Le taoïsme a joué un rôle capital dans l’épanouissement de la culture chinoise, dans sa peinture en particulier. Deux personnages clés, des philosophes antiques, sont à la base du renouveau qui, à partir du début de notre ère, a tellement marqué l’art en Chine.
Laozi [老子] (entre -570 et -490), qui a exhorté ses contemporains à davantage d’humanisme, a mis en avant les idées de « vide » et de « calme », tandis que Zhuangzi [莊子] (entre -350 et -275), qui a fait redécouvrir la beauté de la nature, a encouragé l’indépendance d’esprit et le naturalisme. Tous deux ont contribué à la renaissance artistique qui s’est exprimée notamment dans la peinture de paysage, la poésie et la calligraphie qui devenaient les éléments phares de la culture chinoise.
Naturaliste de cœur, Zhuangzi prônait la liberté, condition préalable selon lui à l’épanouissement d’une dimension naturelle dans la personnalité qui trouve son aboutissement lorsque que l’on se dégage de toutes les contraintes sociales imposées par le confucianisme. C’est cette liberté qui permet de vivre plus en accord avec le Dao [道], la Voie. « Une technique bien accomplie est proche du Dao » , fait-il remarquer, en soulignant que l’habileté technique est le fruit d’une liberté sans contrainte. La sagesse, selon lui, c’est d’établir cette habileté spirituelle ou mentale dans la vie quotidienne. L’anecdote du Boucher, telle qu’il la raconte, est à ce titre très révélatrice : Voyant équarrir un bœuf, Zhuangzi s’étonne de l’habileté du boucher, de ses gestes assurés qui semblent suivre le rythme naturel de son corps et qui, en même temps, trahissent son indifférence pour ce qui l’entoure - l’image du contentement et de la confiance en ses compétences. En dépit du côté sanglant de la scène, c’est l’image d’un danseur animé d’une cadence musicale que font naître les gestes du boucher. Ce qui surprend Zhuangzi, c’est surtout l’expression sur le visage de l’homme concentré sur sa tâche. Celui-ci, « tenant son hachoir, jette un regard indifférent autour de lui et le bonheur se lit dans le fond de ses yeux ». Pour Zhuangzi, l’habileté fait disparaître la contradiction entre le sujet et l’objet et permet d’établir un lien entre la technique et la créativité. Le grand précurseur du naturalisme ne parle pas, bien sûr, d’une création artistique en soi, mais de la liberté du boucher. Néanmoins, il jette les bases d’une réflexion pour les artistes chinois qui cherchent à éliminer les obstacles à la création depuis plus de deux mille ans.
Quant à Laozi, avec son idée d’espace issu du Dao, il a laissé à la création artistique chinoise un héritage sans précédent. Le Dao , ontologie de l’univers, est le substrat du « grand vide et du calme extrême » . Cette matière imperceptible, source de l’esprit humain, s’incarne dans l’univers sensoriel ; les montagnes, la nature, tout devient une représentation concrète du Dao. L’homme, créature du Dao, doit faire des efforts pour revenir à cet état de substrat et retrouver une harmonie intérieure en conformité avec le Dao. C’est à partir de ce dogme taoïste que les artistes chinois se sont mis en quête de l’essence du Dao qui résiderait dans la beauté de la nature. Le calme et le vide sont donc entrés dans la création artistique chinoise comme deux axes bien ancrés.
A la différence du bouddhiste qui cherche le vide matériel en restant immobile, le taoïste est en quête du vide organique d’où naît le concret. La vide taoïste repose sur une énergie potentielle, c’est un vide naissant. « Le Vide se concrétise tout en évitant de détruire le concret », dit Zhuangzi.
Sous l’nspiration du messianisme naturaliste, les peintres chinois anciens utilisaient l’espace vide pour mettre en valeur l’objet concret dans leurs œuvres. Les commentaires de Da Chongguang [笪重光] (1623-1692), un peintre qui vécut sous la dynastie Qing, sont restés célèbres. On lui doit par exemple cette maxime : « L’espace sans touche d’encre donne une impression plus fine » .
Dans une de ses natures mortes, Bada Shanren [八大仙人] (1624 - 1705) montre par des touches rapides un vase ventru en train de se former visuellement. Avec ses motifs flous et la fleur fânée qu’il retient, ce vase comme suspendu dans l’espace contient une énergie indomptable, en dépit de ses contours fragiles. Pourtant, le vide calme et docile se révolte pour détruire le réel qui vient de naître. Il devient destructeur, corrosif.
Descendant d’un empereur de la dynastie Ming, l’artiste fut poussé à se retirer du monde à l’arrivée au pouvoir des Manchous. Il ne croit plus au calme intérieur et réalise que le réel n’est qu’illusion. La plupart des œuvres de cet aristocrate déchu trahissent ses tourments intérieurs.
Dans Le Fleuve Wu en automne de Ni Zan [倪瓚] (1306-1374), le premier plan est occupé par des petites buttes flottantes sur lesquelles quatre érables élancés résistent mal aux rigueurs de la saison, tandis qu’au second plan, un vide généreux, qui domine plus d’un tiers de cette composition verticale, repousse les montagnes timidement dessinées hors de l’horizon. Les quatre arbres rabougris, tout en demandant la place qui leur est due, mettent en relation les trois dimensions du tableau. Les lignes simples soufflent la fraîcheur et le calme sur ces berges un peu oubliées.
Dans Vieil arbre, bambous et rochers, de Zhao Mengfu [趙孟頫] (1254-1322), l’initiateur du Mouvement des lettrés [Wenrenhua [文人畫], les rochers, nés sous les traits d’un pinceau sec et rapide, s’imposent au premier plan, là où quelques mauvaises herbes se laissent courber par le vent. Derrière ces pierres en forme de tombe, des bambous élégants s’élancent en diagonale. Leur vivacité contraste avec l’arbre mort coincé dans la partie gauche du tableau, les branches chauves de celui-ci s’étirant vers un troisième plan, comme une faible plainte. L’artiste a utilisé des valeurs différentes pour distinguer l’animé de l’inanimé : les bambous et les herbes d’un côté, l’arbre mort et les rochers en forme de tombe de l’autre. Le vide élaboré grâce à l’abstraction du dernier plan est complètement bousculé par l’arabesque des plantes.
L’équilibre est obtenu par le jeu des valeurs, le noir et le gris du pinceau sec. Mais l’artiste, le maître du Wenrenhua, première école « expressionniste » de la peinture chinoise, exprime autre chose. Descendant des empereurs Song, il était la cible de critiques pour avoir accepté un poste à la cour de la dynastie suivante, celle des Yuan. Y a-t-il quelque chose à redire à cela ? Pour lui, les Song n’étaient-ils pas comme cet arbre mort qui lance ses bras vers un ciel muet, tandis que les rochers en forme de tombe figurent le nouveau pouvoir mongol ? Confronté à un passé disparu à jamais et à un présent inévitable, l’artiste et les anciens sujets de la dynastie Song n’ont plus le choix, ils sont obligés de poursuivre leur existence - comme ces bambous et ces mauvaises herbes laissés à la grâce du vent.
L’espace taoïste est omniprésent dans l’expression artistique chinoise. Même l’opéra chinois est connu pour la simplicité de ses décors. « Le vide et le concret naissent l’un de l’autre », a dit Da Chongguang. Les mouvements des acteurs viennent du vide avec le concours de l’imaginaire du spectateur. Par exemple, dans La Légende du Serpent blanc, les mouvements balancés du batelier laissent facilement imaginer un petit bateau chargé de deux passagers flottant paisiblement sur le lac Xi. Le dialogue suscite la vision des beaux paysages en bordure du lac ; les voyageurs qui se pressent à l’approche d’une tempête ; la pagode Laifeng où sera finalement emprisonnée la belle dame métamorphosée en serpent. C’est le jeu du vide qui déclenche l’imagination des spectateurs et des acteurs eux-mêmes.
« Le calme vient du Vide absolu » , disent les taoïstes. Il ne s’agit pas là du vide de l’immobilité matérielle recherchée par les bouddhistes, mais d’un vide qui fait naître le réel et qui, en plus, résonne d’une « musique céleste ». C’est que, selon Laozi,« une grande musique s’entend à peine » . Sous l’influence du taoïsme, les artistes chinois se mettent à la recherche d’une musicalité qu’ils trouvent dans la peinture de paysage grâce au dépouillement des lignes, au jeu de l’encre et de l’eau, à l’équilibre entre le vide et le réel. Zong Bing [宗炳] (375-433), un moine artiste, avait coutume d’étaler ses peintures de paysage devant lui et de jouer de la musique. « Je veux que tous ces paysages fassent écho à mon instrument », insistait-il. Puisque le paysage incarne le Dao, le travail du peintre est donc de représenter l’esprit de l’univers.
Dans Montagnes au loin, de Ni Zan, trois montagnes aux contours imprécis, surplombent au troisième plan une baie paisible. Le côté abrupt des montagnes est compensé par les arbustes du marécage qui se trouve en contrebas. Au premier plan, trois arbres solidement enracinés sont séparés par un espace fluvial. Les contours simples et les intervalles entre vide et matière se conjuguent pour donner naissance à une musique calme sous la « baguette » de ces trois arbres. Cette musique naît dans le cœur du spectateur face à l’œuvre. Shen Quanqi [沈佺期], le célèbre poète Tang, a exprimé son admiration pour la peinture de son ami Ni Zan : « Devant ces hautes montagnes volumineuses et cette eau limpide [...], une voix musicale s’élève, le paysage, en berçant doucement le voyageur que je suis, m’ôte la volonté d’avancer ». Les paroles du poète nous rappellent celles de Zhuangzi : « Dans cet univers, existe une grande beauté naturelle qui ne se révèle pas ». ■