enfin, le retour de l'île à la Chine a vu une refonte de la nomenclature toponymique de Taiwan selon la tendance de l'époque et les critères de la langue nationale, telle qu'elle est aujourd'hui établie. Aujourd'hui, tous les noms de lieu sont devenus dissyllabiques, avec quelques exceptions bien sûr.

Bibliothèque centrale nationale
Extrait d'une copie japonaise de la carte de l'île de Taiwan dressée par Houang Chou-king, fonctionnaire de l'autorité mandchoue sur l'île, en 1722. C'est une des plus anciennes cartes chinoises de Taiwan.

Ainsi, ce n'est nullement une description du paysage de Taiwan, ou même de Tainan, qu'il faut voir dans ce terme, comme beaucoup se vantent de le savoir. C'est uniquement la transcription phonétique chinoise que les mandarins Ts'ing se sont évertués à corser à l'aide de deux caractères difficiles à écrire, puisque le premier ne comporte pas moins de quatorze traits et le second vingt-cinq! A croire que son accès méritât cette peine supplémentaire.

Jean D. de Sandt

 

Note : La lecture pékinoise suit entre parenthèses et en italique l'énoncé ou la lecture dialectale du terme.

NDLR : Taiwanologie (n.f.) est un néologisme créé pour les besoins de cette rubrique et propre à une tendance universelle de ponctualiser des disciplines diverses. En fait, il s'agit d'études bien définies et différentes, ici, spécifiques à l'île de Taiwan qui, dans un contexte général, relèveraient de chacune de ces disciplines. On pourrait tout aussi bien dire formosologie. Le terme peut également s'appliquer aux études diverses de phénomènes modernes et contemporains concernant particulièrement l'île de Taiwan. [de Taiwan ou Formose (nom français de cette île) + -o- (élément euphonique médial devant un élement d'origine grec) + -logie, étude, significatif final d'origine grec.]

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