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Avec les mots de l’Occident

01/09/2010
Hsu Yen-ling, ici dirigée par Baboo dans Sylvia Plath, incarnera en octobre la marquise de Merteuil dans Quartett, spectacle signé du même metteur en scène. (AIMABLE CREDIT DES SHAKESPEARE’S WILD SISTERS)
Yen Hung-ya [閻鴻亞], plus connu sous le nom de Hung Hung [鴻鴻], est un poète, metteur en scène populaire et réalisateur taiwanais étonnant. Au cours des années 90, il a introduit nombre de pièces occidentales à Taiwan. Fin 2009, dans l’enceinte de l’Université nationale des Arts de Taipei (TNUA), à Kuandu, il a présenté une adaptation théâtrale de BlackBird de David Harrower, auteur écossais contemporain. Blackbird, créé pour la première fois en 2005 à Edimbourg, raconte les retrouvailles entre une jeune femme et un homme d’âge mur, quinze ans après leur première rencontre. Una avait douze ans quand ils eurent une aventure qui coûta plusieurs années de prison à Ray. Ce dernier voit cet épisode de sa vie ressurgir brutalement avec l’arrivée d’Una, dont l’amour et la haine se mêlent à un espoir de compréhension du passé. « Ce qui m’a plu dans cette pièce est la façon dont l’auteur parle de la complexité des sentiments des deux personnages. L’analyse qu’il fait des émotions contradictoires qui les poussent vers la violence révèle une clairvoyance sur la nature humaine, propre au monde occidental, dont la pensée est plus logique et réaliste, émotionnellement très forte », raconte ce metteur en scène insatiable, selon qui le théâtre confère plus de créativité que le cinéma.

Pourquoi les artistes de théâtre s’intéressent-ils ici tant aux textes occidentaux, somme toute pas aisés à transposer sur la scène taiwanaise ? Leur intérêt ne relève pas d’une mode passagère, voire d’une fascination démesurée pour l’Occident dont ils essaieraient de copier les Arts. La curiosité qui les pousse à se pencher sur la littérature occidentale est plutôt à mettre en relation avec « le désir d’essayer de nouvelles choses », développe Hung Hung. « Il est excitant de travailler sur des textes occidentaux, nous pouvons nous frotter à d’autres pensées, essayer de montrer de nouvelles idées… Ils nous permettent d’avoir un autre regard sur le monde… », poursuit-il avec enthousiasme. Cette curiosité insatiable se comprend au regard de la tradition : « L’éducation des enfants ne reconnaît pas la notion de sentiment amoureux, elle est basée sur les notions de travail et de devoir, du respect de l’autre, de la famille, des valeurs traditionnelles. »

« Une conséquence de la rigidité de l’éducation faisant du sexe un tabou est, que, aujourd’hui encore, de nombreuses Taiwanaises, notamment les trentenaires, préfèrent le célibat – sans relation amoureuse aucune – plutôt qu’un mariage de convenance pour plaire à leur famille », explique Cheng Chia-yin [鄭嘉音], metteur en scène quadragénaire, directrice de la troupe La marionnette et son double. Se qualifiant elle-même d’« ex-alcoolique du travail », elle avoue que la majorité des Taiwanais, artistes inclus, se réfugient dans le travail. Il leur est malaisé, avance-t-elle, de parler de la complexité du sentiment amoureux, voire de sexualité, dans leur société policée.

Les acteurs ont trouvé dans la littérature occidentale les mots qui leur manquaient pour décrire les relations amoureuses sur scène et offrir des éléments de réponse à leur questionnement commun. Cela dévoile l’appétit de compréhension d’une société en pleine mutation, confrontée à des influences contradictoires, coincée entre tradition et modernité. Certains artistes interrogent le droit des femmes à une vie sexuelle hors mariage. Le monologue du vagin d’Eve Ensler, présenté en août dernier à Taipei, propose une vision ouverte et libre de la sexualité féminine. Ann Lang [郎祖筠], metteur en scène et comédienne, a décidé de travailler sur ce texte « afin d’ouvrir l’esprit de ces femmes », leur montrer que « le sexe n’est pas une mauvaise chose, qu’elles peuvent aimer leur vagin et jouir des plaisirs de l’amour sans honte ». Pour ce faire, elle a choisi de faire jouer le texte par des actrices dont toutes ne sont pas des professionnelles.

 

Pour Le monologue du vagin, Ann Lang, ici lors d’une répétition, a fait appel à des actrices tant amatrices que professionnelles. (DIANE VANDERMOLINA)

« L’aisance avec laquelle ces femmes se sont emparées de leur texte après la première répétition m’a agréablement surprise. La raffinée Lai Pei-hsia [賴佩霞] a même choisi le rôle à contre-emploi d’une femme devant gémir de plaisir et Tan Ai-chen [譚艾珍] ne rencontre pas de difficultés à faire l’apologie du vagin, ce qui même pour une actrice est osé », continue-t-elle. Au-delà de l’amusement causé par des sujets aussi croustillant que le sexe ou les rapports amoureux, les metteurs en scène taiwanais trouvent dans la littérature occidentale un parler vrai et sans tabou au sujet des rapports entre les êtres humains, leur violence et leur perversité, révélant la complexité de l’âme humaine et sa face sombre. 

Adaptation et interprétation

La violence reste un thème ardu à appréhender et à porter sur scène pour des artistes quadragénaires. Un texte de Bernard-Marie Koltès, Solitude dans les champs de coton, présenté en juin par Li Huan-hsiung [黎煥雄], a été l’objet d’une grande méprise de la part du metteur en scène. Sa version était hélas trop empreinte de valeurs pacifistes : dans le final, il insistait sur l’apaisement du conflit entre le dealer et le consommateur, qui, dans le texte originel, en viennent à se battre jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un (selon la loi du talion). Li Huan-hsiung reconnaît « avoir mal entendu le propos du texte ». Cette incompréhension peut s’expliquer par une éducation évacuant la notion de violence. « Nos parents nous apprennent à donner, il faut être bon envers autrui », rappelle Cheng Chia-yin. Cela permet de comprendre pourquoi dans sa mise à la scène de Blackbird, Hung Hung, pourtant fidèle aux mots de l’auteur, a édulcoré, via un jeu trop poli des comédiens, certains passages agressifs. Sa création a été un échec partiel, causé par une direction d’acteurs trop gentille, tendant à rationaliser la violence des personnages. Néanmoins, le théâtre taiwanais est rarement aussi intellectuel que le théâtre occidental : son adaptation, sans « pathos » ni « prétention », intègre souvent un humour très local. « Le modern drama fait réfléchir tout en divertissant le public, il est très libre et peut parler de tout », s’accorde à dire Cheng Chia-yin. Il n’est pas rare de voir aborder sur les planches, par des artistes trentenaires, des sujets comme l’homosexualité féminine ou la pornographie.

 

Dans Der Schönste Moment, Derrick Wei est seul sur scène avec des marionnettes. L’alliance de la tradition et de l’avant-garde. (AIMABLE CREDIT DE LA MARIONNETTE ET SON DOUBLE)

La troupe des Shakespeare’s Wild Sisters, née en 1995, propose des spectacles essentiellement adaptés de textes américains, allemands ou français, se concentrant sur ces sujets délicats, voire scabreux. L’avant-dernière création de Baboo [廖俊逞], coproduite par La marionnette et son double et présentée en octobre 2009, s’intitulait Der Schönste Moment. Cette adaptation du livre de Michael Cornelius, qui sera reprise en décembre à Taipei et à Tainan, décrit les fantasmes d’un homme dans ses toilettes. La mise en scène, extravagante et drôle, montre le comédien Derrick Wei [魏雋展] faisant l’amour avec une marionnette en chiffon désarticulée représentant une pin-up des années 50. Un PornBook avec des photos sulfureuses du comédien est en vente au sortir du spectacle, ce qui n’est pas pour déplaire au public. Baboo récidive avec un thème similaire en présentant du 14 au 17 octobre prochain Quartett de Heiner Müller. Le texte allemand est adapté du roman épistolaire de Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, relatant les exploits amoureux de deux libertins et leur chute fatale. La pièce se concentre sur les personnages du vicomte de Valmont et de la marquise de Merteuil, se grisant à incarner les victimes de leurs jeux pervers. Baboo a choisi de vêtir les comédiens de cagoules et de tenues de cuir noir, une représentation fantasmée des rapports de domination entre les deux héros. Il introduit avec audace une lecture sadomasochiste des jeux de rôle raffinés entre les deux personnages, déviant la subtile cruauté de leur âme vers un désir charnel de violence.

Hsu Yen-ling [徐堰鈴], professeur à la TNUA et actrice de renom collaborant avec Stan Lai [賴聲川], Li Huan-hsiung et Baboo, incarnera Merteuil dans Quartett. Elle a, par ailleurs, entamé au printemps 2010 une trilogie autour du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, « texte questionnant l’être et l’absence, l’amour et la perte ». « La première partie, Tracks on the Beach, relate la scène du bal au cours de laquelle l’héroïne, Lola, découvre son amant l’abandonnant pour une autre femme, ce qui la plonge dans un état d’apathie étrange, comme si elle était indifférente au monde et à elle-même, explique-t-elle. Pour cette trilogie, je me suis intéressée à trois moments clés du livre de Duras. La réécriture du texte est le plus difficile : comment traduire en chinois les subtilités de la langue française ? C’est un défi passionnant, requérant un esprit créatif tant chez le metteur en scène que chez le comédien. En tant que directrice d’acteurs, je dois amener les acteurs ou “performers” à puiser les sentiments les plus profondément enfouis en eux-mêmes, et à rechercher sans cesse de nouvelles façons d’exprimer ces émotions. Pour cette création, je me suis aussi beaucoup appuyée sur les jeux de lumière et la musique, essentiels à la compréhension du spectacle », insiste-t-elle.

Ainsi, bien que les adaptations de textes occidentaux ne soient pas toutes réussies – l’écueil de l’intellectualisme guettant certains metteurs en scène et l’interprétation de textes européens pouvant dérouter le spectateur (de l’aveu de Cheng Chia-yin, Le Portrait de Dora d’Hélène Cixous, a égaré le public) –, les textes occidentaux sont fort bien accueillis par un public taiwanais jeune et curieux, avide de découvertes et de nouveautés, à l’image des artistes. Certes, certains metteurs en scène ont des difficultés à diriger fermement les acteurs. Toutefois, le modern drama n’en est ici qu’à ses débuts. Il est bouillonnant d’énergie et de volonté, réfléchissant l’évolution des mentalités et le paradoxe de la société taiwanaise, à la fois libre et traditionnelle, qui s’interroge sur elle-même.

(*) Diane Vandermolina est la rédactrice en chef de la Revue marseillaise du théâtre, magazine mensuel consacré au spectacle vivant.


HUNG HUNG : UN ARTISTE TOUCHE-À-TOUT

D.V.

 

Hung Hung. (AIMABLE CREDIT DE HUNG HUNG )

Ancien rédacteur en chef de deux publications taiwanaises, The Performing Arts Review et The Modern Poetry, Hung Hung a fondé en 1994 le Stalker Theatre Group et en 1998 le Happy Sheep Film Studio. Membre d’honneur de festivals populaires – The Date of Theatre Drama Festival ou Shakespeare in Taipei –, critique de théâtre, auteur d’anthologies de poésie, d’essais, de fictions, il a édité chez Tang Shan Publisher vingt volumes de traduction en chinois de textes d’auteurs occidentaux (Ionesco, Pasolini, Pinter, Müller…). Parmi ses mises en scène (The Clone Man, The Damnation of Dr. Faustus, European Dinner, Alice on Bed, etc.), son Quartet for Dangerous Liaisons d’après Müller fut nommé parmi les dix meilleures créations théâtrales de l’année 1999 par le quotidien en langue chinoise China Times. Également réalisateur, il a participé au festival de Venise avec son premier film Love of Three Oranges, pour lequel il reçut le prix de la critique internationale au festival de Chicago et le prix du meilleur réalisateur au festival de Nantes. Son deuxième film, Human Comedy, a été récompensé par le prix du public au festival de Nantes et le prix de la meilleure photographie au festival de Muscat. Son troisième, The Hanging Garden, a obtenu le prix de la meilleure direction artistique au festival de Moscou, qu’il a inauguré. Outre ses nombreuses activités, Hung Hung est un auteur de documentaires sur des personnalités du théâtre dont Stan Lai.

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