20/09/2024

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Chroniques de la défiguration

01/07/2014
Wires (2007). Des câbles électriques barrent le ciel à la tombée de la nuit. (Photo aimablement fournie par Wu Cheng-chang, tous droits réservés)
Au premier regard, les paysages photographiés par Wu Cheng-chang [吳政璋] séduisent par leurs qualités esthétiques. Quand on s’y penche de plus près, toutefois, certains éléments présents dans la composition sèment le trouble. Et c’est exactement l’effet recherché par le photographe.

« Quand ils prennent des photos de paysages, la plupart des gens veulent du pittoresque, note Wu Cheng-chang. Ma démarche artistique est plutôt de rendre beau ce qui est laid. Je ne veux pas fermer l’œil sur ce qui est hideux dans notre environnement ou notre société. »

Taixi (2009), issu de la série « Vision de Taiwan », illustre cette démarche. La photo représente la sixième usine de craquage de naphta du groupe pétrochimique Formosa Plastics. On y aperçoit à l’arrière-plan les panaches de fumée s’échappant des hautes cheminées de l’usine, située à Mailiao, dans le district de Yunlin, et, au premier plan, une ferme ostréicole – industrie lourde et aquiculture partagent le même espace, comprend-on instantanément. Le cliché est pris depuis Taixi, commune limitrophe de Mailiao.

Dans la même série, la photographie intitulée Wulai (2011) présente le village du même nom, un site touristique de New Taipei réputé pour ses sources chaudes. On y voit des constructions coincées entre le bord de la rivière et le flanc de la montagne, et en partie masquées par un dense réseau de câbles électriques et de conduites d’eau thermale.

Dans Public Park (2010), la tranquillité d’un parc urbain contraste avec le fatras visuel des bannières électorales. (Photo aimablement fournie par Wu Cheng-chang, tous droits réservés)

La série « Vision de Taiwan » (son titre chinois signifie littéralement : « Les beaux paysages de Taiwan »), exprime le point de vue de Wu Cheng-chang sur l’environnement qui l’entoure. Elle lui a aussi servi d’exutoire, explique-t-il. « J’ai commencé ce travail en 2007, à une période où je me sentais perdu, tant sur le plan professionnel que personnel. Je me posais beaucoup de questions sur mon travail d’enseignant, sur mes élèves et sur moi-même. »

Après un diplôme de communication graphique obtenu en 1992 à l’Université de la culture chinoise, à Taipei, il a d’abord travaillé comme photographe et photojournaliste avant de partir aux Etats-Unis pour préparer à l’Université privée d’art et de design de Savannah, dans l’Etat de Géorgie, un master de photographie – obtenu en 2000. Depuis son retour à Taiwan, il enseigne la communication visuelle à l’Université Ling Tung, à Taichung, et mène en parallèle une activité de photographe, participant à des expositions, des concours et des festivals tant à Taiwan qu’à l’étranger.

La première photo de la série « Vision de Taiwan », baptisée School (2007), a d’ailleurs été prise dans un des couloirs de l’Université Ling Tung. « J’étais vraiment stressé à cette époque… A la nuit tombante, je saisissais mon appareil photo et me baladais autour du campus devenu plus tranquille, se rappelle-t-il. Quand il n’y avait personne autour de moi, j’essayais de me prendre en photo en surexposant mon visage, jusqu’à le faire disparaître. L’intensité du flash m’aidait à évacuer ma frustration. »

L’image ainsi produite détenait une dimension symbolique qui n’a cessé d’intriguer Wu Cheng-chang et l’a conduit à construire une série entière inspirée du même procédé, sur le mode du photomontage. Il s’est alors mis en quête, partout dans l’île, de paysages pouvant convenir à ce genre de photos.

Dans Driftwood (2009), une silhouette sans visage se tient debout au milieu de tonnes de bois flotté échoué sur le rivage après le passage du typhon Morakot. (Photo aimablement fournie par Wu Cheng-chang, tous droits réservés)

La série « Vision de Taiwan » a été exposée au Festival international de photographie contemporaine de Novosibirsk, en Russie, en 2010, au Festival international Fotoseptiembre, aux Etats-Unis et au Festival de photographie de Lishui, en Chine, en 2012, ainsi que, l’année suivante, au Musée des beaux-arts de Taipei. En 2011, elle a remporté le Grand Prix à Lishui. En 2009, Wu Cheng-chang avait décroché le Grand Prix du concours Power of Self organisé à New York par Artist Wanted (une plateforme web aujourd’hui rebaptisée « See.me »), se distinguant parmi une centaine de photographes en provenance de quelque 70 pays.

Le directeur du Musée des beaux-arts de Taipei, Huang Hai-ming [黃海鳴], note que si Wu Cheng-chang démontre à travers ses photos une grande attention aux atteintes subies par l’environnement, le visage sans traits de l’artiste semble accuser la population d’indifférence et d’aveuglement.

Blois flotté

Dans Driftwood (2009), par exemple, le photographe expose le désastre provoqué par le typhon Morakot au mois d’août de la même année. On y voit un amas de troncs et branches d’arbres balayés des montagnes et échoués sur le rivage, un spectacle de désolation qui soulève le problème de la déforestation et de l’insuffisante lutte contre les glissements de terrain, ajoute Huang Hai-ming.

« Les photographies de Wu Cheng-chang captivent par leur beauté mais, au-delà de leurs qualités esthétiques, elles délivrent un important message au sujet de la relation entre l’homme et son environnement », dit Huang Hai-ming. Le musée que dirige ce dernier a programmé en octobre et novembre 2013 une exposition solo comportant 33 clichés de l’artiste. Son titre, I.Die.Want, suggère que de nombreuses espèces s’éteignent à cause des désirs des hommes, mais il évoque aussi la prononciation en holo de la phrase « J’aime Taiwan ».

Taixi (2009) expose le risque de pollution couru par les fermes ostréicoles installées à proximité d’un complexe pétrochimique. (Photo aimablement fournie par Wu Cheng-chang, tous droits réservés)

Le réalisateur Huang Ming-chuan [黃明川], ancien président de la Fondation nationale de la culture et des arts (NCAF), souligne que, du point de vue formel, le travail de Wu Cheng-chang s’apparente à la photographie de paysage. Mais au lieu du spectacle de la beauté à l’état pur, ses créations suscitent plutôt l’effroi, avec la présence d’une figure fantomatique au milieu d’une étendue déserte.

« Wu Cheng-chang repère dans la société un certain nombre de problèmes qui touchent au système éducatif, au mode de développement économique et à l’environnement. Il utilise la photographie comme forme documentaire critique pour s’y confronter, note l’ancien président de la NCAF. En ce sens, son travail se rapproche du photojournalisme. »

Au carrefour de ces différents styles photographiques, l’œuvre de Wu Cheng-chang sort du lot. Qui plus est, la présence sur les clichés d’un autoportrait fantomatique du photographe permet toutes les interprétations, poursuit Huang Ming-chuan. « En se mettant en scène sur chaque photo, Wu Cheng-chang semble endosser le rôle d’un témoin qui n’essaie pas de se soustraire aux problèmes qu’il rencontre, dit-il. En même temps, sa silhouette n’est pas à l’échelle, bien trop petite en comparaison avec le paysage devant lequel elle est placée, suggérant que le rôle du photographe est finalement accessoire. »

L’illusion de la beauté

Le critique d’art Chang Shih-lun [張世倫] souligne que la lumière du crépuscule donne aux photos de Wu Cheng-chang une profondeur de champ plus grande et des couleurs plus riches, ce qui les rend attirantes, alors même que les sujets choisis s’écartent des paysages conventionnels. Selon lui, la silhouette sans visage présente sur les photos fait se demander au spectateur : « Pourquoi mon environnement est-il dans un tel état de désolation ? »

Rice Field (2011) illustre l’urbanisation rampante des campagnes taiwanaises. (Photo aimablement fournie par Wu Cheng-chang, tous droits réservés)

Le style photographique de Wu Cheng-chang, poursuit-il, ne peut se résumer au photojournalisme ou à la photographie de paysage. En explorant les possibilités offertes par la photographie, l’artiste a inventé un nouveau moyen d’enregistrer la réalité sociale. « Tout en dévoilant ses propres réflexions sur l’état de l’environnement à Taiwan, Wu Cheng-chang se fait discret et son travail photographique possède à la fois une signification profonde et une dimension de sérénité. »

« En prenant part aux images créées, on dirait qu’il veut rappeler au public que personne n’est seulement spectateur et que nous sommes tous complices », ajoute le réalisateur de films et photographe Huang Jian-liang [黃建亮]. La surexposition du visage masque non seulement les traits de l’artiste mais lui fait perdre son identité, poursuit-il. « Le spectateur se demande : Qui est cette personne ? L’artiste ? Quelqu’un d’autre ? Ainsi, ce travail a une qualité métaphorique qui permet l’imagination et l’interprétation. » Les clichés de Wu Cheng-chang renferment en outre une dimension critique et satirique, dit encore le réalisateur.

Kuo Li-hsin [郭力昕], maître de conférences au département de Radio et Télévision de l’Université nationale Chengchi, insiste sur les nombreuses connotations présentes dans le travail du photographe. Billboards (2011), Public Park (2010) et Cross-Over Bridge (2010) montrent ainsi des panneaux publicitaires, des enseignes lumineuses et des bannières électorales déployés le long d’une route, dans un parc et sur une passerelle. Il s’agit là, note Kuo Li-hsin, de scènes tout à fait familières pour les personnes qui habitent à Taiwan, et la plupart d’entre elles n’y trouvent d’ailleurs rien à redire.

Metropolis (2011). (Photo aimablement fournie par Wu Cheng-chang, tous droits réservés)

T-bar and Rice Field (2011) montre des panneaux publicitaires plantés au milieu d’une rizière. On devine à la vue de la photographie que le propriétaire du champ a passé un contrat avec une entreprise publicitaire, un dilemme bien réel à Taiwan pour quantité d’agriculteurs que la faiblesse de leurs ressources pousse à accepter ce genre d’arrangements. Sur cette photo, dit Kuo Li-hsin, l’effet produit par la surexposition des panneaux publicitaire et du visage de l’artiste se passe de commentaires.

Dans Classroom (2007), le photographe, debout sur l’estrade et le visage toujours surexposé, fait face à une salle vide. « Comme c’est étrange et mystérieux de cacher l’expression des traits du visage d’une personne ! Cela élimine toute émotion ou personnalité, une figure qui peut suggérer la rigidité excessive du système éducatif taiwanais qui décourage la réflexion personnelle », poursuit Kuo Li-hsin.

« L’appareil photo est une extension de l’œil, dit Wu Cheng-chang. J’espère que ceux qui voient mes photos découvriront des problèmes auxquels ils ne font d’habitude pas attention et passeront ensuite à l’action pour apporter des améliorations. »

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