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L’identité d’une île en chansons

29/06/2019
Le chanteur principal de Fire EX, Sam Yang, joue de la guitare lors d’une représentation de la comédie musicale en hoklo Farewell Beitou au Théâtre national, à Taipei, en juillet dernier.
Photo : CNA

Les musiciens hoklo trouvent le succès en restant fidèles à leurs racines.

Par une chaude soirée de l’été 2018, la foule se bouscule à un concert en plein air organisé dans la ville de Taoyuan. L’auteur-compositeur-interprète Hsieh Ming-yu [謝銘祐] fait une pause entre deux chansons. Le public fait silence pour l’écouter parler. « Il n’y a rien de plus naturel dans la vie que de parler sa langue maternelle », déclare cet artiste de 49 ans sous les applaudissements.
 
La langue maternelle de Hsieh Ming-yu n’est pas le mandarin mais le hoklo (ou holo, dialecte principal de la langue minnan). Ici communément appelé taiwanais, le hoklo est parlé par 65% de la population taiwanaise, selon les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur pour 2017. La déclaration de Hsieh Ming-yu peut sembler tout-à-fait banale aujourd’hui mais elle aurait été complètement improbable quelques décennies plus tôt. Des années 1960 à la fin des années 1980, sous la loi martiale, l’usage de langues autres que le mandarin était très restreint dans la musique, le cinéma ou à la télévision, et tout simplement interdit dans les établissements scolaires.

L’auteur-compositeur-interprète Hsieh Ming-yu (au centre) se produit lors de l’un des événements en lien avec la musique hoklo et les arts populaires organisés à Taoyuan, au nord de Taiwan, dans le cadre du Festival de la culture minnan. (Photo : Huang Chung-hsin / MOFA)

Hsieh Ming-yu a débuté sa carrière dans les années 1990 à Taipei, où il a écrit des centaines de chansons pour des stars taiwanaises et hongkongaises parmi lesquelles Vivian Hsu [徐若瑄], Andy Lau [劉德華] et Anita Mui [梅艷芳], mais toujours en mandarin. Même si les restrictions linguistiques pesant sur les créateurs avaient à l’époque déjà été levées, après des années passées dans l’ombre, la musique hoklo n’était plus vraiment populaire, et il était plus intéressant, commercialement parlant, d’écrire des paroles dans la langue dominante.
 
Au début des années 2000, Hsieh Ming-yu décide d’abandonner son travail stressant pour rentrer à Tainan, sa ville natale située dans le sud du pays, afin d’écrire et de chanter de la musique pop-folk dans sa langue maternelle. Ce changement de carrière marque pour lui le début de la célébrité. En 2013, lors des Golden Melody Awards, la plus grande récompense musicale à Taiwan, l’artiste remporte le prix du meilleur album en taiwanais pour Tainan et le prix du meilleur chanteur en taiwanais, un prix qu’il décrochera à nouveau en 2017.
 
Ce succès reflète celui de ce style musical dans son entier. La musique hoklo jouit actuellement d’un intérêt renouvelé grâce à des artistes talentueux comme Hsieh Ming-yu qui savent rester fidèles à leurs racines, mais cela est également à mettre en lien avec un sentiment croissant d’identité taiwanaise.

La légende du rock Wu Bai en concert lors du festival TK Rock Streetvoice en 2006, à Taichung, dans le centre de Taiwan. (Photo : Chuang Kung-ju / MOFA)

L’hymne des Tournesols

Le mouvement des Tournesols de 2014 a marqué un moment décisif pour ce genre musical. L’événement tient son nom des fleurs que brandissaient les étudiants manifestants qui occupèrent alors le Parlement dans le but de s’opposer au projet d’Accord sur le commerce des services entre la Chine et Taiwan. Ces protestataires adoptèrent la chanson Island’s Sunrise [島嶼天光] du groupe de pop punk Fire EX [滅火器] comme hymne de leur mouvement. Sam Yang [楊大正], l’interprète principal du groupe, âgé d’une trentaine d’année, y chante en hoklo : « Le jour est venu pour les courageux Taiwanais » et entre ainsi en résonnance avec la montée du sentiment d’une identité nationale taiwanaise. Un an après le mouvement des Tournesols, Island’s Sunrise a remporté aux Golden Melody Awards le prix de la chanson de l’année. En 2016, le groupe était invité à se produire pour l’investiture de la présidente Tsai Ing-wen [蔡英文].
 
La cérémonie présidentielle n’est pas le seul signe de soutien officiel à la musique hoklo. Plusieurs initiatives des pouvoirs publics visant à soutenir l’industrie musicale accompagnent l’engouement pour ce style. Le concert de Hsieh Ming-yu à l’été 2018 prenait place dans une série d’activités musicales et d’art populaire organisées par la ville de Taoyuan dans le cadre du Festival de la culture minnan. Lancées en 2012 comme un moyen de saluer la langue et la culture populaire hoklo, ces festivités se déroulent chaque été sur une période de deux mois avec une multiplicité de spectacles, de concerts, de représentations d’opéra et de performances issues de la tradition taoïste.
 
En 2003, les Golden Melody Awards, qui sont financés par les pouvoirs publics, ont abandonné leur catégorisation binaire entre le mandarin et les autres langues pour permettre au hoklo, au hakka et aux langues austronésiennes d’être représentées par des récompenses spécifiques. Au vu de sa popularité, la catégorie de la langue taiwanaise a été par la suite divisée en deux, en fonction du sexe des candidats.
 
Le chemin parcouru par l’industrie musicale est tel qu’en 2018, trois des cinq nominations pour la chanson de l’année contenaient du hoklo, y compris la chanson lauréate, He-R, interprétée par Crowd Lu [盧廣仲]. Son tube était le thème musical de la série en langue hoklo A Boy named Flora A, diffusée à la télévision en 2017 et qui est en outre disponible sur Netflix.

L’album à succès de Lim Giong en 1991, Marching Forward. (Aimable crédit de Rock Records Co.)

Prise de conscience sociale

Les germes d’une relation entre la musique hoklo et une nouvelle identité taiwanaise étaient déjà présents plusieurs décennies avant la levée de la loi martiale et l’abolition de la censure à la fin des années 1980. Les chanteurs et compositeurs en hoklo étaient donc tout-à-fait prêts à mettre à profit cette liberté nouvelle.
 
Une vague d’énergie et de créativité a ainsi replacé le genre musical sous le feu des projecteurs, donnant naissance à ce qui est aujourd’hui désigné sous le nom de mouvement de la nouvelle chanson taiwanaise et qui a duré jusque dans les années 1990. Ce dynamisme a été porté par les innovations de deux musiciens rock : les auteurs-compositeurs-interprètes Lim Giong [林強] et Wu Bai [伍佰]. L’album de Lim Giong Marching Forward [向前走] fut l’un des grands succès de l’année 1991 et le titre éponyme, dont les paroles évoquent une installation à Taipei à la recherche d’une vie meilleure, fut en outre sacré chanson de l’année aux Golden Melody Awards. Wu Bai est apparu sur la scène musicale nationale en 1992 avec un album plein d’entrain, Falling for Someone Is a Happy Thing [愛上別人是快樂的事], qui mélange des paroles en mandarin et en hoklo. Les deux artistes, aujourd’hui âgés d’une cinquantaine d’années, sont encore des personnalités musicales de premier plan.
 
Mais l’album le plus emblématique de cette période reste le Songs of Madness [抓狂歌] (1989) du groupe Blacklist Studio [黑名單工作室], formé par des musiciens hoklo parmi lesquels Chen Ming-chang [陳明章], aujourd’hui considéré comme une légende dans le domaine de la musique. Le son de Blacklist Studio était une combinaison de rock et de folk, avec des paroles énervées, brutes et politiques.

Songs of Madness, sorti en 1989, est considéré comme l’un des albums les plus emblématiques du mouvement de la nouvelle chanson taiwanaise. (Aimable crédit de Rock Records Co.)

« Après la levée de la loi martiale, dans le monde de la musique pop et indé, les chansons en hoklo sont devenues pour beaucoup d’activistes et d’artistes un des principaux outils d’expression de leur créativité musicale et de leurs idées sociales », explique Li Bi-chhin [呂美親], professeure au département de la Culture, des langues et de la littérature taiwanaises de l’Université nationale normale de Taiwan, à Taipei. A cette époque, comme le remarque Li Bi-chhin, « la société commençait à s’ouvrir et le hoklo est alors devenu un moyen important pour les Taiwanais de faire entendre leurs forts sentiments identitaires. »
 
Les acteurs émergents du secteur puisent encore aujourd’hui leur inspiration chez les plus grands de cette période. Ng Ki-pin [黃奇斌], le chanteur principal du groupe indé EggPlantEgg [茄子蛋] qui est arrivé sur la scène musicale en 2014, explique que la musique de son groupe emprunte directement aux influences artistiques et socioculturelles de musiciens tels que Lim Giong et Wu Bai. « Nous renouons avec le succès de nos prédécesseurs en cherchant à développer le plein potentiel de la musique hoklo », précise le jeune homme de 27 ans.
 
Le groupe est composé d’un batteur, de Ng Ki-pin qui joue également du synthétiseur, et de deux guitaristes. « Notre travail naît tout naturellement de notre imagination quotidienne dans notre monde bilingue », indique Ng Ki-pin. Ils semblent en tout cas avoir trouvé la formule du succès car EggPlantEgg a remporté en 2018 les Golden Melody Awards du meilleur artiste émergent et du meilleur album en taiwanais avec Cartoon Character.

Les interprètes de “Liam kua” utilisent un mode d’expression qui mêle mots scandés et musique. (Photo : Huang Chung-hsin / MOFA)

Un certain goût pour la tradition

Les artistes ont également recours à des styles musicaux particuliers, ancrés dans l’histoire de l’île, qui leur permettent de se distinguer de la variété grand public en mandarin et de développer une saveur tout-à-fait unique.
 
La tradition musicale hoklo la plus tenace est certainement le liam kua, une forme de narration qui mêle musique et mots scandés remontant au moins au XVIIIe siècle. Li Bi-chhin estime que certaines chansons de Wu Bai sont « à moitié liam kua et à moitié rock ». D’autres spécialistes considèrent l’album Marching Forward de Lim Giong comme un hommage direct à la tradition du liam kua, autant dans son style de narration que dans la simplicité de ses textes.
 
L’opéra taiwanais, qui trouve ses racines dans le liam kua, forme une autre des influences de la musique contemporaine en langue hoklo, bien que le lien soit moins évident. Après le succès de Song of Madness, Chen Ming-chang a expliqué que cette forme musicale avait été pour lui une source d’inspiration majeure.

Le groupe indé EggPlantEgg échange avec son public lors d’un concert au Clapper Studio de Taipei, le 28 juillet 2017. (Aimable crédit de EggPlantEgg)

Le troisième élément à prendre en compte est un héritage de la période de colonisation japonaise (1895-1945), influencé par le style musical nippon enka, et souvent décrit comme une sorte de ballade mélancolique. A cette époque, des troupes de musiciens itinérants composés d’un chanteur, d’un guitariste et d’un percussionniste, les nakasi, se déplaçaient dans les hôtels, les restaurants et les salles de danse pour y jouer leurs lentes et tristes mélodies.
 
Le style enka imprègne les créations de certains des grands artistes en langue hoklo d’aujourd’hui. C’est le cas de Huang Yee-ling [黃乙玲], qui s’approche aujourd’hui de la cinquantaine et a connu la gloire à partir des années 1980 grâce à ce ton mélancolique. Ce genre rencontre également un regain d’intérêt sur scène. En juillet 2018 par exemple, la comédie musicale Farewell Beitou, interprétée exclusivement en hoklo, a fait salle comble pendant les 9 jours de représentations au Théâtre national, à Taipei, avant de partir en tournée dans les villes de Taichung et de Kaohsiung, respectivement dans le centre et le sud du pays. Chen Ming-chang était en charge de la direction musicale et Sam Yang y jouait le rôle du fils d’un meneur de troupe nakasi, ajoutant encore à l’attrait que pouvait susciter le projet.
 
Des conflits sociaux à la variété, de l’opéra au enka, la musique hoklo moderne s’exprime dans une myriade de formes. Malgré tout, le liant entre tous ces styles musicaux reste la langue. Ng Ki-pin affirme ainsi que la musique d’EggPlantEgg émane directement d’un attachement émotionnel à cette langue maternelle. Le style peut contenir des éléments venus du passé ou incorporer des composants plus modernes, il peut être compliqué à définir, mais au final il s’agit toujours d’en revenir à la base : « le poids de la langue ».

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