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Madame Chiang, une vie singulière

01/06/2011
Madame Chiang Kai-shek. Un siècle d’histoire de la Chine (préface de Simon Leys, Paris, Gallimard, 2010, 775 p.)
1898-2003 : ces dates sont celles de la vie de Song Meiling [宋美齡] (Soong Mayling), la plus jeune des trois sœurs Song, qui, peut-être plus encore que ses deux aînées Ailing [靄齡] et Qingling [慶齡], a marqué de sa griffe le « long » 20e siècle chinois. Dans la très belle biographie qu’il lui consacre, le journaliste et sinologue belge Philippe Paquet décrit, avec un allant qui ne se dément pas tout au long des quelque 800 pages de l’ouvrage, la destinée hors du commun de cette femme fluette que d’aucuns, à l’époque, ont qualifiée de « plus grand homme d’Asie ». A l’heure où la Chine s’impose aux yeux du monde comme un acteur incontournable de la scène internationale, Philippe Paquet fait œuvre utile en retraçant pour nous l’incroyable existence de celle qui, sa vie durant, a appelé de ses vœux pareille renaissance. Mais par une de ces ironies dont l’Histoire a le secret, et alors même que la République de Chine fête son premier centenaire, il n’est pas inutile de rappeler d’emblée que quand bien même Song Meiling a fait office, pendant près de cinq décennies, de première dame de cette République, elle n’a plus jamais foulé le sol du continent chinois après la fin de la meurtrière guerre civile chinoise en 1949, suivant d’abord son mari, le Généralissime Chiang Kai-shek [蔣介石], dans sa retraite sur l’île de Taiwan, avant de décider de terminer sa vie aux Etats-Unis, sa patrie d’adoption, après la mort de celui-ci en 1975. C’est là une dimension essentielle de la vie de Song Meiling, qui la rattache pleinement à ce fascinant et tumultueux 20e siècle chinois.

Quatrième enfant d’une fratrie de six, Song Meiling a vu le jour à Shanghai en 1898, dans le contexte politique instable du régime impérial mandchou finissant. Défaite trois ans plus tôt par le Japon dans une guerre qui lui fit perdre, entre autres, le contrôle sur Taiwan, la classe dirigeante chinoise naviguait à vue en cette fin de 19e siècle, ballottée par les pressions impérialistes des grandes nations occidentales et de l’archipel nippon, nouveau venu à l’époque dans cette arène, et dramatiquement indécise, à l’inverse de son remuant voisin, quant à l’opportunité d’engager le pays sur la voie d’une modernisation volontaire qui ne manquerait pas, en retour, de remettre en cause ses intérêts et ses privilèges. L’épisode bien connu des « réformes des Cent Jours », qui eut lieu au cours de l’été 1898 justement, et auquel la fameuse impératrice douairière Cixi [慈禧] (1835-1908) mit brutalement terme en septembre, reprenant le contrôle politique à Pékin et tuant ainsi dans l’œuf la première tentative de réformer en profondeur les institutions impériales et de moderniser le pays, est un exemple éloquent des angoisses générées par les défis du moment et des résistances à l’aggiornamento nécessaire. Le retournement complet d’opinion de Cixi sur ces questions à la suite d’un autre événement archiconnu de ces années, la rébellion des Boxeurs (1899-1900), ne fit en définitive que reculer l’échéance, malgré le programme de réforme ambitieux et cohérent poursuivi avec ardeur après le tournant du 20e siècle. La chute des Qing au cours de l’automne et de l’hiver 1911-1912, remisa dans l’oubli ces années de « nouvelles politiques » largement inspirées des mesures adoptées au cours des décennies précédentes au Japon et qui pavèrent pourtant la voie aux institutions républicaines.

Sur ce cliché pris en avril 1968 au cœur des montagnes de Taiwan, le long de la route transversale, les Chiang affichent l’unité. (SHENG HSIN-NAN / ARCHIVES GIO)

Ces années tourmentées de la fin du régime impérial servent de fil conducteur aux premiers chapitres de l’ouvrage de Philippe Paquet. Car s’il est bien évident que Song Meiling ne les a vécues qu’en spectatrice, on ne saurait en dire autant de son père, Charlie Song [宋嘉樹] (1866-1918), de son vrai nom Han Jiaozhun [韓教準], géniteur avec son épouse Ni Guizhen [倪桂珍] (Katherine) de cette fameuse fratrie Song dont l’influence sur la destinée de la Chine au cours du siècle dernier demeura longtemps prépondérante. Rappelons en effet qu’outre Song Meiling, autrement dit Madame Chiang Kai-shek, Song Ailing (1890-1973), l’aînée des six enfants, épousa en 1914 Kong Xiangxi [孔祥熙] (H. H. Kung, 1881-1967), l’homme le plus riche du pays au cours des premières décennies du régime républicain, qui bâtit sa fortune dans la banque et la prospection pétrolière avant de se lancer avec succès dans une carrière politique couronnée par son accession au poste de Premier ministre (1938-1939) du gouvernement dirigé par son beau-frère, Chiang Kai-shek. La puînée Song Qingling (1893-1981), quant à elle, causa le scandale en 1915, une année tout juste après le mariage de sa sœur, en s’enfuyant au Japon pour rejoindre rien moins que Sun Yat-sen [孫逸仙] (1866-1925), révolutionnaire de la première heure et éphémère premier président de la jeune République de Chine, avec lequel elle convola en justes noces, au grand dam de ses parents et malgré les 27 années qui les séparaient. A rebours de sa sœur Meiling, dont le mariage avec Chiang Kai-shek, début décembre 1927, scellait aussi, pour le meilleur et pour le pire, son alliance peu ou prou indéfectible avec le Kuomintang (KMT), le parti nationaliste chinois fondé par Song Jiaoren [宋教仁] et Sun Yat-sen en 1912 déjà, et qui longtemps incarna à lui tout seul le devenir de la République de Chine, Song Qingling mit sa personne et son image, ainsi que celle de son illustre époux, disparu prématurément en 1925, au service de la cause des communistes chinois, dont elle demeura une icône jusqu’à sa mort en 1981, sans pour autant avoir jamais adhéré au Parti communiste chinois et malgré les nombreux soubresauts que connut la politique intérieure sur le continent après 19491. Enfin, des trois fils qu’eurent Charlie et son épouse Katherine – Song Ziwen [宋子文] (T. V. Song, 1894-1971), Song Ziliang [宋子良] (T. L. Song, 1899-1983) et Song Zi’an [宋子安] (T. A. Song, 1906-1969) –, c’est incontestablement le premier qui fut le plus influent, lui qui, pendant les années 1930 et 1940, occupa tour à tour les postes de ministre des Finances, ministre des Affaires étrangères et de Premier ministre, et qui fut un temps le représentant personnel de Chiang Kai-shek à Washington.

En avril 1964, Richard Nixon, redevenu « citoyen ordinaire », fait une tournée en Asie. Il s’arrête à Taiwan qu’il visite pour la troisième et dernière fois. (TENG NAI-CHIANG / ARCHIVES GIO)

Fondateurs de cette « dynastie des Song », comme l’a qualifiée Sterling Seagrave dans un ouvrage aujourd’hui classique2, Charlie et Katherine ont posé très tôt dans la vie de leurs enfants des balises qui, à tout le moins dans le cas de Song Meiling, comme le montre bien son biographe, ont orienté ses expériences ultérieures de façon significative. On mentionnera en premier lieu l’intérêt porté à l’avenir de la Chine et la volonté de contribuer à sa renaissance. Issu d’une famille de marchands hakkas, Charlie Song vit le jour à Hainan probablement en 1866 – l’année même qui vit naître Sun Yat-sen –, à l’orée de la période de profonde désorientation qui allait conduire l’empire mandchou à sa perte. En 1875, âgé de neuf ans à peine, il quitta les rives de son île natale, d’abord en direction de l’Asie du Sud-Est, puis vers cet Extrême-Occident que représentaient à l’époque les Etats-Unis, où il débarqua en 1878. Il en revint en 1885, après sept années d’un périple qui le mena du Massachussetts à la Caroline du Nord, et il dont il retira un baptême, une éducation solidement orientée vers la conversion des âmes au christianisme et quelques connaissances dans l’art de l’imprimerie. C’est sur ce dernier fonds de commerce, bien plus que sur sa pratique de missionnaire, que Charlie commença à bâtir sa fortune, publiant et vendant une bible à très bas prix à Shanghai avec le concours des missions étrangères, avant d’investir avec succès dans l’industrie naissante. C’est aussi à travers son métier d’imprimeur qu’il entra en contact avec le monde interlope des sociétés secrètes vouées au renversement de la dynastie mandchoue, se mettant au service de l’une d’entre elles dès 1888 pour assurer la diffusion de tracts subversifs. Mais en la matière, l’événement majeur fut sa rencontre avec Sun Yat-sen en 1894, au service des menées duquel Charlie investit dès lors, et jusqu’à la fin de sa vie, une bonne partie de son temps et de sa fortune. Quand bien même le lien serait ténu, on ne peut pas ne pas rapprocher la conscience aiguë qui animait Charlie Song de la nécessité de transformer de fond en comble le pays afin de le moderniser et de le renforcer, des préoccupations dont sa fille Meiling ne cessa de se faire l’écho une fois qu’elle eut effectué ses premiers pas dans l’arène politique républicaine à la fin des années 1920. Rappelons qu’elle fut pour une bonne part l’inspiratrice du « Mouvement pour la vie nouvelle », lancé au milieu de la décennie suivante, dont l’objectif était de régénérer la société chinoise en portant les efforts notamment sur le plan de l’hygiène des corps et de l’éducation morale et civique. Et pour ne citer qu’un autre exemple, au demeurant fort bien mis en exergue par Philippe Paquet dans son ouvrage, on ne peut s’empêcher de voir l’influence des positions paternelles dans la croisade qu’entama Song Meiling, sitôt déclenchée la guerre sino-japonaise, pour faire reconnaître auprès de l’opinion publique occidentale, et américaine en particulier, l’importance du théâtre asiatique de la Seconde Guerre mondiale, l’étendue des souffrances endurées par la population chinoise et le droit du pays à revendiquer un statut de partenaire égal au sein de l’alliance des nations opposées aux puissances de l’Axe. En plein cœur d’un 20e siècle encore très largement occidentalo-centré, l’affaire, on en conviendra, n’était pas mince. Elle n’en fut pas moins rondement menée par celle qui avait le don d’irriter Churchill : la Chine figure, comme on sait, parmi les membres fondateurs de l’Organisation des nations unies, aux côtés des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Union soviétique, et c’est à T.V. Song que revint l’honneur de diriger la délégation chinoise à la conférence de San Francisco (avril-juin 1945), qui aboutit à la fondation de l’Onu. Que sa sœur Meiling l’ait accompagné dans ce voyage hautement symbolique n’a évidemment rien d’anecdotique, et nous renseigne sur la stature qu’avait alors acquise Madame Chiang Kai-shek.

Song Meiling visite un centre de rééducation pour enfants handicapés en compagnie de Clare Boothe Luce, l’épouse d’Henry Luce, fondateur des magazines Time et Life, une journaliste dont elle est très proche. (SHENG HSIN-NAN / ARCHIVES GIO)

Parmi l’héritage parental sur lequel Song Meiling a construit sa personnalité hors du commun on mentionnera encore la foi chrétienne et un lien très étroit avec cette seconde patrie que furent pour elle les Etats-Unis. Si dans le premier cas, le lien avec l’exemple paternel est clairement établi, on soulignera, à la suite de Philippe Paquet, que la génitrice de la fratrie Song, Ni Guizhen, elle aussi hautement dévote, avait de qui tenir puisqu’elle était la descendante de l’un des premiers chrétiens chinois, peut-être le plus illustre. Parmi ses ancêtres figurait en effet Xu Guangqi [徐光啟] (1562-1633), baptisé à Nankin du prénom de Paul en 1603 par les pères jésuites João da Rocha et Lazzaro Cattaneo, et dont l’époustouflante carrière mandarinale à la Cour des Ming lui permit de s’ériger, à l’époque, en « principale colonne » de la Chrétienté en Chine, selon les dires de Matteo Ricci lui-même3. On notera que si l’œuvre pastorale de Charlie Song ne semble pas avoir laissé de trace indélébile dans les annales, Song Meiling fut quant à elle la cheville ouvrière de la conversion de Chiang Kai-shek, baptisé lui aussi dans la religion chrétienne le 23 octobre 1930. Cette foi chrétienne était d’orientation méthodiste, celle-là même que Charlie avait ramenée du Sud-Est des Etats-Unis près d’un demi-siècle plus tôt et qu’il offrit en partage à tous ses enfants, de même qu’il les envoya tous étudier dans ce qui était alors la puissance émergente du moment, avec la bénédiction de son épouse Katherine. Pour Song Meiling, qui quitta la Chine à l’instar de son père à l’âge de 9 ans et résida pas moins de dix années sur l’autre bord de l’océan Pacifique (1907-1917), l’expérience fut déterminante. Outre l’éducation qu’elle y acquit, dans les meilleurs établissements de l’Est du pays, comme ses frères et sœurs, elle sut par la suite faire fructifier ce capital et ainsi assurer, pour elle-même et pour son généralissime époux, une visibilité hors du commun au sein de la société américaine. Comme le souligne à diverses reprises Philippe Paquet, les liens très étroits qu’elle noua avec le magnat de la presse Henry Luce, fondateur des magazines Time, Life et Fortune, ainsi qu’avec sa seconde épouse, Clare Booth, furent décisifs à cet égard, en particulier dans les années de guerre mondiale et de guerre civile.

A propos des liens de la fratrie Song avec les Etats-Unis, il n’est pas inintéressant de signaler encore que, des six frères et sœurs, quatre s’y installèrent à la suite de la victoire communiste sur le continent, et cinq y finirent leurs jours – l’exception à la règle se nommant bien sûr Song Qingling. Meiling fut la seule à suivre Chiang Kai-shek et son régime républicain dans son exil sur l’île de Taiwan. Si l’option ne fut pas adoptée de gaîté de cœur, son biographe montre bien que celle dont le royaume allait dès lors être circonscrit à Formose et autres îlots qui lui étaient rattachés, s’y résigna avec dignité et surtout avec la conviction, partagée par la grande majorité de l’état-major du KMT à l’époque, au premier rang duquel le Généralissime lui-même, qu’il ne s’agissait là que de reculer pour mieux sauter, et repartir à l’assaut de cette Chine continentale qui seule comptait à ses yeux. Au fil des 180 dernières pages de l’ouvrage, dans lesquelles l’auteur relate la séquence taiwanaise de la vie de Song Meiling, et la sérieuse leçon en matière de realpolitik que servirent au régime républicain les relations internationales en ces années de Guerre froide, transformant peu à peu en vœu pieux, sinon en chimère, la perspective d’un retour triomphal du KMT en terre promise, on se prend à penser qu’au terme d’une vie consacrée à la Chine, le second et dernier exil de celle qui fut longtemps la prima donna du pays n’eut peut-être pas le goût amer du premier.

Il est évidemment impossible d’entrer ici dans les détails d’un livre qui en regorge. L’exercice serait même vain. C’est à sa lecture qu’il faut appeler, car on y découvrira une mine d’informations, de celles a priori insignifiantes à celles qui font l’Histoire, et qui, mises bout à bout avec le talent d’historien et d’écrivain que l’on connaît à Philippe Paquet, brossent un portrait aussi vivant et complexe que définitif – pour reprendre l’expression utilisée en préface par Simon Leys – de l’un des personnages certainement les plus hauts en couleur qu’ait connu la Chine du 20e siècle.

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Luca Gabbiani est directeur du Centre de Taipei de l’Ecole française d’Extrême-Orient.

1. Song Qingling fut inscrite au PCC à la fin de sa vie, mais pas de sa propre initiative. Au même moment, elle fut aussi nommée présidente honoraire de la République populaire.

2. The Soong Dynasty, New York: Harper and Row, 1985.

3. Cf. Michela Fontana, Matteo Ricci. Un gesuita alla Corte dei Ming, Milan : Arnoldo Mondadori Editore, 2005, p. 243.

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