>> Apparu en Chine avant de rayonner au Japon, l’art extrême-oriental de la composition florale a trouvé à Taiwan une terre de prédilection
« Courbez encore un peu cette tige de saule, vous obtiendrez ainsi un équilibre visuel satisfaisant », indique Lou Yin-hui [羅吟惠] à une élève concentrée sur la création d’un paysage miniature à l’aide de fleurs, d’une branche de saule et de quelques pierres. « Faites attention à l’organisation des différents plans et évitez les couleurs trop criardes pour rehausser ces jolis chrysanthèmes jaunes », conseille-t-elle à un autre élève qui tente d’arranger dans un vase en céramique trois chrysanthèmes et des branches, sur un thème automnal. Le cours de composition florale de Lou Yin-hui se déroule à Hsinchu, au nord-ouest de Taiwan, et attire, à raison de deux à trois heures par semaine, une cinquantaine d’amateurs assidus, âgés de 25 ans à 60 ans.
Un art florissant
Selon Huang Yan-chueh [黃雁雀], la présidente de la Fondation chinoise pour l’art floral, Taiwan compte environ 27 000 fleuristes, qui emploient au total plusieurs dizaines de milliers de salariés, tandis que 150 000 élèves fréquentent régulièrement des cours de composition florale. Au total, ce sont ainsi plus de 350 000 personnes qui sont impliquées dans la vente et l’arrangement des fleurs, sans compter les horticulteurs. « L’engouement pour l’art floral apporte beaucoup au marché horticole. La visée principale de cette discipline est bien sûr esthétique, en contribuant notamment au raffinement du goût du public, mais elle apporte également des retombées économiques importantes », note Huang Yan-chueh.
La Fondation chinoise pour l’art floral, forte de 12 000 membres, est agréée par le gouvernement pour délivrer le diplôme de composition florale. « L’obtention de ce diplôme obéit à des critères rigoureux. Il faut suivre des cours pendant sept ans pour pouvoir passer l’examen. Muni de ce sésame, on peut alors s’engager dans la voie de l’enseignement », dit Huang Yan-chueh.
« Depuis sa création, la fondation se consacre à trois missions principales, à savoir la formation, les échanges internationaux et l’information des amateurs de fleurs sur les nouvelles technologies utilisées en floriculture », ajoute-t-elle.
A partir du XIe s., tout lettré chinois, lorsqu’il recevait, se devait de procéder à la cérémonie du thé, d’accrocher avec goût des peintures au mur, de brûler de l’encens et d’arranger des fleurs.
Le développement économique des dernières décennies est pour beaucoup dans cet épanouissement sans précédent de l’art de la composition florale à Taiwan, où l’influence de la période japonaise est en la matière toujours perceptible. Des expositions florales y sont organisées par les professionnels au fil des périodes de floraison des différentes espèces et bénéficient du soutien du gouvernement. Comme d’autres formes culturelles populaires, l’art floral taiwanais est réputé dans toute la communauté chinoise. Aujourd’hui, Taiwan est considéré comme le lieu de renaissance de cet art issu de la Chine classique et qui a ensuite été négligé sous la dynastie Qing, avant d’être stigmatisé pendant la Révolution culturelle comme un luxe bourgeois.
Des vertus sociales
« L’art de la composition florale offre un plaisir plastique, tactile et olfactif, dit Lin Shou-fen [林淑芬], professeur d’art floral à qui son activité impose de faire chaque semaine la navette entre Taipei, Keelung et Hualien. Un simple bouquet de fleurs peut adoucir la froideur de nos habitations en béton et soulager le stress des citadins toujours pressés. Un vase de fleurs aux couleurs bien assorties, au centre d’une table de réunion, rend l’atmosphère plus conviviale et accueillante », poursuit-elle. On dispose des compositions florales non seulement dans les maisons particulières, mais aussi lors des mariages, des funérailles, des fêtes traditionnelles et de diverses cérémonies. Pendant le mois des Fantômes, par exemple, on en présente aux esprits errants pour les apaiser.
« Quand je pratique cet art, le calme m’envahit et je deviens zen. J’aime disposer chez moi des vases de fleurs joliment arrangés, dans le couloir, sur la table ou près de la fenêtre », dit Cora Lu [蘆苔媛], une femme au foyer qui a commencé l’apprentissage de la composition florale il y a dix ans. « A cette époque, mes enfants sont partis faire leurs études à l’étranger. J’ai alors décidé de faire quelque chose pour remplir ce vide, et c’est l’arrangement de fleurs qui a retenu mon attention. » Cora Lu se déplace régulièrement à Taipei pour assister à des conférences et des expositions sur ce thème. « Aujourd’hui, l’arrangement de fleurs est une activité indispensable pour ma famille. Mon mari est ravi de découvrir, après une journée de travail éreintante, un nouvel arrangement de fleurs soigneusement confectionné, continue-t-elle. Après le dîner, nous avons l’habitude d’admirer ces compositions et d’en discuter ensemble. Les fleurs sont devenues un vecteur de notre dialogue conjugal. »
A Taiwan, environ 150 000 passionnés fréquentent régulièrement des cours de composition florale.
De la Chine au Japon
En Occident, l’histoire de la composition florale pourrait remonter à plus de 3 000 ans. Les fresques égyptiennes, les vases grecs et même les mosaïques sumériennes ont laissé des traces de cet engouement. En Asie de l’Est, par contre, l’art floral ne serait apparu que sous les Six dynasties (du IIIe au VIe s.) en Chine, où il était au départ associé à des rites religieux. Il a pris son essor sous la dynastie des Tang (618-907) et est arrivé à pleine maturité sous celle des Song (960-1279).
C’est au VIIIe s. que l’art floral a été transmis au Japon par le truchement de moines bouddhistes. Il a alors pris racine dans l’archipel nippon, où il a été très vite apprécié de la noblesse. Aujourd’hui au Japon, il existe une vingtaine d’écoles concurrentes d’ikebana. L’art de l’arrangement floral y est considéré, au même titre que la cérémonie du thé, le jeu de go et le théâtre nô, comme l’un des arts japonais à l’esthétique la plus aboutie.
En Chine, dès son apparition, l’art floral a été honoré par les lettrés. Le haut fonctionnaire et poète de la dynastie des Song, Su Dongpo [蘇東坡] (1037-1101), raconte qu’un de ses grands plaisirs est de regarder un pot de bégonias éclairé par des bougies à la nuit tombée. Contraint à l’exil dans les provinces du Hubei et du Guangdong pour des raisons politiques, il se consacre à l’arrangement de fleurs, à la poésie et à la calligraphie pour oublier sa solitude. Histoire de vase, écrit par Yuan Hongdao [袁宏道] (1568-1610), sous la dynastie des Ming, est considéré comme l’anthologie la plus complète consacrée à cette époque à l’arrangement de fleurs en Orient. La théorie qu’il a développée reste encore aujourd’hui une source d’inspiration inépuisable pour les artistes floraux. Shen Fu [沈復] (1763-1808), l’auteur, sous la dynastie des Qing, de Six chapitres d’une vie flottante, fait lui aussi part dans ses écrits de son expérience : « Une tige de fleurs à la main ; regardez-la sous tous les angles avant de la disposer de biais dans le vase. »
Dans la tradition bouddhique, le lotus symbolise les bodhisattvas prônant la miséricorde.
Les peintres chinois ont eux aussi repris à foison le motif de l’arrangement de fleurs. Ainsi de Zhou Yigui [鄒一桂] (1686-1772) qui, à la cour des Qing, excelle dans ses représentations de fleurs en bouquet. A la même époque, le jésuite italien Giuseppe Castiglione (1688-1766), dont l’œuvre la plus ancienne aujourd’hui connue est une peinture florale sur soie offerte à l’empereur Yongzhen [雍正帝] lors de son accession au trône en 1723, marie réalisme occidental et spiritualisme de l’art chinois dans ses représentations d’arrangements floraux.
« Si le Japonais cherche la religiosité dans l’art des fleurs, note Huang Yun-chuan, président de l’Association de composition florale et directeur du musée national d’Histoire, à Taipei, le Chinois le considère comme une activité sociale, un plaisir de la vie quotidienne ». Au Japon, on a adopté des formes rigoureuses, tandis qu’en Chine, on recherchait plutôt le naturalisme et l’idéalisme dans ces expressions plastiques. Selon Huang Yun-chuan [黃永川], à partir du XIe s., tout lettré chinois, lorsqu’il recevait, se devait de procéder à la cérémonie du thé, d’accrocher avec goût des peintures au mur, de brûler de l’encens et d’arranger des fleurs.
Renaissance taiwanaise
Lui-même amateur et théoricien de cet art, Huang Yun-chuan est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Histoire de l’arrangement floral en Chine. Il a organisé une vingtaine d’expositions dans toute île ces vingt dernières années.
Entourées de quelques iris, des tiges de saule pleureur, gracieusement courbées, sont choisies pour accueillir un ami de longue date.
Les Chinois aimaient attribuer des vertus morales aux plantes. Dans la tradition confucéenne, une tige de prunier est symbole d’honnêteté, alors que le bambou est considéré comme signe d’intégrité. Le chrysanthème, à l’odeur légère, représente le savant qui recherche la solitude et la proximité de la nature. Un bouquet de pivoines est un symbole de fortune et de bonheur qu’on prépare avant une réunion familiale ou pour recevoir un vieil ami. Une tige de saule pleureur est accompagnée d’autres fleurs, tandis que pendant le Nouvel An chinois, les familles, à Taiwan en particulier, aiment acheter un pot d’orchidées où de narcisses entouré d’un ruban rouge, pour chasser les mauvais esprits et décorer la maison.
Avec son climat subtropical et ses fortes précipitations, Taiwan est un paradis pour les plantes et est doté d’une grande variété de paysages : côtes sinueuses ; plages de sable fin ensoleillées ; vagues déferlant sur les côtes est avec un ressac incessant qui frappe les falaises ; hautes montagnes, dont 258 dépassent 3 000 m, recouvertes de forêts luxuriantes… « Tous ces variantes topographiques ont contribué à former la mentalité taiwanaise ainsi que son expression esthétique », dit Huang Yun-chuan. Dans l’arrangement de fleurs taiwanais, « la ligne est plus étirée et plus souple, et elle est rehaussée de teintes plus chaudes. Les Taiwanais aiment la couleur », poursuit-il.
Certains artistes n’hésitent pas à chercher l’inspiration dans le patrimoine taiwanais. Ils utilisent des objets traditionnels, des ustensiles, des coquillages, des chapeaux de paille ou des légumes pour agrémenter leurs créations. Cette démarche insolite leur permet de marier beauté et tradition.
La composition florale est ici particulièrement à la mode dans les restaurants ou les salons de coiffure. Parfois, l’artiste floral y est invité pour réaliser un arrangement en présence des clients. « Au départ, quand l’artiste m’a proposé cette idée, j’ai hésité un peu, avoue Chiu Li-chen [邱麗貞], une restauratrice installée dans un quartier du nord de la capitale. Un musicien jouait déjà de la guitare trois fois par semaine au restaurant. Une présentation de l’art floral n’aurait-elle pas été de trop ? » Mais elle a vite été rassurée par l’afflux d’amateurs enthousiastes. Au début, l’artiste floral venait toutes les deux semaines ; désormais il change les fleurs chaque week-end. « De nombreux clients viennent au restaurant pour le voir arranger les fleurs », confie-t-elle.
« Quelle que soit la forme d’expression choisie, le plaisir des sens doit primer », déclare Huang Mei-hsiang [黃美香], en charge de la formation à l’Association de composition florale.
Dans cette représentation d’épis de riz et de fleurs en vase, le naturalisme occidental du jésuite italien Giuseppe Castiglione, peintre à la cour des Qing, tranche avec le style de son contemporain Zhou Yigui.
Pour elle, la beauté de l’art floral ne repose pas seulement sur l’éclat de la fleur, mais réside aussi dans les jeux de lumière et le reflet de l’eau dans le vase. L’exposition que lui a consacrée l’an dernier le musée national d’Histoire, où 87 de ses œuvres étaient présentées, a très clairement illustré son propos. L’artiste y utilisait des vases de toutes formes et couleurs, fournis par la cristallerie taiwanaise Tittot. Sous un doux éclairage, chaque œuvre brillait d’une lumière changeante, et la délicatesse du cristal était encore rehaussée par le reflet de l’eau. Iris, tournesols, fleurs de prunier, chrysanthèmes et lilas avaient ainsi l’allure de danseuses timides, avançant sous le regard avide des spectateurs.
Des danseuses que l’engouement actuel pour l’art floral à Taiwan promet de faire valser encore longtemps.