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Nanliao, le sel de la vie

01/11/2003
Des sauniers « lavent le sel ».

>>Peu de projets de rénovation ont autant d’ampleur que celui de Lu Chien-ming, qui s’est mis en tête de faire revivre les 355 ha de salins de Nanliao

Il fut un temps où pas moins de 120 familles de sauniers vivaient au Village des salins de Nanliao, dans la région de Tainan. En 1998, après un siècle d’histoire, la saline fut fermée. Une moitié de l’exploitation fut incluse dans le nouveau Parc scientifique et industriel du sud de Taiwan, l’autre moitié fut classée site écologique protégé. Les sauniers qui avaient vécu « la tête au soleil et les pieds dans l’océan » perdirent subitement leur seul moyen d’existence. Et le village, sous la constante menace des inondations parce qu’il est situé au-dessous du niveau de la mer, fut abandonné. Les paludiers laissèrent derrière eux leurs maisons et leurs lieux de culte. Sur les portes du temple Yungchen, des feuilles de papier jaune furent collées sur le visage des dieux tutélaires pour signifier aux passants que ceux-ci, eux aussi, avaient déserté les lieux.

Village fantôme

L’année dernière, des signes d’activité humaine sont réapparus dans le village. Une bâtisse construite face aux prés salants a été reconvertie en atelier. Ici, certains s’activent à nettoyer les coquilles d’huîtres récoltées sur la plage, d’autres essaient de récupérer les tubes de bambou d’un ancien parc à huîtres. Là, dans le ronron des machines à coudre, on fabrique des chapeaux avec des tissus de récupération ou des nids artificiels avec des branches d’acacia.

Dehors, les pieds dans l’eau saumâtre, des femmes, le visage protégé des morsures du soleil par un chapeau de feuilles de bambou et un large fichu, « lavent le sel ». Avec de longs râteaux de bois, elles cassent les concrétions avec dextérité et étalent le sel en une couche régulière.

Ting Tsai-po [丁財伯], 72 ans, est le dernier ouvrier du sel de la génération qui trima sur ces étendues, et en cela, il est considéré comme un trésor national. L’homme, qui a passé sa vie à Nanliao, est le seul à connaître les subtilités du système de canaux de la saline et à savoir le maintenir en état. Le visage perlé d’une sueur salée, Ting Tsai-po raconte l’histoire de Nanliao comme personne.

« Les salins de Nanliao fonctionnaient déjà sous l’occupation japonaise. Mon père fut l’un des premiers paludiers à les exploiter », dit-il. En 1919, les Japonais fondèrent la Manufacture de sel de Taiwan et commencèrent à développer les activités autour de ce qui est maintenant le village de Nanliao. Comme les prés salants étaient éloignés des zones habitées, ils réservèrent une parcelle rectangulaire de terrain qui fut remblayée et sur laquelle on construisit les baraquements des sauniers. Cet îlot artificiel se recouvrit progressivement de maisons qui formèrent un petit village au cœur des salins.

Au départ, on utilisa du basalte et du corail des Penghu pour ériger les digues. Grâce à la marée et à une pompe, l’eau de mer était acheminée jusqu’à de larges bassins de décantation. Après une période d’évaporation au soleil, l’eau salée était dirigée vers des bassins de plus en plus petits où elle se concentrait davantage, et le liquide saumâtre qui en résultait était finalement laissé à cristalliser dans une dernière série de bassins. La cristallisation était alors facilitée par un dallage de tessons de céramique sur lequel le sel se déposait. Les cristaux étaient alors récoltés puis enserrés dans des cadres en bois qui étaient mis à sécher au vent jusqu’à l’obtention de briques de sel.

Après le départ des Japonais, les ouvriers ont progressivement quitté la saline pour aller travailler à l’usine. Dans les années 80, avec l’augmentation du prix des terrains et du coût de la main-d’œuvre, la production locale perdit rapidement sa compétitivité face aux importations. En outre, il était de plus en plus difficile de trouver des gens qui acceptent de trimer le dos courbé sous un soleil de plomb.

En 1991, le ministère de l’Economie décida donc de reconvertir les lieux en zone industrielle. Alertés, les écologistes réclamèrent une étude d’impact sur l’environnement, et les pouvoirs publics acceptèrent de réserver la moitié des terres à la conservation de la nature, dans ce qui est aujourd’hui la Réserve de Szutsao. A l’époque, on ne prit aucune disposition en faveur des sauniers de Nanliao qui quittèrent le village les uns après les autres. Inexorablement, les sauniers partis, les salins et le réseau de canaux qui les alimentaient, les docks, les écluses, la pompe à eau et les bâtiments… tout cela tomba à l’abandon.

Des spatules et des hommes

En fait, Nanliao n’est pas resté complètement désert : l’endroit est un important habitat en terres inondées pour la faune avicole, en particulier pour les oiseaux migrateurs qui s’arrêtent chaque année dans le sud de Taiwan. La présence dans le voisinage de fermes aquicoles, les terrains marécageux et les algues qui poussent en abondance dans les grands bassins d’eau de mer font des environs un site de nidification idéal pour les spatules à face noire, une espèce protégée. Chaque année, elles sont environ trois cents à s’y installer pour quelques semaines. De mars à septembre, la gracieuse échasse blanche (Himantopus himantopus) – qui a en fait les ailes noires – et le faisan à collier, entre autres, viennent également s’y reproduire. Par chance, la période de la reproduction tombe entre les deux saisons de production, ce qui fait que les oiseaux ne sont pas dérangés par les activités humaines.

Comme à ses débuts le parc industriel de Tainan n’était pas très fréquenté et que les salins étaient déserts, les oiseaux ont pris possession des lieux qui sont devenus un petit paradis ornithologique. Les oiseaux ont pris l’habitude de faire leur nid sur les levées de terre et les murettes qui bordent les salins. Celles-ci sont fragiles et doivent être renforcées chaque année après la saison des pluies. Après l’arrêt de la production à la saline de Nanliao et le départ des paludiers, murettes et talus se sont désintégrés sous l’effet des inondations et de la pluie, et les oiseaux ne savaient plus où s’installer.

Ne sous-estimez pas les huîtres

Au printemps de l’année dernière, Lu Chien-ming [盧建銘], un professeur du département d’architecture de l’université technologique Kunshan, à Yungkang (hsien de Tainan), a été chargé par la commission d’Etat de l’Agriculture (COA) de réaliser une étude sur les bâtiments qui subsistaient dans la réserve de Szutsao et de réfléchir à une nouvelle utilisation. Dès qu’il pénétra dans le village désert, il raconte avoir été frappé par la beauté des lieux avec leurs étincelantes étendues, les docks, les canaux et les vieux bureaux de la manufacture. Avec son œil d’écologiste, il réalisa également toute la richesse de la faune et de la flore des marais salants. Dans ces lieux à l’abandon, il vit un exemple sans équivalent d’équilibre entre la nature et l’activité humaine, et il eut la vision d’une renaissance des lieux, autour d’un village écologique libre de toute barrière. « J’ai pensé que l’usine qui avait bu la tasse pouvait redevenir lucrative », explique-t-il.

Lu Chien-ming s’est installé à Nanliao l’année dernière. Avec une subvention de la ville de Tainan et de la commission d’Etat de la Culture (CCA), il a lancé un projet intitulé Atelier Tienyeh. Il a recruté 17 sauniers, dix vendeurs et neuf employés de bureau, dont quatre stagiaires qui lui ont été fournis dans le cadre d’un projet de conservation historique à Pingtung.

Dans les prés salants, des ouvriers d’âge mûr sont formés par Ting Tsai-po. D’ici quelque temps, ces hommes et ces femmes serviront de guides aux touristes qui visiteront le Village écologique des salines. Lu Chien-ming et son équipe ont observé comment les oiseaux construisent leurs nids et s’en sont inspirés pour créer des objets artisanaux décoratifs. Tous les matériaux utilisés à l’atelier pour la fabrication de ces articles ont été ramassés sur les plages. Dans les rayons adoucis du couchant, ils récoltent systématiquement les cônes des filaos qui ont été plantés en bord de mer pour arrêter le vent, les coquilles d’huîtres, les vieux casiers à huîtres en bambou...

A l’atelier de menuiserie, les tiges de bambou sont poncées, tandis que dans l’atelier de vannerie, une employée examine le résultat de la récolte de matériaux flottés. Elle demande qu’on perce des trous dans les coquilles d’huîtres qui, une fois enfilées, serviront, avec d’autres coquillages et les cônes de filao à composer des rideaux rappelant l’atmosphère chargée d’embruns salés de Nanliao.

« Cette coquille d’huître et cette tige de bambou ne sont pas des objets ordinaires, dit Lu Chien-ming. Ils ont été travaillés par l’eau de mer, ce qui participe du concept de protection de l’environnement. Donc pour moi, ceci n’est pas un rideau, mais un produit culturel. » Toujours dans la même logique, il présente son équipe, paludiers et artisans, comme des « ouvriers culturels » à l’avant-garde de la lutte pour la protection de l’environnement. Au départ peut-être plus attirés par la possibilité de gagner leur vie, tous voient maintenant leur travail comme une sorte de « grand œuvre ». « C’est seulement maintenant que j’ai l’impression de me réaliser », dit Ah Hsiu [阿秀], 40 ans, qui doit subir une dialyse trois fois par semaine, mais vient le reste du temps travailler à l’Atelier Tienyeh.

Par le passé, la récolte du sel exigeait une importante main-d’œuvre. Hommes et femmes, jeunes et vieux, tout le monde s’y mettait. Lorsqu’ils n’aidaient pas dans les salants, les enfants allaient en apprentissage dans les villes de la région. Beaucoup apprenaient la menuiserie, et il fut un temps où Nanliao était connu sous le sobriquet de « nid de copeaux ».

Lu Chien-ming a fait appel à deux anciens sculpteurs qui s’inspirent des fidèles compagnons des paludiers que sont les échasses et autres oiseaux des marais. L’Atelier Tienyeh vend les œuvres de ces deux maîtres artisans, ainsi, entre autres, que du sel naturel de qualité « fleur de Guérande ».

Montagnes de sel

Fin 2002, la CCA a dégagé un budget de 12 millions de dollars taiwanais pour le financement du Village des salins de Nanliao. Jamais des « installations culturelles régionales » n’avaient obtenu tant d’argent de cette commission. Des installations ? Lu Chien-ming éclate de rire : « Les 355 ha de marais que vous voyez devant vous, c’est ça les installations de notre musée ! Quant à nos “collections”, ce sont le labeur, la sueur des saliniers, les déambulations des échasses blanches dans les marais salants, et les spatules à face noire qui s’arrêtent ici en septembre… »

Ce n’est pas que le Village des salins manque d’infrastructures : au contraire, celles-ci sont énormes. Pour ce qui est des bâtiments, ils sont essentiellement constitués d’une grosse bâtisse de style japonais, près des docks, qui abritera bientôt le musée des Salins.

Repousser la rénovation et le réaménagement des espaces clos à la dernière phase du processus est typique de l’attitude de Lu Chien-ming. « Je préfère que les paludiers commencent d’abord à retravailler, à réapprendre à utiliser leurs outils, pour transmettre leur savoir-faire. Ensuite, et ce sera la dernière étape, nous monterons le centre. Je pense que ces étendues de terres à l’abandon ont avant tout besoin d’être repeuplées. Ce n’est que lorsque les gens mettent toute leur énergie dans quelque chose qu’on obtient un succès durable. »

En septembre dernier, la saline a organisé son premier événement : à l’occasion de la Journée du patrimoine, 10 t de sel ont été transportées le long du canal jusqu’à l’ancien comptoir de la société britannique Tait and Co., à Anping, qui servit également de siège à la Great Nippon Salt Co., sous l’occupation japonaise.

Par la suite, sur les docks, ce sont 1 000 t de sel qui seront empilées en un mamelon scintillant qui sera visible depuis des kilomètres à la ronde. Ce sera un peu la montagne sacrée du village.

Dès 4 h du matin, les paludiers se lèvent pour aller faire la récolte quotidienne. Ils travaillent jusqu’à ce que le soleil monte au zénith. Sous les pas des laboureurs du sel, les tessons de céramique qui jonchent les prés salants prennent l’éclat du neuf. Et les fleurs de sel rappellent le sourire étincelant qui illumine le visage buriné de Ting Tsai-po. ■


Une industrie oubliée

L’extraction du sel par évaporation remonte assez loin dans le temps à Taiwan, puisque avant même l’arrivée des premiers colons chinois, certaines tribus aborigènes la pratiquaient déjà à une échelle artisanale, par exemple en faisant bouillir de l’eau de mer dans de gros bambous. Certains auteurs évoquent également des « sources de sel » qui auraient été exploitées par des « sauvages de l’Ouest ».

Il ne semble pas que les Hollandais qui s’établirent dans l’île au XVIIe s., avant d’être chassés par Zheng Chenggong [鄭成功], ou Koxinga, aient tenté de récolter le sel : ils l’importaient de leur colonie de Batavia (Indonésie) et de Chine. En revanche, Zheng Jing [鄭經], le fils de Zheng Chenggong, chercha lui à assurer l’autosuffisance de l’île. Le sel ayant à cette époque une forte valeur marchande et étant essentiel pour la conservation des aliments, il se pencha avec attention sur l’amélioration des méthodes d’extraction existantes. Entre autres améliorations techniques, les nouveaux maîtres de l’île instaurèrent l’utilisation d’un dallage en céramique pour faciliter l’évaporation. On trouva aussi des sites de production plus favorables, dans les marais salants de la région de Tainan, où le climat tropical est plus propice à cette activité.

Sous Zheng Jing, l’exploitation des salins et la vente du sel ne faisaient l’objet d’aucune taxation, mais par la suite, cette précieuse denrée fut soumise à un sévère contrôle de l’administration impériale, avec l’instauration d’un monopole d’Etat en 1727. La production était alors expédiée vers la Chine dans sa totalité et la vente interdite dans l’île. La contrebande faisait donc rage.

Pour stimuler la production, l’occupant japonais, après 1895, commença par supprimer contrôles et taxes, pour les réinstaller en 1919, lorsqu’il apparut que la libéralisation n’avait par eu les effets escomptés. De nouvelles exploitations furent ouvertes, et l’industrie prit une telle ampleur que le sel devint l’une des trois principales exportations de la colonie, avec le sucre et le bois.

Après la rétrocession, le pouvoir Kuomintang plaça lui aussi les salines sous le contrôle d’un monopole d’Etat (qui subsiste encore aujourd’hui). Le sel produit localement était utilisé dans l’industrie lourde, mais aussi à des fins alimentaires, pour la préservation des fruits notamment, parmi lesquels les fameuses prunes suan-mei. Dans les années 60-70, le secteur employait encore environ 3 000 paludiers, mais la production a décliné dans les années 80, sous la pression de la concurrence étrangère et de l’inflation des coûts de production. Ainsi la délocalisation constatée dans les autres secteurs industriels n’a-t-elle pas épargné les salines, puisque les fabricants de prunes suan-mei ont eux aussi cherché à profiter de conditions plus avantageuses en déplaçant leurs activités sur le continent.

Aujourd’hui, on produit très peu de sel à Taiwan : comme beaucoup d’autres denrées, il est désormais importé en grandes quantités, d’Australie à 85%, le reste provenant du Mexique ou d’Inde.

Salins et salines sont tombés dans l’oubli avec une vitesse remarquable, si bien que les projets de rénovation qui ont cours dans la région de Tainan ont presque des airs d’archéologie industrielle, alors que les exploitations ont fermé leurs portes il y a une vingtaine d’années à peine. Ainsi à Kinmen, une quinzaine d’années après l’abandon des salins, il ne reste plus que les traces pratiquement effacées d’une ligne de wagonnets qui desservait les marais salants pour témoigner de leur existence. La remarque vaudrait aussi dans une certaine mesure pour d’autres productions phares qui firent la gloire et la prospérité de Formose - le sucre ou le camphre par exemple. ■

Laurence Marcout

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