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La République de Taiwan : un Etat éphémère

01/08/2002
Le premier président de la République de Taiwan, Tang Jingsong.

>>Maintenant que Taiwan est une société ouverte et démocratique, il est surprenant d’entendre si peu parler de la première république en Asie : l’éphémère République de Taiwan, proclamée le 23 mai 1895 par le gouverneur Tang Jingsong et quelques autres figures locales, et dont le drapeau bleu azur frappé d’un tigre d’or a flotté quelques jours sur l’île

Vers la fin de l’été 1894, quelques mois après le déclenchement de la guerre sino-japonaise, l’impossible semblait soudain se réaliser : le petit Japon pouvait battre son voisin, la géante Chine. Il apparut en outre que le Japon avait des visées sur la péninsule du Liaodong, au sud de la Mandchourie, et aussi sur l’île de Taiwan, dont il voulait faire en quelque sorte son butin de guerre.

Dès le mois de novembre 1894, Zhang Zhidong [張之洞] (1837-1909), le commissaire Qing pour le Commerce dans les ports du Sud, fit remettre un rapport à Li Hongzhang [李鴻章] (1823-1901), le seul haut responsable non mandchou attaché au Zongli Yamen, l’équivalent du ministère des Affaires étrangères en Chine, par lequel il indiquait qu’il ne fallait pas « abandonner » Taiwan. Il proposait de persuader la Grande-Bretagne ou la Russie, ou les deux ensemble, d’intervenir.

En février de l’année suivante, un plan plus concret fut élaboré. Il s’agissait d’emprunter aux Britanniques 20 à 30 millions de taëls - un taël valait alors environ 0,75 dollar américain -, qui seraient employés à leur acheter une protection militaire de l’île pour dix ou vingt ans. En mars, des négociations furent tenues avec Robert Hart (1835-1911), l’inspecteur général des Douanes impériales chinoises - un Britannique - , et de nombreux télégrammes furent échangés avec les ambassades chinoises à Londres et à Moscou.

Ayant des objectifs ambitieux, le Japon lança une vaste et rapide campagne en Mandchourie, cherchant à s’assurer des positions de force en Chine du Nord, et notamment dans la péninsule du Liaodong. Dans le Shandong, s’étant brusquement emparés de la base navale chinoise de Weihaiwei, les Japonais détruisirent la flotte chinoise ancrée dans le port et menacèrent alors d’attaquer Pékin.

Le traité de Shimonoseki

Le 17 avril 1895, la Chine et le Japon signèrent un traité de paix dans la ville portuaire de Shimonoseki, cédant à perpétuité Taiwan [et les Penghu], ainsi que la péninsule du Liaodong, tout en garantissant l’indépendance de la Corée, un protectorat des Qing à l’époque. Naturellement, le Japon exigea des indemnités de guerre s’élevant à 200 millions de taëls - le revenu annuel de la Chine des Qing était alors de 89 millions de taëls. Deux jours plus tard, Pékin câbla au gouverneur intérimaire de Taiwan, Tang Jingsong [唐景崧] (mort en 1902), ce message : « Il n’y a pas eu d’autre choix que de céder Taiwan. L’importance de la province ne peut d’ailleurs pas se comparer à celle de Pékin. Aussi, en dernier ressort, il nous a été impossible de tenir notre position. »

Peu après, le Zongli Yamen lui ordonna de protéger les émissaires japonais qui arriveraient à Taiwan et de s’assurer que la population ne cause aucun désordre. Ce dernier avertit que cette cession allait provoquer un chaos social à Taiwan et recommanda une fois de plus que la Chine fasse appel à une médiation britannique ou russe, malgré la signature du traité de Shimonoseki.

Dans la semaine qui suivit, les Russes, les Français et les Allemands notifièrent clairement à Tokyo leurs objections concernant les visées japonaises, non pas sur Taiwan, mais sur la péninsule du Liaodong. Celles-ci menaçaient gravement Pékin, insistèrent-ils, et rendaient illusoire l’indépendance de la Corée. Les Japonais acceptèrent alors promptement de revendre aux Chinois la péninsule du Liaodong pour 30 millions de taëls, mais ils gardèrent Taiwan.

Un protectorat britannique ?

Les Taiwanais eurent le profond sentiment d’avoir été lâchés. Après tout, comme leur île n’avait même pas été attaquée durant les hostilités, ils n’avaient jamais pensé qu’elle serait occupée. Les îles des Penghu avaient certes été envahies par les Japonais, mais seulement vers la fin de la guerre pour appuyer leurs revendications lors de pourparlers. De plus, les termes de l’armistice signé en Chine du Nord ne s’appliquaient en aucun cas à Taiwan, puisque celle-ci n’y était pas mentionnée.

Aussi les dirigeants en place à Taiwan déployèrent-ils de grands efforts en faveur d’une médiation étrangère. Le gouverneur Tang Jingsong proposa au consul britannique à Tamsui, L.C. Hopkins, d’aliéner des terres à des sociétés britanniques ou bien de confier à la Grande-Bretagne le soin de percevoir les impôts généraux pour faire de Taiwan une sorte de protectorat de la Grande-Bretagne, tout en conservant la suzeraineté nominale de la Chine sur l’île.

Les Britanniques estimaient, quant à eux, que le gouverneur Tang Jingsong n’avait plus l’autorité pour négocier, puisque Pékin, en signant le traité, avait bel et bien cédé Taiwan et les Penghu au Japon. En outre, Londres craignait que ses propositions ne conduisent finalement à un partage de la Chine entre les puissances occidentales et que la Grande-Bretagne ne se retrouve le dindon de la farce en plaçant dans son giron cette île du Sud qu’elle jugeait relativement sans importance.

La résistance populaire

Le 8 mai, la cession de Taiwan et des Penghu entra en vigueur. Supportant mal que l’île tombe aux mains des Japonais, un certain nombre de notables taiwanais, comme Lin Weiyuan, l’un des plus riches personnages de tout l’empire chinois, tentèrent d’inciter la population à la « résistance », comme l’avait suggéré Wang Zhichun [王之春], un ambassadeur chinois en Europe.

Soutenu par de riches propriétaires fonciers et des marchands, le gouverneur Tang Jingsong annonça le 15 mai son projet d’autonomie pour l’île, tout en sollicitant une aide internationale. « La cour des Qing ayant abandonné Taiwan, la population insulaire ne dépend plus de personne. Elle se défendra en prenant possession de l’île en tant qu’Etat et nation, dans les limites qui honoreront l’esprit de l’empire, et protégera l’Océan du Sud [la mer de Chine méridionale]. »

Cherchant à se laver les mains de ce qui pourrait advenir, les autorités chinoises répondirent : « Si la population fait acte de résistance, il n’appartiendra plus à la Chine de s’en préoccuper ». Le 20 mai, elles relevèrent Tang Jingsong de ses fonctions de gouverneur intérimaire de Taiwan, lui ordonnant de revenir à Pékin. La plupart des autres fonctionnaires également suspendus obéirent, mais Tang Jingsong et quelques autres mandarins restèrent à Taipei. Un témoin signala ainsi qu’« [ils] laissaient comprendre à leurs supérieurs...  qu’ils sacrifiaient leur vie... et que l’île résisterait aux Japonais ».

La République de Taiwan

Le 23 mai 1895 à Taipei, Tang Jingsong proclama la République de Taiwan et fut « élu » par la notabilité locale à la tête du nouvel Etat. Le lendemain, au cours d’une cérémonie solennelle, il prêta serment comme président de la République de Taiwan, tandis que Qiu Fengjia [丘逢甲] (1864-1912) en devenait le vice-président et prenait le commandement des milices locales. D’autres anciens fonctionnaires Qing occupèrent différents postes dans le nouveau gouvernement.

La République de Taiwan prit comme nom d’époque (ou de règne) Yongqing (Eternelle dynastie Qing), ce qui permet de penser que la véritable indépendance n’était peut-être pas forcément ce que ces gens avaient à l’esprit. Quelques Occidentaux crurent voir la main du Zongli Yamen à Pékin derrière cette « classe dirigeante de Taiwan ». Par exemple, pour James Davidson, alors consul américain à Taipei, le nom même de « République » choisi pour l’Etat, les appelations à résonnance démocratique des divers responsables politiques, les émissions de timbres et de billets de banque, ne suscitèrent guère d’intérêt parmi la population.

En fait, en raison du déroulement rapide des événements à Taipei, la population n’en comprit pas la portée, d’autant qu’« à peine plus d’un millier de personnes dans l’île » [sur une population de 2,5 millions d’habitants] aurait vraiment su la signification du terme « république », selon le consul américain.

Une chose est sûre, les républicains ne voulaient pas irriter Pékin, qui venaient de céder Taiwan au Japon, souligne Yao Chia-wen dans son ouvrage Histoire du sceau du Tigre d’or. Le sceau officiel gravé pour la nouvelle république le 25 mai 1895 était en argent plutôt qu’en jade, contrairement à la tradition ; et le drapeau, qui flotta pour la première fois le lendemain, était frappé d’un tigre, et non d’un dragon. Nombre de mandarins continentaux qui haïssaient le Japon pour avoir humilié la Chine apportèrent jusqu’au bout une aide plus ou moins discrète en hommes et en armes aux républicains de l’île.

Aujourd’hui, certains historiens avancent que la « République de Taiwan » aurait été une ultime tentative des mandarins de Pékin pour persuader les puissances occidentales d’intervenir en faveur de Taiwan, comme elles l’avaient fait pour la péninsule du Liaodong.

Aucun soutien occidental n’arriva, et les Japonais déployèrent en force des troupes débarquées à partir du 29 mai non loin du cap Santiago (dans le nord-est de l’île). La population taiwanaise, sans manifester d’enthousiasme particulier pour la République de Taiwan, refusait a priori une allégeance à des étrangers. Il y eut des affrontements mais pas de soulèvement général et organisé face aux conquérants, peut-être en raison du factionnalisme et du clientélisme profondément ancrés dans l’île. L’exemple donné par les notables insulaires, comme Lin Weiyuan, qui, bien qu’ayant soutenu le mouvement, s’étaient enfuis vers la Chine avant l’arrivée des Japonais, avait aussi refroidi l’élan à la base.

Les nouveaux venus durent tout de même conquérir par les armes l’île qu’ils venaient d’obtenir, s’emparant de Taipei le 5 juin 1895. Le président Tang Jingsong et d’autres dirigeants réussirent à quitter l’île le même jour, marquant la fin « officielle » de l’éphémère République de Taiwan.

Malgré les troubles qui ont suivi la prise de Taipei, l’île fut solennellement remise le 17 juin aux Japonais par des envoyés de Pékin, tandis que la lutte républicaine se poursuivit dans le Sud pendant encore quatre mois, sous la conduite du « président » Liu Yongfu [劉永福] (1837-1917). A la chute de Tainan, où était installé son gouvernement, lui aussi réussit à s’échapper en Chine. Des combats sporadiques continuèrent pendant deux ans, mais la « paix japonaise » finit pas s’imposer. ■

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