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L'occupation japonaise

01/05/1992
Bibliothèque centrale nationale Sous l'occupation japonaise, une classe de l'école publique pour les indigènes (Chinois et aborigènes) de l'île de Taiwan.

Le tournant du siècle fut une période cruciale pour Taiwan. Consé­quence du traité de Shimonoseki signé en avril 1895 à l'issue de sino­-japonaise, Taiwan, avec les îles Peng­-hou, était cédée au Japon. Un vent de panique souffla sur les habitants de l'île en une éphémère République de Taiwan. Mais le rapide investissement de l'île par les Japonais en a vite réglé le sort. La résistance n'en continua pas moins d'une manière sporadique après 1895. Néanmoins, les autorités japo­naises installèrent un gouvernement formel, imposent un contrôle sur la population et entreprirent progressive­ment la modernisation de l'île qui s'était déjà amorcée sous l'administration sino­-mandchoue précédente. Des conditions plus stables prévalent déjà en 1903 puisque le gouverneur général de Taiwan annonce que toute la résistance armée a cessé. La province insulaire de l'empire mandchou a bel et bien été transformée en première colonie du Japon sous l'ère Meiji.

L'aperçu le plus expressif et, sous de nombreux aspects, le plus informatif de cette courte période tragique de huit ans se retrouve dans l'ouvrage de James Davidson, The Island of Formosa past and present (Le passé et le présent de l'île de Formose), publié en 1903. Il possède toujours une certaine valeur parce que l'auteur a résidé à Taiwan durant toute cette période. En tant qu'étranger, il a eu la chance unique d'observer de première main la transformation politique au milieu des troubles et des bouleversements. Près des deux tiers de l'ouvrage parle de cette courte période. La partie initiale, une longue narration des faits historiques de l'île jusqu'en 1895, sert essentiellement de toile de fond à ce que l'auteur perçoit être le plus prometteur à l'ère contemporaine.

L'ouvrage de Davidson est la première étude complète sur Taiwan qui soit apparue en anglais et reste un des travaux les plus détaillés sur l'île de n'importe quelle langue. La réim­pression de 1988 si attrayante est une excellente interprétation de l'original, publié internationalement par Macmillan and Company et Kelly and Welsh, Ltd. Les 723 pages de textes et les deux cartes hors-texte en couleurs, toutes deux dressées par l'auteur, sont reproduites avec beaucoup de netteté tandis que les 168 tableaux, illustrations et photographies s'étalent le long de l'ouvrage. La réapparition de ce livre imposant ne peut que contribuer à approfondir l'intérêt pour l'histoire et le progrès de Taiwan.

Presque toutes les anciennes photos datant de la fin du XIXe siècle ont une valeur particulière en soi. Elles aident à imaginer ce passé et à démontrer aux lecteurs d'aujourd'hui les profonds changements que Taiwan a subis, non seulement au cours de ces dernières décennies, mais depuis le début du siècle. Le développement urbain de l'époque y est dépeint, notamment par la transformation de Taipei en une cité moderne avec d'imposants bâtiments administratifs. On y remarque égale­ment l'habillement et le mode de vie. Les scènes des pousse-pousse à châssis étroit, le réseau envahissant des chemins de fer et la construction évidente de gares, sans parler de l'apport technique.

Malgré la valeur de l'ouvrage de Davidson, sa dernière reproduction n'aura probablement pas reçu le même accueil des lecteurs d'aujourd'hui comme ce fut le cas de l'original par le public anglophone. La partie historique semble démodée d'autant plus que la vision aiguë et les préjugés de l'auteur sur tout le XIXe siècle y sont presque partout présents. Cette tendance donne quelque peu à l'ouvrage, y compris la partie contemporaine, l'impression d'une œuvre ethnocentrique.

Mais l'ouvrage mérite plus d'attention et de compréhension. Davidson, comme presque tous les Européens et Américains qui se sont rendus en Asie à cette époque a des idées préconçues sur l'amélioration des conditions qu'ils ont éprouvées. Il entrevoit une transformation inévitable de Taiwan au contact des méthodes occidentales, même si elles sont apportées par les Japonais. C'est pourquoi, à partir de la situation passée et présente, il entrevoit un avenir meilleur grâce aux profits matériels qui se déverseront probablement sur Taiwan et sa population grâce à une croissance économique et un usage plus rentable des ressources insulaires.

Davidson est arrivé à Taiwan à la fin de mars 1895 à l'âge de 22 ans alors que l'île allait être cédée au Japon. Durant toute cette année, il fut le seul correspondant de guerre sur le terrain à décrire la résistance chinoise et l'occu­pation militaire japonaise. Il résida à Taïhoku (Taipei) dans la petite commu­nauté occidentale sise dans le district commercial de Twatutia (l'ancien quartier du port Ta-tao-tcheng). Finale­ment, il devint le premier consul des Etats-Unis à Taiwan quand, en 1898, un consulat américain est ouvert dans ce quartier. Il le restera jusqu'à son départ cinq ans plus tard, à l'âge de 31 ans.

Le jeune Davidson était un personnage dynamique par nature et un aventurier par sentiment. Il avait participé à l'expédition arctique de Peary dans le nord du Groenland. Peu après son arrivée à Taiwan, il décide d'écrire un livre sur l'île de Formose relativement inconnue des lecteurs anglophones. Par la suite, au cours des huit années d'études et de rédaction, il développe un vif intérêt pour les parties plus reculées de l'île, son passé coloré et les bouleversements qui s'opèrent sous la nouvelle tutelle japonaise.

Son élan l'inspire à se lancer dans une pénible recherche. Il consulte la documentation occidentale alors dispo­nible, s'enquiert auprès des résidents étrangers ayant quelques connaissances et des responsables japonais en poste à Taiwan. Ses relations avec plusieurs spécialistes japonais lui permettent d'approfondir ses recherches dans les documents chinois et japonais et d'amorcer une étude plus sérieuse sur les tribus indigènes de l'île. L'ont beaucoup aidé les recherches qu'il effectuait personnellement, comme les fréquentes excursions dans les régions montagneuses reculées ou bien sa par­ticipation à l'expédition exploratoire japonaise à l'île Botel Tobago (aujourd'hui, île des Orchidées ou Lan-yu).

Dans l'organisation de ces études, Davidson fut certainement influencé par l'ouvrage de Camille Imbault-Huart, L'île Formose : histoire et description (Paris, 1893). Comme le titre l'indique, c'est l'histoire de l'île et la description de ses habitants et de ses principales activités économiques. A cela, Davidson ajoute sa propre expérience et ses reportages journalistiques de 1895. L'ouvrage français comprend 14 chapitres alors que l'œuvre de Davidson en contient trente et un avec quatre appendices dont le long sous-titre semble indicateur de l'étendue : Histoire, population, ressources et perspectives économiques, thé, camphre, sucre, or, charbon, soufre, plantes commer­ciales et autres produits.

Les sept premiers chapitres traitent de l'histoire de Taiwan, depuis les « premiers visiteurs connus » jusqu'au milieu du XIXe siècle. C'est la partie la moins consistante de l'ouvrage en fonction des notions actuelles. Des études plus exhaustives de la préhistoire insulaire, ainsi que des Hollandais, de Coxinga, le loyaliste envers la dynastie Ming, et de la dynastie Tsing, ont depuis paru dans diverses publications chinoises, japonaises et occidentales. La période initiale des Tsing qui com­mence en 1683 à Taiwan et dure tout le XVIIIe siècle est traitée d'une manière assez artificielle. Au lieu de constater les quelques aspects positifs de la période de colonisation chinoise, Davidson préfère insister sur les troubles et la corruption évidente de ce milieu marginal et frontalier qu'est Taiwan. Il semble aussi déconcerté par un vide presque complet de contacts avec l'Occident. Peut-être est-ce pourquoi il écrit un chapitre entier sur la visite turbulente de trois semaines en 1771 d'un obscur aventurier européen, le comte de Benyowsky, sur les rivages orientaux et reculés de l'île.

Le récit historique de Davidson plus proche de l'acceptation moderne est celui du XIXe siècle comme reprennent les contacts étrangers. Les historiens continuent de faire appel à ses descrip­tions des premiers nouveaux contacts européens avec Taiwan, ainsi qu'à son récit vivant du commerce et de la diplomatie après l'établissement des deux treaty ports dans l'île en 1858.* Garde toujours quelque valeur son étude en quatre chapitres sur l'expédition militaire japonaise déployée en 1874 à la pointe sud de Taiwan et son chapitre sur la campagne militaire française de 1884-1885 dans le nord de l'île.

[Il s'agit de l'expédition d'intimi­dation japonaise commandée par l'amiral Saigô Yorimichi en 1874 et de la campagne navale française de l'amiral Amédée Courbet qui, après avoir détruit la flotte chinoise dans l'estuaire du Yang-tseu kiang, s'empare des Pescadores (Peng-hou) et occupe Quélang (Kilong). Il meurt aux Peng­-hou en 1885. NDLR.]

Dans la dernière partie de ce récit historique, Davidson a une vision plus optimiste. Après tout, il a fait des progrès! Il mentionne les effets bénéfiques de la croissance du com­merce extérieur et de l'influence positive des négociants et missionnaires occidentaux résidant dans l'île. Et il ob­serve avec plus de réceptivité les derniers temps de l'autorité mandchoue sur Taiwan après que y eut lancé les grandes réformes adminis­tratives et mis en œuvre les mesures d'autorenforcement en 1875. Il passe rapidement sur un certain nombre de modernisations, comme la construction de la première ligne télégraphique de Taiwan, l'urbanisation de Taipei et l'apport technique, telle que la mécanisation de l'exploitation minière du charbon. Il note la compétence de hauts fonctionnaires en poste à Taiwan. Enfin, pour la période de 1886-1894, comme Taiwan jouit du statut provin­cial, Davidson étale avec beaucoup de verve les réformes tentées par le premier gouverneur provincial, Lieou Ming­-tchouan (1836-1895), un homme de grande capacité.

Mais les remarques les plus favorables paraissent exprimées à contre-cœur et sont invariablement accompagnées des effets négatifs conséquents, car Davidson croit la population insulaire assez indisciplinée (encore qu'il reconnaisse que les Chinois de l'île sont plus amicaux à l'égard des étrangers que leurs compatriotes de l'empire continental). De plus, il affirme que les fonctionnaires Tsing sont avides et corrompus jusqu'au bout des ongles et font parfaitement fi de la population chinoise et autochtone (aborigènes). A travers son long discours, il ne fait l'éloge que de deux grands chefs chinois seulement : Coxinga (de son nom Tcheng Tcheng-kong), le brave et actif loyaliste à la cause de la dynastie nationale Ming et dont la mère était japonaise, et Lieou Ming-tchouan qu'il décrit « intelligent, d'esprit libéral et progressiste ».

L'auteur imprime ses préjugés avec plus de force dans tous ses reportages journalistiques sur la conquête de l'île par les Japonais. Ainsi, il parle de la république éphémère de Taiwan qu'il attribue par erreur à un complot ourdit de Pékin. Plein de dédain pour ce qu'il appelle la « république papillon », il prend parti pour la résistance armée chinoise contre l'occupation militaire japonaise. Au-delà des descriptions colorées et sinistres des faits de guerre, il ne loue d'une manière générale que les exploits japonais. Malgré ces préjugés, son récit vivant de l'invasion demeure inestimable, car il aura accompagné les troupes japonaises pendant leurs engagements au nord, au centre et au sud de l'île. Ses reportages témoins complètent parfaitement ceux des observateurs chinois et japonais également empreints de faux jugements.

Après les combats, Davidson fait l'apologie de l'occupation japonaise. Il souhaite un gouvernement moderne et l'amorce de réformes d'un style occidental. Cette attente à l'esprit, il accumule d'innombrables renseigne­ments dans les huit chapitres suivants et le chapitre final. Dans cette dernière partie, il est plus analytique et objectif. Bien que ses vues et ses préjugés sur le XIXe siècle soient encore pesants, le jeune aventurier semble s'adoucir à mesure que son séjour se prolonge tandis qu'il prend de plus en plus les allures d'un homme d'affaires international. (Il entrera en effet plusieurs années après son retour aux Etats-Unis dans le grand négoce et prendra une part active au Rotary Club.) Cette partie de l'ouvrage indique clairement qu'il est en relation directe avec le commerce extérieur de l'île et que les solutions proposées pour l'élévation des conditions de vie de Taiwan tournent essentiellement autour du progrès du commerce et de l'industrie, de l'apport technologique et de la productivité agricole.

La péroraison de Davidson sur les principales activités économiques indigènes est très pertinente. Il retrace le développement de chaque branche d'activité depuis la période mandchoue jusqu'à son temps et en tente même quelques projections. Il remarque que, surtout depuis l'arrivée des Japonais, les trois principales (thé, camphre et sucre) ont eu une rentabilité assez modeste, de même le charbon, malgré sa mauvaise qualité, et le sel, après 1899, en terme de production et de vente. Les perspec­tives du sucre ont été meilleures après l'établissement d'une première raffinerie de sucre dans l'île en 1901. Le sel a été aussi prometteur depuis l'instauration du monopole du sel. Cependant, la production dans les autres branches a un peu traîné tandis que des essais n'ont pas encore conclu l'étendue et la valeur des dépôts pétrolifères.

Il indique que les activités économiques insulaires rencontreront de graves difficultés. Le thé et le charbon, par exemple, souffriront de la hausse du coût salarial et le soufre de l'effon­drement des cours de l'extérieur. Pen­dant ce temps, dans les montagnes de l'intérieur du Nord de l'île, les ouvriers du camphre continueront d'être attaqués par les tribus indigènes.

Davidson ne révèle pas seulement une grande complexité des problèmes économiques, mais aussi le difficile chemin de la modernisation dans le contexte du développement des activités rurales. La construction des chemins de fer et des lieux portuaires avait recom­mencé, repris des précédents projets chinois, mais la demande de main­-d'œuvre pour ces énormes travaux publics a considérablement diminué sur le marché de l'emploi, ce qui en a augmenté les rémunérations. En outre, d'après l'auteur, la théiculture a exigé beaucoup plus d'amélioration pour que les exportations de thé puissent maintenir leur rang sur le marché inter­national. Des règlements pour l'exploi­tation minière ont été édictés, mais les méthodes d'extraction du charbon et de l'or n'ont pas reçu la transformation nécessaire. La nouvelle administration a développé un système bancaire inédit en essayant d'attirer les investisseurs japonais. Cependant, en 1901 et 1902, ce n'est qu'une vigoureuse campagne pour l'industrie sucrière qui a obtenu quelque succès grâce à l'installation de deux raffineries modernes près des plantations.

Davidson ajoute encore que la transformation des activités écono­miques indigènes de cette époque n'englobe pas nécessairement les tech­niques modernes. Il donne une descrip­tion impressionnante, accompagnée d'illustrations, du transfert de techno­logie de l'époque qui s'est opéré dans les régions productrices de camphre. Le vieux poêle chinois est donc remplacé par un modèle similaire japonais. Ce dernier est un engin tout aussi rustique mais plus efficace pour la distillation du camphre.

Enfin, l'auteur observe l'implan­tation japonaise dans l'île d'un œil différent des autres écrivains qui retiennent tous leur attention sur le gouvernement central installé à Taïhoku (Taipei) et sur ses tentatives de créer un régime politique et une infrastructure, en particulier après la nomination en février 1898 du quatrième gouverneur général d'esprit réformiste, Kodama Gentarô. Davidson, quant à lui, insiste un tant soit peu sur le secteur rural où le développement économique ne fait que de débuter, un reflet flagrant des premiers efforts de modernisation des Japonais. Il reste aussi attentif aux changements qu'aux réformes lancées par le gouvernement qu'il traite d'une manière globale dans son dernier chapitre.

Ce chapitre final, titré Taiwan d'aujourd'hui est une affirmation évidente de l'intérêt commercial de Davidson et de sa conception améri­caine. Il décrit donc brièvement la nouvelle structure du gouvernement en place et les diverses améliorations phy­siques qu'il a apportées, mais il omet de rappeler certaines mesures concer­nant notamment les finances, l'hygiène public et l'instruction prises par le gouvernement Kodama progressiste. En fait, il s'étend plus sur les missions et les écoles occidentales alors en service qu'à la mise en œuvre du nouveau système d'instruction publique [japo­naise]. La fin du chapitre est uniquement consacrée au commerce extérieur de l'île avec une mise à jour jusqu'en 1902 où il fait un étalage des plus récentes infor­mations ayant trait à tout ce qu'il vient précédemment de citer.

Il est évident que Davidson s'est beaucoup préoccupé d'affaires et de commerce, sans doute aidé par des amis du milieu des affaires et par ses charges consulaires à Twatutia. Il ne souffle pas un mot du colonialisme et feint même de savoir que Taiwan est devenue une colonie du Japon. Ces omissions mon­trent combien l'étude de cette période a évolué depuis le début du siècle.

Harry Lamley,
professeur d'histoire de Chine à l'université de Hawaï à Manoa.

Ouvrage : The past and present de James Davidson (1903). Réimprimé par Southern Materials Center, Taipei, et Oxford University Press, Oxford, Hongkong, New York, 1988 (646 pp., plus illustrations, cartes, tableaux, appendices et index.)

NDLR : Twatutia est l'orthographe anglicisée de Davidson du lieu-dit prononcé localement toa­ tiou-tian, en pékinois ta-tao-tcheng. Du point de vue linguistique, on remarquera que la nasali­sation faible du sud-foukiénois (ou taiwanais), comme celle de la dernière syllabe précédente, est très rarement marquée dans les transcrip­tions anglaises ou anglicisées, parce que non ou mal perçue. (Cf. Amoy, Quemoy, Swatow)

* Treaty ports. C'est l'expression anglaise bien commode pour désigner les ports chinois ouverts au commerce avec l'Europe, y compris les droits et privilèges de résidence et d'exterritorialité des étrangers dans ces circonscriptions à l'issue d'un traité. Le traité de Tientsin (1858) mentionne notamment deux ports de l'île de Formose ouverts au commerce avec les puissances étrangères, Tainan et Tamsouï.

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