28/04/2024

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Des « sauvages crus » à la sinisation : Taiwan vue par l'Empire de Chine du VIIe au XVIIIe siècle.

01/05/1996
Liu Guang-zhe Un village aborigène traditionnel, sur l'île aux Orchidées (Lanyu), au large de la pointe sud de l'île de Taiwan. Ces villages ont tendance à disparaître au profit de constructions en dur en partie financées par des programmes gouvernementaux.

Après avoir exploré les archives conservées par l'Academia Sinica de Taipei, Chantal Zheng, maître de conférences au département d'Etudes chinoises de l'université de Provence vient de publier un ouvrage important sur la perception historique de l'île de Taiwan par l'Empire chinois.

Au premier paragraphe, le livre semble s'ouvrir sur une contradiction. Taiwan, qualifiée de « témoin fidèle et précieux de l'histoire de », est, aux yeux de l'auteur, « liée physiquement depuis les origines au Continent chinois, [mais] n'a jamais de fait pu s'en détacher culturellement ». Pourtant, un peu plus loin, Chantal Zheng rappelle que Taiwan est un « carrefour migratoire[...] comme une mémoire géante qui aurait enregistré patiemment depuis des millénaires le passage ou la présence de peuples originaires de diverses aires culturelles d'Asie du Sud et du Sud-Est » (p. 9). Ces deux qualifications renvoient à deux conceptions fort opposées du substrat culturel de l'île, l'une présentant Taiwan comme partie intégrante d'une entité culturelle chinoise vieille de 5 000 ans, comme les dirigeants de Pékin le ressassent à l'envi, l'autre jugeant au contraire que Taiwan a une culture différente, du fait de son peuplement originel aborigène, et de sa séparation administrative d'avec continentale depuis 1895 (à l'exception du bref intermède d'octobre 1945 à décembre 1949). Quiconque est un peu familiarisé avec la politique intérieure de Taiwan ne pourra qu'être d'accord sur ce point : le substrat culturel de l'île est aujourd'hui l'objet d'une intense controverse dans le débat démocratique foisonnant de l'île. Il aurait été judicieux que l'auteur creusât plus cette contra­diction. L'ouvrage, certes, n'est pas un essai de sciences politiques, mais une très sérieuse étude d'archives anciennes; on regrette cependant que la traduction de ces textes n'ait pas été suivie par une mise en perspective nouvelle à la lumière des questions contemporaines d'identité nationale de la « République de Chine à Taiwan ». Probablement l'auteur a-t-il refusé de mettre le doigt dans cet engrenage sensible, et souhaité que son ouvrage reste une référence non marquée par l'analyse d'une situation propre à cette fin de siècle. Mais on pourrait rétorquer que l'importance des questions touchant à l'identité nationale à Taiwan est telle que cette réflexion resterait d'actualité pour de longues années encore.

Car c'est bien à la source de ce débat que l'auteur remonte : quelle a été l'attitude de à travers les âges envers cette province aux identités multiples et superposées, celle qu'elle abandonna aux Japonais en 1895 et qu'elle ne cesse en revanche de revendiquer par-delà la succession des régimes nationalistes et communistes, depuis la conférence du Caire de février 1943. A Taiwan comme en Chine, la question est sensible : l'une des grandes directions de la propagande politique de Chiang Kai-shek, et l'un des éléments de sa stratégie de légitimation pour faire survivre son régime réduit à Taiwan après 1949, étaient justement de montrer comment Taiwan a toujours été partie intégrante de enseigne­ment passait parfois allègrement sur certaines vérités historiques, mais à vrai dire, la réponse est trop complexe pour savoir qui a tort ou qui a raison. C'est en tout cas cet enseignement traditionnel qui est remis en cause par les indépendantistes ─ qu'ils soient militants ou modérés ─ qui se gaussent ouvertement de l'expression-fétiche « 5 000 ans de culture chinoise » [五千年的中國文化] . D'où l'intérêt pour eux de voir comment ─ ou du moins les rédacteurs des différents rapports présentés aux Empereurs ─ a souvent eu le plus grand mal à considérer Taiwan comme un élément intrinsèque de sa noble civilisation.

Liu Guang-zhe. C'est peut-être dans les arts et techniques traditionnels que les liens qui unissent les aborigènes de Taiwan avec les populations indigènes d'Austronésie sont les plus visibles.

Si l'on en juge par la seule petite touche de subjectivité de l'ouvrage ─ qui révèle une pensée que l'auteur se refuse à confier ─, c'est probablement consciemment que Chantal Zheng s'est placée par ces traductions et commentaires à l'origine des débats contemporains : « Malgré les nombreuses rébellions qui ne manquèrent pas d'éclater dès les débuts de l'implantation de la présence chinoise, le terrible processus en cours continuait son chemin, bien souvent en entraînant désordres, corruption et vilenies difficilement contrôlables des administrateurs locaux, dont l'écho ne parvint que très tard aux oreilles de l'em­pire » (p. 78). Il n'est pas interdit de voir dans cette remarque de l'auteur un bienvenu clin d'œil au mythe du « bon sauvage » dans la pensée du Siècle des Lumières. Et s'il est peut-être hâtif d'établir un lien de cause à effet entre sinisation et corruption des potentats locaux, il semble néanmoins que ces deux phénomènes coexistent en Chine depuis des siècles. C'est dans cette dis­tance chinoise de l'Empereur, à laquelle il est fait référence dans cette citation, que réside le cœur du discours sur l'histoire de Taiwan vue par les indépendantistes. En fait, si l'ouvrage s'ouvre sur ce qui semble être une con­tradiction, c'est justement parce que la réalité n'est jamais toute noire, ni toute blanche, mais nuancée et complexe. La valeur relative des événements qui composent l'Histoire varie avec les interprétations que l'on en fait selon le temps : simplement des vagues de colo­nisation se sont simplement succédées à Taiwan, dont toutes n'étaient pas chinoises. Mais c'est souvent l'étape suivante de l'Histoire qui indique aux yeux de ses contemporains comment interpréter les événements des siècles précédents. n'eût-elle pas été divisée en 1949, on n'aurait probablement pas vu autant de conflits ni de débats sur les origines de la population de l'île et de son substrat culturel, ni sur le débat de savoir si ces vagues d'immigrations étaient en majorité chinoises ou pas, ou encore si l'immigration des Chinois du Fukien justifie l'inclusion de Taiwan dans la sphère culturelle chinoise.

Cet ouvrage est avant tout une étude ethnologique. Elle est constituée par la traduction de sept textes chinois, étalés du VIIe au XVIIIe siècle, ce qui lui permet de mettre en valeur une vague progression de la perception continentale de Taiwan, d'une île sauvage et barbare dans les premiers textes, à une terre plus ou moins chinoise et ayant subi les bienfaits de la civilisation Han, au XVIIIe. Notons avec l'auteur que cette perception n'a pas été sans retours en arrière. Par exemple, les notes sur les Barbares de l'Est [東蕃記] écrites en 1603, exhumées des archives et mises en valeur pour la première fois par Laurence Thomson en 1964, donnent l'impression que l'auteur ─ témoin oculaire car membre d'une mission commandée par l'Empereur ─ a de l'île et de ses habitants une vision chaleureuse, élogieuse même, en tous cas intéressée, assez complète et intégrant un certain relativisme culturel. En revanche, le texte suivant, le premier écrit sous la dynastie Qing, donne à nouveau une vision très négative de l'île. Il s'agit des Brefs Mémoires sur Taiwan [台灣記略], dont le ton ne surprend guère quand on sait qu'après la défaite à Taiwan du célèbre Koxinga (ou Cheng Cheng-kung, 鄭成功), resté loyal à la dynastie Ming déchue, le nouveau pouvoir Ming avait eu le projet, vite abandonné il est vrai, de rapatrier sur le Continent la population chinoise de l'île.

Qu'avait-elle de si barbare, pourtant, cette population indigène? Témoin de leur degré de civilisation, ce passage portant sur le remariage des veuves, extrait des Notes d'Enquêtes d'Outre-détroit [台海使楂錄] le texte de loin le plus complet, d'un auteur, d'ailleurs, que Chantal Zheng dit pékinois natif de l'île (texte de 1736 environ) : « Chez les Barbares, mourir se dit "maxi" [馬夕]. Que l'on soit riche ou pauvre, on utilise un cercueil que l'on dépose temporairement à l'intérieur [de la maison]. Le défunt est accompagné de ses vêtements et de ses ustensiles de tous les jours. La famille en deuil porte la couleur noire pour lui manifester son attachement. Pour un père, une mère ou un frère, le deuil durera un an. Lorsque l'époux décède, la femme peut se remarier un an après mais il faudra qu'elle s'occupe elle-même de ne pas fixer l'engagement avant d'avoir prévenu au préalable la famille de son ex-mari et la sienne » (p. 107).

L'utilité de l'ouvrage de Chantal Zheng est naturellement immense. Par ses traductions, auxquelles s'ajoutent d'intelligents commentaires, nous avons un accès désormais direct en langue française à onze siècles d'une approche ethnologique des aborigènes de Taiwan par sûr, la plupart des textes traduits, à l'exception notamment des Notes d'enquêtes d'Outre-détroit, sont pleins de préjugés sur ceux que les Chinois appelaient littéralement des « barbares crus » (sheng fan,生番). Mais l'exactitude des renseignements n'est pas le seul élément intéressant : la vision qu'en a l'Empire, quelles qu'en soient ses exagérations, est intéressante en soi. Elle éclaire notamment ce que l'on pourrait développer comme une théorie de la « frontière » appliquée à l'extension historique du territoire des Han, par grignottements successifs des territoires allogènes, dans laquelle Taiwan n'apparaît que comme l'une des dernières étapes : élément historique de , c'est indéniable, mais pas depuis 5 000 ans comme le clament les idéologues intransigeants de Pékin ou les anti-indépendantistes convaincus de Taiwan. Encore une fois, gardons-nous d'avoir une vision trop schématique de la réalité.

Profitons aussi de la recension de cet ouvrage pour saluer les éditions l'Harmattan. On ne peut qu'applaudir la publication d'un ouvrage sur Taiwan en français ─ ce qui finissait par sembler une hérésie, tant les ouvrages sont rares sur le sujet dans notre langue ─ et souhaiter qu'il soit suivi par de nombreux autres. Cela permettrait de renouer, sinon avec une tradition, du moins avec une présence française dans les études de Taiwan (tant par des livres que dans le domaine de la cartographie) qui ne s'est arrêtée que dans les années 1950. Nous ne pouvons résister à l'envie de rappeler que parmi les premiers ouvrages écrits dans le monde occidental sur Formose au XVIIIe siècle se trouvaient des références françaises (on pense tout particulièrement aux pages 56-64 de l'Histoire générale des Voyages de l'Abbé Prévost, 1748).

Liu Guang-zhe. Des vestiges de la civilisation Beinan [卑南], exhumés récemment dans la région de Taichung. L'archéologie commence à s'organiser dans le cadre d'une collaboration scientifique avec les autres pays du Sud-Est asiatique.

Le livre de Chantal Zheng revêt donc une grande importance, dans l'optique de la construction de ce que nous avons baptisé ailleurs la « taiwanologie »(1). Nous disions alors que pour qu'une telle discipline parte sur des bases saines et renverse d'emblée un certain nombre de préjugés français sur Taiwan, il fallait qu'elle débute par des analyses de l'histoire ancienne et contemporaine de l'île. L'analyse de l'identité nationale de cette terre est tout aussi capitale. Aussi, bien que l'ouvrage de Chantal Zheng ne soit pas à proprement parler le premier ouvrage écrit par un sinologue français sur Taiwan, il est en revanche le pre­mier depuis longtemps qui ait été écrit par un vrai spécialiste de Taiwan. A ce titre, il peut légitimement apparaître comme un ouvrage fondateur d'une nouvelle branche de la sinologie française.

Stéphane Corcuff

Stéphane Corcuff, chercheur basé à Taipei, est éditeur de la revue Asie Extrême Orient, Paris, et spécialiste des questions de politique taiwanaise. Il a écrit de nombreux articles sur la politique et l'identité nationale de Taiwan dans Perspectives Chinoises, Asie Extrême Ori­ent, et Etudes et Documents.

Note:

(1) « Qu'est-ce que la taiwanologie? » in : Asie Extrême Orient, Paris, janvier-avril 1995, « Faut-il aller en Chine? Et dans quelle Chine? » (2ème partie, pp. 4-5)

Wang Wei-chang. La jeune génération de la tribu Bunun, en costume traditionnel. Taiwan, un pays à la recherche de ses racines? Que diront les livres d'histoire de demain aux enfants de Taiwan?

 

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