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Langues austronésiennes : un héritage à préserver

19/05/2011
Paul Li en compagnie de celle qui fut la dernière à parler le pazih.
« Personne n’a conscience de l’importance capitale des langues aborigènes de Taiwan, pas même les aborigènes eux-mêmes », se lamente Paul Li, qui travaille depuis quarante ans sur les langues austronésiennes, la vaste famille à laquelle appartiennent les langues des aborigènes formosans.

On estime à environ 250 millions de personnes à travers le monde aujourd’hui le nombre des locuteurs des quelque mille langues austronésiennes encore en usage, dont le malais, le tagalog ou encore l’indonésien. Cette famille linguistique est présente sur une vaste étendue océanique, depuis Madagascar à l’ouest jusqu’à l’île de Pâques à l’est et depuis Taiwan au nord jusqu’à la Nouvelle-Zélande au sud. On pense aujourd’hui que ces langues ont essaimé à travers les mers à partir d’un point unique, et, de plus en plus, que Taiwan a été cette base de lancement.

L’anthropologue et linguiste germano-américain Edward Sapir a été le premier à avancer que la source d’une famille de langues est à chercher à l’endroit où elle présente la plus grande diversité linguistique interne. En s’appuyant sur les intuitions d’Edward Sapir, l’Américain Robert Blust a suggéré que les langues austronésiennes provenaient de Taiwan, explique Paul Li. « La communauté scientifique s’accorde aujourd’hui pour dire que les langues formosanes sont les plus diverses de toute la famille austronésienne, et tous les travaux des chercheurs dans ce domaine semblent converger. »

« Face aux indices apportés par les études linguistiques, les chercheurs à travers le monde sont pratiquement sûrs que les locuteurs des langues austronésiennes se sont dispersés depuis Taiwan il y a entre 5 000 et 4 000 ans, et que l’île de Taiwan est ce qui se rapproche le plus d’un berceau de la civilisation austronésienne. »

Les résultats des fouilles archéologiques confirment cette théorie, poursuit Paul Li, en ajoutant que la linguistique, l’archéologie et la recherche génétique renferment les clés de la compréhension non seulement du passé lointain d’une population, mais aussi d’où elle vient et où elle va.

 

L’ouvrage publié par Paul Li : Les peuples austronésiens de Taiwan, groupes et migrations.

Autre élément clé des langues formosanes, elles ont conservé des caractéristiques des plus archaïques et pour cette raison ont une valeur capitale pour l’archéologie des langues austronésiennes.« Si les chercheurs veulent reconstruire les langues anciennes et retracer les migrations de leurs locuteurs, ils doivent d’abord exploiter les données et les phénomènes linguistiques que l’on trouve dans les langues aborigènes de Taiwan. Aussi, toute nouvelle découverte à leur propos, même si elle n’est que descriptive, retient immédiatement l’attention des chercheurs. »

En s’appuyant sur les données de la linguistique, Paul Li, pour sa part, a patiemment reconstruit les pérégrinations des populations austronésiennes à Taiwan même au cours des 5 000 dernières années. Le résultat de ses dernières recherches a été publié en chinois en janvier dernier chez Avangard Publishing sous le titre Les peuples austronésiens de Taiwan, groupes ethniques et migrations.

Aujourd’hui âgé de 74 ans, Paul Li a intégré l’Academia Sinica en 1970, y contribuant à la création de l’Institut de linguistique. Il a été nommé membre honoraire de la Société de linguistique d’Amérique en 2008. Un an plus tard, il recevait le Prix des sciences de la Présidence en reconnaissance de sa contribution significative à la visibilité de la recherche taiwanaise dans le monde.

Une telle reconnaissance était inimaginable lorsque Paul Li s’est lancé dans l’étude des langues formosanes, à la fin des années 60, alors qu’il était étudiant en doctorat à l’Université de Hawaii. Ses premières recherches sur le terrain, c’est aux Nouvelles-Hébrides (l’actuel Vanuatu), dans le Pacifique Sud, qu’il les fit. En 1969, il fut chargé de rédiger un manuel d’apprentissage pour une langue parlée dans les Carolines, en Micronésie. Les débuts, raconte-t-il, furent humbles et difficiles. « Je me suis engagé dans cette voie par accident. Mais plus j’avançais, plus je comprenais ; cela m’intéressait de plus en plus et j’ai alors réalisé combien ces recherches étaient importantes. »

 

Paul Li s’est rendu à la rencontre des locuteurs des langues formosanes.

« Je vis à Taiwan, poursuit Paul Li, et il était normal que je me penche sur les langues austronésiennes, qui sont parlées depuis des milliers d’années sur cette île. »

Les premières études d’envergure sur les langues formosanes ont été conduites par les Japonais Naoyoshi Ogawa et Erin Asai il y a une centaine d’années, alors que Taiwan était une colonie japonaise (1895-1945). Mais lorsque Paul Li rentra d’Hawaii en 1970, ce domaine de recherche n’intéressait plus beaucoup de monde, si bien qu’il fit, en quelque sorte, figure de pionnier.

Les langues austronésiennes sont des langues orales, et, il y a quarante ans, les études de terrain étaient rendues difficiles par l’isolement des communautés aborigènes, souvent nichées dans les montagnes, loin de toute voie de communication. En outre, elles étaient pour la plupart déjà en danger de disparition : aujourd’hui, il n’en reste plus que 14 encore en usage, contre une vingtaine au moment Paul Li a commencé à s’y intéresser.

« Celles qui étaient les plus menacées ont été ma priorité », dit Paul Li. Il se rendait souvent à pied à la rencontre des populations aborigènes des montagnes, cherchant ceux qui continuaient d’employer les langues ancestrales pour les enregistrer et prendre note de leurs récits.

« Les gens n’étaient pas toujours disponibles, ils avaient des choses plus importantes à faire comme de travailler aux champs. Ceux qui acceptaient de s’asseoir et de parler étaient souvent les anciens, mais alors il fallait un interprète, un jeune qui parle encore la langue de ses parents et aussi le chinois. »

Les aborigènes qu’il rencontrait se demandaient parfois ce qui le poussait à étudier leur langue, et à quoi tout cela pouvait bien servir, mais en même temps ils étaient plutôt heureux que quelqu’un de l’extérieur s’intéresse à eux. « Je leur disais que je voulais enregistrer leur langue et documenter leur culture, pas seulement pour les besoins de la recherche, mais aussi pour que nos enfants sachent qu’elles ont existé. »

Depuis 1970, Paul Li a ainsi pu enquêter sur presque toutes les langues formosanes vivantes, dont le rukai, le saisiyat, le tao (yami), l’amis, le tsou, l’atayal, le seediq, le kanakanavu, le saaroa, le bunun, le puyuma et le paiwan – des langues pour la plupart parlées dans les montagnes de Taiwan. Les langues des aborigènes des plaines ont toutes disparu il y a environ 200 ans, à l’exception du pazih, qui persista aux alentours de Puli, dans le district de Nantou, du kavalan dans le nord de Taiwan et du thao, autour du lac du Soleil et de la Lune, dans le centre de l’île.

Dans les années 70, Li travailla avec l’universitaire japonais Shigeru Tsuchida pour tenter de sauver les langues qui ne comptaient plus qu’une poignée de locuteurs. Ils travaillèrent ainsi ensemble à la rédaction d’un dictionnaire de pazih qui fut publié en 2001 puis d’un second ouvrage consacré au kavalan paru en 2006. Malheureusement, la dernière personne parlant le pazih, une vieille dame, est décédée en octobre 2010.

Paul Li s’est aussi mis à la recherche de documents écrits dans des langues éteintes. Il aida ainsi à en redécouvrir certains datant du 17e s. en rapport avec le siraya, autrefois parlé dans la région de Tainan, dans le sud de l’île, et avec le favorlang, sur les côtes du centre de Taiwan. Il a par exemple dirigé une équipe de recherche qui a travaillé à la transcription et au déchiffrage des « Manuscrits de Sinkan », un ensemble de baux fermiers et de documents qui avaient été écrits en siraya entre 1683 et 1818 grâce à un système de romanisation inventé par les Hollandais alors qu’ils occupaient la région de Tainan, dans la première moitié du 17e s.

Souvent, le travail du linguiste a été une véritable course contre la montre, les derniers locuteurs des langues qu’il étudiait s’éteignant les uns après les autres. Aujourd’hui, il ne reste plus beaucoup de monde pour faire vivre ces langues à Taiwan, où l’immense majorité de la population a désormais le chinois mandarin pour première langue.

Paul Li a commencé à attirer l’attention sur la disparition des langues austronésiennes de Taiwan dans les années 90. A la faveur de la démocratisation, les aborigènes réclamèrent – et obtinrent – que leurs droits soient reconnus et mieux protégés, que ce soit dans le domaine de l’emploi, de l’éducation ou encore de la propriété sur leurs terres tribales. La situation linguistique en revanche continua de se dégrader. « La langue est l’essence d’une culture, et quand une langue s’éteint, c’est toute une culture, tout un système de connaissances qui disparaissent avec elle. »

« Il y a quarante ans, je pouvais encore entendre les enfants parler la langue de leurs grands-parents, mais aujourd’hui c’est fini. C’est tellement triste de penser qu’après avoir existé pendant des millénaires, ces langues ont été décimées en quelques dizaines d’années. »

La politique d’assimilation mise en place par les autorités après 1945 a joué un rôle majeur dans cette hécatombe : les langues formosanes furent alors interdites par le régime autoritaire du Kuomintang au profit exclusif du chinois mandarin. Plus récemment, la télévision – les émissions sont dans leur quasi-totalité en mandarin – a eu une influence insidieuse également, note le linguiste, et à l’époque de la mondialisation, la mort des langues aborigènes semble une tendance irréversible.

Paul Li a maintes fois appelé le gouvernement et les Taiwanais à faire davantage pour protéger les langues aborigènes, en soulignant qu’elles constituent un patrimoine culturel unique tant sur le plan national que mondial. « Il est plus facile d’effacer une langue que de la faire revivre », note-t-il, en ajoutant que le respect pour les autres cultures et l’utilisation de sa propre langue maternelle à la maison sont la clé de leur préservation. « Le pouvoir préfère souvent l’uniformité à la différence, parce que l’uniformité facilite la mise en place des politiques. Pourtant, c’est la diversité qui est source de valeur pour une culture. Quelle serait la valeur de la culture de Taiwan dans son ensemble, si la seule langue qu’on y parlait était le mandarin ?

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