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Jean-Pierre Cabestan : « La normalisation silencieuse »

01/08/2011
Jean-Pierre Cabestan. (Hubert Kilian)
Taiwan aujourd’hui : Après les 3 années de la politique continentale menée par le président de la République, Ma Ying-jeou [馬英九], comment doit-on juger les évolutions obtenues dans ce cadre ?

Jean-Pierre Cabestan :

On assiste évidemment à une détente dans les relations entre la Chine et Taiwan depuis l’arrivée au pouvoir de Ma Ying-jeou qui a été favorisé par le retour du gouvernement taiwanais au consensus de 1992 [l’accord oral obtenu lors de la première session de négociation entre les deux rives et selon lequel il n’existe qu’une seule Chine mais dont chacune des parties en retient une interprétation différente, ndr]. C’est une chose très positivement accueillie par les Américains qui ont une responsabilité vis-à-vis de la sécurité de Taiwan, mais aussi à l’égard de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taiwan, et par les Européens et les Asiatiques en général, dont l’ASEAN (l’Association des nations d’Asie du Sud-Est). On note aussi un réchauffement, sur le plan politique des relations entre les deux gouvernements, une multiplication des contacts entre les deux sociétés stimulés par des échanges en hausse, une présence taiwanaise en Chine de plus en plus soutenue, l’arrivée en masse de touristes chinois à Taiwan, tout ceci à la faveur de la mise en place de liaisons aériennes directes entre le continent chinois et Taiwan, autant d’éléments de stabilisation des relations. C’est ce que j’ai personnellement appelé une « normalisation silencieuse et progressive » des contacts entre ces deux gouvernements qui ne se reconnaissent pas mais dont les ministères et les agences travaillent de plus en plus ensemble et dans le cadre des fictions nécessaires, puisqu’il n’y a pas de relations diplomatiques et que le conflit de souveraineté reste entier. Ces améliorations sans précédent ont récemment été qualifiées par le Kuomintang (KMT) et Ma Ying-jeou de « rapprochement », un terme très fort en français comme en anglais, qui veut souligner qu’il y a vraiment une forme de réconciliation qui se manifeste aujourd’hui entre les deux rives du Détroit.

TA : Quelles sont les limites de cette réconciliation ?

JPC : Beaucoup de questions restent en suspens et il y a des ombres au tableau. C’est d’abord sur le plan de la politique étrangère que Ma Ying-jeou a remporté le moins de victoire. La seule qui ait tenu, c’est la trêve diplomatique qui a fait que Taiwan a pu conserver ses 23 alliés. Le poste d’observateur à l’Organisation mondiale de la santé représente par contre une victoire à la Pyrrhus parce que l’une des conditions, depuis le début, était que Taiwan apparaisse comme « Taiwan, Chine ». Depuis 2009, le gouvernement taiwanais le savait mais il a accepté cette condition afin d’accéder au statut d’observateur et d’être en mesure d’afficher une victoire. On se demande donc si la Chine n’est pas en train de renforcer, de resserrer sa contrainte au lieu de se montrer plus souple et plus ouverte. A la moindre occasion, ils essayent de changer l’appellation « Taipei, chinois » en « Taiwan, Chine » puis en « Taiwan, province de Chine ». Ils tentent donc d’étrangler tout ce qu’il reste d’indépendance de Taiwan par rapport à la Chine. Et il s’agit là d’une limite dans le bilan de Ma Ying-jeou.

Ensuite, sur le plan militaire, la pression de l’Armée populaire de libération (APL) s’est accentuée au lieu de se réduire, le nombre de missiles alignés en face de Taiwan a augmenté, la capacité de l’APL à projeter ses forces dans le Détroit s’est accrue d’autant que l’équilibre des forces s’est retourné en faveur de la Chine en 2005. Face à cela, Taiwan doit mettre en place une politique et une stratégie de défense asymétriques qui combinent des moyens défensifs avec des moyens offensifs ou contre-offensifs et qui permettraient de dissuader toute attaque d’un pays plus puissant, en rendant le coût de cette attaque prohibitif aux yeux des responsables qui la décideraient. La difficulté, c’est que les moyens mobilisés pour la défense de Taiwan sont limités et en réduction. On a attribué cette réduction à la crise économique de 2009 mais malheureusement, depuis 2010, cette réduction se poursuit et on ne voit pas d’augmentation se manifester pour l’instant.

TA : Faut-il penser que Taiwan fait le calcul de s’appuyer strictement sur les Etats-Unis ?

JPC : Cette question est compliquée parce que les messages envoyés par le gouvernement taiwanais peuvent paraître parfois contradictoires. D’un côté, on voit que le gouvernement de Ma Ying-jeou réclame depuis un certain nombre d’années la vente des F-16 C/D en expliquant que l’Armée de l’air en a un besoin urgent, et d’un autre côté, on constate que, dans d’autres domaines, le budget de la Défense n’est pas la priorité du gouvernement et que la modernisation de l’outil militaire traîne. Il vient de réaliser la transition vers une armée de métier, promise pour 2014 et qui coûte extrêmement cher, mais il n’arrive pas à recruter les volontaires dont il a besoin, la transition prend ainsi du retard et Taiwan va devoir continuer de s’appuyer sur une armée de conscription pendant peut-être plus longtemps qu’il ne l’espérait. Comme on l’a vu à l’époque de Chen Shui-bian [陳水扁] et depuis la fin des années 90, il y a un manque d’engagement dans la mise en place d’une défense asymétrique véritablement crédible, comme si Taiwan s’appuyait de plus en plus sur la protection américaine et surtout sur l’ambiguïté du Taiwan Relations Act (TRA) [la loi votée par le Congrès américain en 1979 et obligeant les Etats-Unis à la défense de l’île en cas d’attaque unilatérale des Chinois, ndr].

L’autre difficulté est que le rapprochement avec la Chine rend les Américains de plus en plus perplexes par rapport à la capacité d’indépendance de Taiwan, à celle d’en protéger les armements, d’en assurer la sécurité alors que l’espionnage chinois se développe de manière très rapide et efficace à Taiwan, ce qui les fait hésiter à transférer leurs équipements les plus sophistiqués. Cela ne s’est pas appliqué aux batteries de missiles Patriots 2 et 3 mais peut-être que les Américains ont des regrets aujourd’hui. C’est un dossier difficile pour les Américains parce qu’ils doivent aussi gérer la réaction de Pékin à des contrats de vente d’armes qui sont extrêmement visibles et symboliques du soutien américain à Taiwan à un moment où Pékin accroît sa pression sur Washington pour essayer de mettre un terme à ces ventes.

Le 16 septembre dernier, 14 garde-côtes et patrouilleurs appartenant aux marines taiwanaise et chinoise ont conduit un exercice conjoint de sauvetage au large de Xiamen, sur le continent, et de Kinmen. Une illustration de la « normalisation silencieuse ». (CNA)

T.A : Vous revenez de Shanghai où vous participiez à la 8e conférence annuelle sur les relations Chine-Europe et la question de Taiwan. Quel est votre sentiment sur la politique de réunification de Pékin ? Jusqu’où sont-ils prêts à aller en termes de concession comme de menaces ?

JPC : Pour le gouvernement actuel à Pékin, la réunification reste un objectif à long terme. C’est plutôt le développement de ce qu’ils appellent des « relations pacifiques » entre les deux rives qui est la priorité, avec évidemment comme objectif principal de maintenir le KMT au pouvoir afin d’avoir un interlocuteur acquis et de poursuivre l’intégration politique et sociétale de Taiwan à la Chine. Leur crainte, c’est que le Parti démocrate-progressiste (DPP) puisse revenir au pouvoir. Si Ma Ying-jeou est réélu en janvier, la question est de savoir si les Chinois accroîtront leurs pressions pour ouvrir des discussions politiques ou s’ils se satisferont de ce développement de relations, d’accords économiques et techniques, à l’image des accords conclus ces derniers temps comme l’Accord-cadre de coopération économique (ECFA). Ce que j’observe, c’est qu’il y a une volonté d’influencer la société taiwanaise, les collectivités locales à Taiwan, éventuellement les électeurs. La Chine est plus que jamais partie prenante dans le jeu politique taiwanais et c’est une chose qu’on ne peut plus ignorer à Taiwan.

En cas de victoire de Tsai Ing-wen [蔡英文], la candidate du DPP, des opinions assez différentes circulent en Chine sur les stratégies à adopter. L’aile dure estime qu’il faut asphyxier Taiwan sur le plan économique pour forcer le DPP à accepter le consensus de 1992, ou du moins une formule permettant de maintenir le principe d’une Chine unique. Mais d’autres pensent qu’une adaptation sera nécessaire pour maintenir le niveau d’échanges et de négociations déjà engagées, notamment parce que le DPP de 2012 n’est plus le DPP de 2000, puis parce que le parti a appris à gouverner, a gagné en expérience, et parce qu’ensuite, il ne pourra plus faire machine arrière et remettre en cause les 15 accords techniques signés, l’ECFA et les liaisons directes. Tsai Ing-wen pourra probablement être plus prudente sur un certain nombre de questions comme sur les investissements chinois dans l’île, mais on voit que c’est déjà le cas du gouvernement de Ma Ying-jeou. On se situera donc dans le cadre de la continuité. Ce qui sera intéressant d’observer, c’est le sérieux affiché par le DPP sur le plan de la politique de défense, qu’ils veulent aujourd’hui plus ambitieuse, mieux coordonnée avec celle des Etats-Unis. Pourront-ils faire mieux que Ma Ying-jeou ? Ils seront en tout cas obligés de tenir compte des réalités économiques et de la proximité de la Chine.

TA : En cas de réélection de Ma Ying-jeou, est-il possible d’envisager un accord de paix qui pourrait définitivement ancrer cette normalisation silencieuse ?

JPC : C’est peu probable avant 2016, même en cas de réélection de Ma Ying-jeou. Il y aura peut-être des négociations plus politiques, moins techniques que celles d’aujourd’hui, mais la conclusion d’un accord de paix ou la mise en place de mesures solides de construction de la confiance sur le plan militaire, qui soient contraignantes sur le plan institutionnel, ne me paraît pas possible dans la mesure où il n’a pas d’accord possible sur les questions de souveraineté. Il n’existe pas non plus de consensus assez fort à Taiwan pour laisser Ma Ying-jeou et le KMT négocier cette question dans le cadre du compromis de 1992, auquel sont opposés 40 à 50% des Taiwanais. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’approfondissement des relations économiques et que la normalisation silencieuse ne se poursuivra pas.

La question militaire pourra être difficilement réglée dans un avenir prévisible. L’APL est en train de se moderniser, ce qui est une donnée évidente, mais aussi parce qu’elle se détourne de Taiwan comme objectif militaire, même si cela reste un objectif essentiel. L’APL en a d’autres aujourd’hui comme les bases militaires américaines au Japon et à Guam, la mer de Chine du Sud, les opérations anti-piraterie dans le Golfe d’Aden, la participation aux missions de maintien de la paix de l’Onu, la protection des frontières terrestres. Des objectifs de plus en plus multiples qui l’obligent à dépasser l’objectif taiwanais. Mais en même temps, la pression sur Taiwan ne peut qu’augmenter du fait de la modernisation de l’APL, ce qui veut dire que les mesures de construction de la confiance que peuvent adopter les Chinois seront largement symboliques. Certains experts considèrent que les missiles ne sont pas la menace principale qui pèse sur Taiwan, mais que c’est au contraire celle de la capacité de projection de l’Armée de l’air et de la Marine chinoises, d’où découle la capacité de prise de contrôle du Détroit. La stratégie de Taiwan reste donc le maintien du contrôle de tout ou partie du Détroit et ici, le facteur américain reste essentiel.

Ce qu’il faut prendre en compte aujourd’hui, c’est la viabilité à long terme de ce soutien américain, une question qui fait l’objet d’un débat qui se développe rapidement aux Etats-Unis et qui reflète deux choses : les Etats-Unis sont mobilisés sur trop de fronts à la fois et il est difficile d’être militairement actif partout dans un contexte de baisse des moyens financiers et des dépenses militaires et de restructurations. Il y a ensuite l’émergence de la puissance chinoise, qui change la donne pour les Etats-Unis et qui les oblige à trouver une forme d’accommodement, d’entente avec la Chine sur toutes ces questions, depuis la mer de Chine du Sud jusqu’à la péninsule coréenne. Cela ne veut pas dire que les Etats-Unis vont quitter l’Asie, ils sont là pour rester mais le facteur chinois est à prendre en compte et leurs préoccupations à l’égard de la Chine influencent de plus en plus leur calcul sur la sécurité de Taiwan. Même si le TRA fournit à Taiwan une forme de garantie de sécurité américaine qui reste très solide, les Etats-Unis sont aujourd’hui contraints de prendre dans une certaine mesure en compte les intérêts fondamentaux de la Chine. Cela étant, le dispositif militaire américain se sent plus menacé qu’autrefois et cherche à se renforcer dans une certaine mesure. Le mouvement qui se dessine aux Etats-Unis de remise en cause du TRA est minoritaire mais va continuer de peser au Département d’Etat et au Pentagone, sur la définition de la meilleure stratégie de maintien des intérêts américains dans la région et de garantie l’indépendance de fait de Taiwan.

TA : On se place alors dans une forme de continuité dans le cadre du triangle de sécurité ?

JPC : Je reste persuadé que des deux côtés, il y a des faiblesses. Le plus important pour Taiwan, c’est de préserver sa démocratie, de la protéger de l’influence pernicieuse que la Chine pourrait y exercer, elle en a les moyens mais elle doit rester vigilante, maintenir sa capacité de défense autonome, c’est-à-dire du faible au fort, et surtout observer de manière un peu plus méticuleuse et précise les faiblesses de la Chine. Je crois que le mythe qui existe au KMT de l’émergence de la Chine ou de sa capacité à se démocratiser est un peu trop optimiste parce que la Chine connaît beaucoup de difficultés intérieures qui vont amener les responsables chinois à rester très concentrés sur le développement économique et la stabilité sociale, et sur le contrôle du territoire et du système politique, ce qui ne va pas les amener à plus de réformes et d’ouvertures politiques mais qui va au contraire les gêner et les handicaper pour l’avenir.

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