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Polymer : tous à l’usine !

01/06/2014
Une œuvre en chantier dans un atelier à Polymer, lors de la journée portes ouvertes du 12 avril dernier. (PHOTO DE L’AUTEUR)
Pas de pancarte sur la rue. Il faut longer une ruelle souvent encombrée par les camions de livraison des usines voisines et gravir une drôle de montée en courbe pour atterrir devant l’entrée anonyme du Studio Polymer, avec son rideau de fer. L’air est empli de l’odeur sucrée des gâteaux au miel qui s’échappe de la biscuiterie d’à côté, sur un léger bruit de fond de climatisations et de chaufferies.

A l’intérieur, l’immense espace qui, il y a quelques mois encore, n’était délimité que par des piliers de soutènement, a été divisé en une vingtaine d’ateliers distribués de part et d’autre d’un long corridor. Ce que l’on a du mal à appeler le vestibule, encore brut de décoffrage, a été réservé pour les expositions et autres manifestations « spaciophages ». A l’étage se trouvent la cuisine et une salle à manger qui sert ponctuellement pour des projections et conférences. Enfin du moins est-ce l’arrangement actuel, car les espaces communs sont voués à évoluer avec le temps.

Flexibilité, liberté, créativité

C’est ce qu’explique le cinéaste et plasticien Chu Chun-teng [朱駿騰], l’un des « inventeurs » du lieu. « J’avais déniché cet endroit avec deux copains, fin 2012, et nous avons été frappés par son potentiel. » Cette usine désaffectée, avec ses volumes industriels, présente de gros avantages.

Il n’y a guère d’équivalent à Taipei. La capitale compte bien trois villages d’artistes – le bâtiment de la rue Beiping, plus hôtel que site de création ; les attirantes mais très humides maisonnettes du Grass Mountain Château, dans les collines de Yangmingshan ; et la communauté de Treasure Hill, dans le quartier de Gongguan –, mais ils sont soumis à certaines contraintes administratives.

Kao Ya-ting [高雅婷] est peintre et diplômée de l’Université nationale des arts de Taipei (TNUA), à Kuandu, comme son compagnon l’artiste numérique Wu I-yeh [吳宜曄]. Tous deux font partie avec Chu Chun-teng des fondateurs de Polymer. « Il y a une ancienne école primaire, au pied du campus de notre université dont les salles de classe ont été transformées en studios d’artistes, dit-elle, mais tous les espaces sont pris, et c’est vraiment petit. A Sanzhi, sur la côte nord, il y a aussi des artistes qui se sont réunis mais c’est très excentré. »

L’usine de Beitou repérée, des rêves plein la tête, les jeunes artistes se mettent en quête de partenaires. S’ensuivent des mois de brainstorming, de discussions animées, de plans d’occupation des surfaces… Le nombre de locataires optimal une fois atteint, les travaux sont engagés fin 2013 pour créer des espaces indépendants selon les desiderata des locataires. Ceux-ci ont emménagé au fur et à mesure que les ouvriers finissaient le gros œuvre, et finalement, le 12 avril, Polymer ouvrait ses portes aux visiteurs.

Chacun a alors pu s’étonner de l’étrange écologie des lieux. La troupe de théâtre Butterfly Effect s’est installée un peu à l’écart, à l’entrée, pour ne pas déranger peut-être. Le long du couloir, dans les ateliers aux portes pas toujours vitrées mais souvent grandes ouvertes, certains travaillent dans le silence, d’autres dans un joyeux vacarme musical. La plupart des « locataires » sont de jeunes artistes dans la trentaine, et pour beaucoup d’anciens étudiants de la TNUA. Il y a parmi eux, en vrac, des photographes et des cinéastes, des peintres, une dessinatrice, un graffiteur, un antiquaire – et même une amatrice de thé qui propose des dégustations dans un décor raffiné.

L’alchimie de l’art

« Evidemment, on ne peut pas vraiment comparer avec les lofts newyorkais, reconnaît le photographe et producteur japonais Nobu Awata, qui s’est lui aussi installé à Polymer, mais c’est ce qui s’en rapproche le plus dans le contexte local. Et puis, nous allons améliorer les lieux petit à petit. »

« Notre principe de base, dit pour sa part Chu Chun-teng, c’est la liberté. Nous voulons que Polymer se développe de façon organique, au sens premier du terme. Chacun est libre d’organiser ici ce qu’il veut – dans la mesure bien sûr où cela ne dérange personne. La seule contrainte est que les activités aient une composante artistique. C’est une façon pour nous de nous obliger à nous mettre au travail avec sérieux. Nous n’avons plus aucune excuse pour ne rien faire ! »

Le fait d’être autant au même endroit est-il bénéfique pour la créativité ? Cette proximité physique entre des artistes qui vivaient jusque là dans leur bulle, voire quasiment reclus pour certains, n’est-elle pas une source de conflits ? « J’ai été inquiet au début, avoue par exemple Tim Budden qui s’était habitué au calme des montagnes pour travailler sur ses poétiques créations en papier découpé. Mais finalement je trouve cela assez sympathique, que les gens frappent à ma porte pour rien, pour bavarder cinq minutes. »

Bei Lynn [林小杯], dessinatrice de livres pour enfants, raconte elle aussi le courage qu’il lui a fallu pour sortir de son cocon et s’installer à Polymer. « Avant, je travaillais chez moi, toute seule, je ne connaissais pas beaucoup d’autres artistes. J’étais bien mais j’avais l’impression de tourner en rond. Ici, je vais pouvoir faire des choses différentes, utiliser des techniques comme la gravure. Je réfléchis à une collaboration avec une photographe qui est elle aussi installée à Polymer. C’est très nouveau pour moi. »

« C’est bien que nous soyons tous différents, et que nous ayons une influence les uns sur les autres, commente Chu Chun-teng. Avant, j’étais dans le cinéma et j’avais l’impression d’être enfermé dans un cercle. Ce que nous voulons, c’est faire sauter les barrières entre les mondes artistiques. Je voudrais que Polymer attire toutes sortes de créateurs – des musiciens, des acteurs, n’importe ! L’essentiel est que l’on puisse découvrir des choses nouvelles. » Kao Ya-ting cite en exemple de cette volonté d’ouverture le séjour en mars, à l’usine, d’un graffiteur et tatoueur français, Philippe Spé. « J’ai trouvé intéressant de découvrir un domaine, l’art du tatouage, que je ne connaissais pas vraiment », dit-elle. Le Français a laissé en souvenir à Polymer une peinture murale sur le toit, ainsi que quelques dessins – sur papier et sur peau.

« Nous ne sommes pas dans la compétition mais dans l’échange », insiste Chu Chun-teng. Ces dernières semaines, chacun leur tour, les locataires de Polymer présentent leur travail à leurs voisins, l’idée étant que tout le monde apprenne à se connaître et partage ses expériences – par exemple de résidence à l’étranger. Parfois, quelques poignées d’étudiants de beaux-arts s’invitent à ces « conversations » totalement informelles. C’est une façon aussi pour les uns et les autres de sortir de leurs cadres, de leur routine de travail.

Polymer n’est pas un repaire de hippies. « On voudrait bien, dit Kao Ya-ting en éclatant de rire, mais on n’a pas le temps ! » Pour se donner la possibilité de travailler tard le soir s’ils en ont envie, elle et Wu I-yeh se sont installé un lit dans un coin de leur espace – très haut sur pilotis, pour prendre moins de place utile. « Etre ici me permet de me concentrer », assure Kao Ya-ting.

La dessinatrice Bei Lynn trouve que son nouvel environnement de travail nourrit sa créativité. (CHANG SU-CHING)

De grandes espérances

Nobu Awata a plein de projets pour lui-même comme pour Polymer, qui vont bien au-delà de l’idée de base d’un espace d’exposition pour son travail photographique ou d’un bureau où poser ses affaires. Après avoir travaillé à New York dans le cinéma, il a décidé de s’installer à Taipei où il trouve qu’il reste encore beaucoup à construire, dans le domaine du cinéma et de l’art vidéo par exemple. « Avant, je n’avais pas de réel atelier. Comme je fais des documentaires, de la photo, un ordinateur me suffisait. Ici, j’ai presque envie de me remettre à dessiner. Ce qui est sûr c’est que, à Polymer, pour mes projets de films, j’ai tout sous la main : des espaces de tournage, des artistes et des œuvres… c’est comme une banque artistique ! »

Au Japon, poursuit-il, il y a quelques lieux qui se rapprochent du concept de Polymer, comme le village d’artistes 3331, installé dans une ancienne école de Tokyo. « Mais c’est devenu très commercial. Il suffit de payer pour utiliser l’espace. Parfois c’est bien, parfois non. » Finalement, c’est aussi la démarche qui a été développée dans les Parcs culturels et créatifs de Huashan et de Songshan, à Taipei, commente-t-il, sans pour autant condamner.

Polymer veut accueillir des spectacles, organiser des activités pour les habitants et les écoles du quartier, faire un festival de cinéma... « Il y a la place sur le toit en terrasse pour monter une tente de cirque, dit Kao Ya-ting, et une troupe de théâtre pour enfants nous a approchés pour y donner des spectacles. » Déjà en avril dernier, une équipe est venue y tourner le clip vidéo du dernier tube de Ricky Hsiao [蕭煌奇], avec l’acteur Lee Kang-sheng [李康生] et le mannequin Sonia Sui [隋棠]. Un beau coup de pub !

Nobu Awata vise pour sa part des spectacles transculturels et transfrontières, autant que faire se peut. Il voit même plus grand : Polymer pourrait inviter des artistes étrangers à exposer, ouvrir une vraie galerie, voire « repousser les murs » en louant une partie de l’usine voisine.

Déjà, les galeristes s’intéressent à ce lieu créatif qui promet de ne pas être comme les autres. Les critiques d’art, taiwanais et étrangers, ont eux aussi trouvé le chemin de Beitou, conscients qu’il se trame peut-être ici quelque chose de différent. Le Français Nicolas Bourriaud, commissaire de la Biennale de Taipei cette année, est venu à plusieurs reprises, et début mai, c’est son collègue Pierre Bongiovanni, responsable artistique de la Maison Laurentine, à Aubepierre-sur-Aube, dans la Haute-Marne, et commissaire de l’exposition itinérante « Schizophrenia Taïwan 2.0 », qui est venu faire une conférence.

Chu Chun-teng espère justement que les critiques d’art feront plus que passer : « A Taiwan, ils ont du mal à vivre, et ils se retrouvent trop souvent dans une relation de dépendance avec les galeries, ce n’est pas sain. Il y a pourtant de l’argent ici, mais cet argent se dirige plutôt vers les critiques de cinéma, parce que c’est un secteur où les enjeux financiers sont énormes. Nous, à Polymer, on pourrait, à tout le moins, aider les critiques d’art en leur donnant un espace de travail et de recherche, peut-être en les publiant. Cela fait partie de nos projets. »

L’argent

Qu’est-ce qui permet à la machine de tourner ? La convivialité, certainement, mais au-delà des velléités d’indépendance, il faut un peu d’huile dans les rouages.

Polymer est un collectif auquel les locataires de l’usine ne sont pas obligés d’adhérer. Les lieux sont par ailleurs gérés au quotidien par une société avec un conseil d’administration où siège le propriétaire des lieux, entre autres.

« J’ai mis dans la société tout l’argent que nous avons reçu en cadeau de noces cet hiver, moi et ma femme », dit Chu Chun-teng qui est bien décidé à vivre cette expérience créative à fond.

« On a demandé – et obtenu – une subvention du ministère de la Culture pour la journée portes ouvertes du 12 avril, explique pour sa part Kao Ya-ting, car nous sommes tout à fait dans leurs cadres. Mais il faut savoir que le ministère n’accorde des subventions que pour des projets spécifiques, pas à des lieux. De toute façon, il vaut mieux pour nous essayer de rester indépendants. » Pas très favorable à l’idée de chercher des financements publics, Bei Lynn la rejoint sur ce point,

D’autres ont un avis moins tranché sur la question de l’indépendance. Nobu Awata pense par exemple qu’il serait assez facile de trouver des investisseurs privés. La possibilité ne l’effraie pas, dans la mesure où il est lui-même aussi entrepreneur.

« Nous avons un bail de cinq ans pour essayer plein de choses, conclut Chu Chun-teng. Si ça marche, c’est formidable, mais si on doit fermer au bout de cinq ans, eh bien cela aura été une expérience enrichissante. L’important, c’est de s’amuser ! »

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