Vers la fin de 2015, les travaux d’une équipe multidisciplinaire de chercheurs taiwanais et chiliens sur la dissémination dans l’Asie-Pacifique d’une essence végétale commune, le mûrier à papier, sont venus étayer l’hypothèse de l’« origine taiwanaise » des peuples austronésiens, autrement dit que des populations parlant des langues austronésiennes et originaires des côtes sud-orientales de la Chine auraient d’abord rejoint Taiwan puis auraient ensuite essaimé vers l’Asie du Sud-Est, la Nouvelle-Zélande, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les îles du Pacifique, et enfin vers Madagascar.
L’équipe, dirigée par Chung Kuo-fang [鐘國芳], qui est aujourd’hui membre du Centre de recherche sur la biodiversité de l’Academia Sinica, à Taipei, a publié ses travaux dans les Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States. Il enseignait à l’époque à l’Ecole de la forêt et de la conservation des ressources à l’Université nationale de Taiwan.
On dénombre actuellement environ 400 millions de personnes d’origine austronésienne résidant dans un large espace géographique allant de Taiwan au nord jusqu’à Madagascar à l’ouest et l’île de Pâques à l’est. Etant donné à la fois la quantité des langues – environ 1 200 au total – parlées par les peuples austronésiens et les nombreux points communs qui existent entre ces langues malgré la distance, c’est un espace culturel fascinant qui se prête particulièrement bien aux études multidisciplinaires.
Dans les années 70, l’archéologue australien Peter Bellwood s’est appuyé sur les données de l’archéologie, de la linguistique et de la biologie pour identifier Taiwan comme le berceau des civilisations austronésiennes, avec une origine plus distante dans l’actuelle Chine méridionale. « Il pourrait y avoir des connexions généalogiques avec les régions actuelles du Fujian, du Guangdong et du Guangxi, il y a environ 8 000 ans, dit Chung Kuo-fang. Cela dit, nous ne savons pas si les familles linguistiques austronésiennes modernes sont liées aux langues qui étaient parlées par les populations qui vivaient dans ces régions à cette époque-là. »
L’équipe qui a étudié la distribution géographique des mûriers à papier est composée de chercheurs taiwanais et chiliens. A droite, Chung Kuo-fang. (AIMABLEMENT FOURNIS PAR CHUNG KUO-FANG)
Chung Kuo-fang rappelle l’apport des études comparatives réalisées par le linguiste américain Robert Blust qui distingue « au moins dix sous-groupes primaires parmi les langues austronésiennes, dont neuf ne sont représentés que sur l’île de Taiwan ». Selon un principe développé par l’anthropologue et linguiste américain Edward Sapir au début du XXe s., cette diversité linguistique présente à Taiwan serait une preuve supplémentaire de ce que l’île aurait été le point de départ des migrations des populations austronésiennes. Le dixième sous-groupe, celui des langues malayo-polynésiennes, rassemble toutes les langues austronésiennes parlées en dehors de Taiwan, y compris celle des Tao qui vivent sur l’île des Orchidées, au large de la côte sud-est de Taiwan.
Certes, des modèles alternatifs suggèrent que les origines des peuples austronésiens se trouvent peut-être dans le nord de la péninsule indochinoise ou dans d’autres régions d’Asie du Sud-Est, mais l’île de Taiwan est aujourd’hui largement considérée comme le premier point de dispersion à l’ère néolithique. Les migrations, explique Chung Kuo-fang, ont probablement démarré il y a environ 5 000 ans parce que l’île devenait trop peuplée pour la quantité de terres arables disponibles. Ces premiers pionniers se seraient d’abord dirigés vers le nord des Philippines, puis auraient poursuivi leur exploration maritime vers l’archipel indonésien avant de coloniser la plus grande partie de l’Océanie.
Citant un article de l’Américain Jared Diamond publié en 2000 dans Nature, Chung Kuo-fang décrit la rapide expansion des peuples austronésiens comme « le cadeau de Taiwan au monde ». Toutefois, dit-il, étant donné les théories parfois contradictoires concernant l’origine de ces migrations, « nous avons besoin de davantage d’éléments pour avoir une vision plus claire du tableau dans son ensemble ».
Le scientifique taiwanais s’intéresse à des données qui vont au-delà de l’archéologie, de la génétique humaine ou de la linguistique. En adoptant une approche ethnobotanique, il a étudié la structure phylogéographique du mûrier à papier (Broussonetia papyrifera), une espèce commune à Taiwan et dans diverses sous-régions de l’Océanie.
La phylogéographie étudie les processus historiques responsables de la distribution géographique d’une plante en se basant sur une analyse génétique. Chung Kuo-fang a analysé des séquences ADN de 604 échantillons de mûriers à papier, y compris 19 spécimens issus d’herbariums historiques conservés aux Etats-Unis et en Europe. Avec l’aide de ses collègues taiwanais et chiliens, il a rassemblé des échantillons en provenance de Taiwan, de Chine, d’Hawaii, du Japon, de Nouvelle-Guinée, des Philippines, de Sulawesi (ou Célèbes, en Indonésie), des îles Tonga et du Vietnam. Les résultats de leurs recherches ont montré l’existence de liens généalogiques forts entre les mûriers à papier du sud de Taiwan et des îles d’Océanie, qui suggèrent fortement une origine taiwanaise pour les représentants de cette espèce dans le Pacifique.
Il souligne la corrélation étroite entre la distribution géographique du mûrier à papier et les mouvements migratoires des peuples austronésiens. La différenciation marquée existant entre les mûriers à papier poussant dans le nord, dans l’est et dans le sud de Taiwan implique que cet arbre a une capacité de dissémination limitée, ce qui permet d’éliminer l’hypothèse d’une dispersion transocéanique naturelle, explique Chung Kuo-fang. Pendant des siècles, cette essence exploitée pour la fabrication de papier et de textiles a été propagée au moyen du clonage. Il s’agit d’une espèce dioïque (composée de plants soit mâles, soit femelles). Or, a pu constater le chercheur, en Océanie, les plants femelles sont prédominants, ce qui « suggère une préférence pour les arbres femelles au moment où l’espèce a été emportée en dehors de sa terre natale ».
Un tissu d’écorce fabriqué dans une île des Tonga, en Polynésie occidentale. (AIMABLEMENT FOURNIS PAR CHUNG KUO-FANG)
Chung Kuo-fang a commencé à s’intéresser au mûrier à papier en mars 2008, à la suite d’un appel téléphonique de Chang Chi-shan [張至善], chercheur assistant au Musée national de la préhistoire (NMP), à Taitung, dans le sud de Taiwan. Le NMP a été créé en 2002 près du site où avaient été mis au jour d’importants vestiges datant de la période néolithique de Taiwan, à la faveur des travaux de construction d’une gare ferroviaire. Chang Chi-shan connaissait bien Chung Kuo-fang pour avoir travaillé avec lui sur plusieurs projets de recherche, et c’est ainsi qu’il lui a demandé son aide pour trier des objets donnés par le chercheur japonais Yoshichika Iwasa. Ce dernier avait fait don au musée de 20 000 pièces et documents qu’il avait collectionnés lors des dizaines d’années passées à faire des recherches dans les communautés austronésiennes du Pacifique Sud. Chang Chi-shan souhaitait avoir les lumières de Chung Kuo-fang sur les nombreuses pièces en tissu d’écorce entrant dans cette collection – sur leur signification économique, sociale et culturelle. Les étoffes végétales non tissées, souvent appelées par leur nom tahitien de tapa, sont principalement réalisées à partir de l’écorce du mûrier à papier, et on en trouve dans toutes les sociétés austronésiennes.
Le tapa est fabriqué à partir de la couche interne de l’écorce qui est détrempée puis battue pour en faire un matériau textile. Les premiers outils connus de cette méthode de fabrication, des battoirs en pierre, remontent à environ 8 000 ans et ont été retrouvés dans le Guangxi, en Chine. Des outils similaires datant d’une période un peu plus récente ont été retrouvés à Taiwan, dans la péninsule indochinoise et dans d’autres régions d’Asie du Sud-Est.
Chung Kuo-fang note que malgré le fort déclin de l’utilisation du tissu d’écorce au profit des textiles modernes, le tapa a conservé son importance culturelle dans les grands rituels dans plusieurs îles du Pacifique, comme les Tonga, les Fidji et les Samoa, ainsi que sur l’île indonésienne de Sulawesi. Récemment, à Taiwan, la curiosité envers les vêtements en écorce végétale a entraîné un regain d’intérêt pour les cultures austronésiennes formosanes, note Chung Kuo-fang qui cite par exemple la robe en tapa portée par la diva de la pop Jolin Tsai [蔡依林] lors d’un défilé de mode à Taipei l’année dernière. La robe avait été dessinée par un styliste d’origine paiwan et confectionnée par un artisan rukai.
Dans un ouvrage publié par le NMP en 2011 – l’un des premiers en chinois qui soient consacrés au tapa – Chang Chi-shan détaille les utilisations modernes de ce matériau et sa symbolique. « La recherche sur le tapa pourrait apporter d’importantes connaissances dans des domaines comme la biologie, la phylogéographie, l’archéologie et l’anthropologie, dit-il. Un approfondissement permettrait de clarifier la relation entre les peuples austronésiens et le tapa. »
Le message génétique d’une plante commune a ainsi conforté une théorie qui identifie Taiwan comme le point de départ de la grande expansion austronésienne. Mais Chung Kuo-fang pense que l’arbre n’a pas encore livré tous ses secrets, et qu’il pourra approfondir les connaissances actuelles sur le rôle du Taiwan préhistorique dans ces migrations.