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Mais si, le taiwanais s’écrit !

01/06/2012
Réédition de textes littéraires en taiwanais publiés à partir de 1885 et durant l’occupation japonaise. (Aimable crédit du Musée national de la littérature taiwanaise)
Le discours le plus répandu sur le taiwanais est que « ça ne s’écrit pas ». Plus généralement, un des critères pour distinguer une langue d’un dialecte serait que ce dernier justement ne s’écrive pas. Cependant, une petite enquête historique et l’observation de la société taiwanaise contemporaine infirment ces propos : le taiwanais s’écrit, et de quelle(s) manière(s) !

Le taiwanais désigne la langue vernaculaire majoritaire dans l’île. L’origine de cette langue est explicite à travers ses désignations historiques hokkien ou amoy, en référence à la province chinoise du Fujian et au port de Xiamen. Plus récemment sont apparus les vocables « holo » ou « hoklo » à l’origine encore débattue, ou encore « minnan », en référence érudite à la partie méridionale du Fujian. Enfin et surtout, l’usage du terme « taiwanais » – taiyu en mandarin, tai-gi ou tai-gu en taiwanais – est incontestable dans la société, et renvoie à la langue de la majorité des migrants venus de Chine entre le 17e s. et 1945.

Premiers documents

Ce n’est cependant pas cette langue qui fut transcrite en premier à Taiwan, mais la langue austronésienne siraya de la région de Tainan. Aujourd’hui disparue, cette langue est documentée grâce aux travaux des missionnaires protestants hollandais établis sur l’île au milieu du 17e s. Cette graphie restera d’ailleurs en usage bien longtemps après le départ de la Compagnie des Indes orientales : l’écriture de Xingang.

De même qu’elle ne fut pas la langue la plus ancienne sur l’île, la langue de la majorité des migrants originaires du Fujian ne fut pas d’abord écrite à Taiwan. En effet, elle migra avec eux depuis les ports tels que Quanzhou et Zhangzhou, en Chine. Dans ces centres urbains, parurent dès la dynastie Ming (1368-1644) des livrets de pièces de théâtre et d’opéra et surtout des recueils de ballades en langue locale.

Avec une grammaire et un lexique très différents du chinois classique, cette langue se transcrivait à l’aide de caractères dont la prononciation était éventuellement précisée à l’aide d’un autre caractère homophone plus fréquent. Un autre moyen était l’emploi du système traditionnel dit du fanqie consistant à associer une paire de sinogrammes : le premier indique la consonne initiale, le second renseigne sur la prononciation de la finale nasalisée ou non, et tonalisée. Les nombreux ouvrages nous étant parvenus parmi les exemplaires conservés à Taiwan ou encore les (ré)éditions sur place, indiquent qu’il ne s’agissait pas d’une pratique marginale dans une communauté lettrée très minoritaire, mais de méthodes plus anciennes que les contributions déterminantes des Européens et des Japonais.

Les missionnaires chrétiens du 19e s. : de la translittération à l’orthographe

Les communautés originaires du Fujian, foyer d’émigration vers toute l’Asie du Sud-Est, intéressèrent les missionnaires dominicains espagnols présents dès la fin du 16e s. dans la région, notamment aux Philippines. C’est ainsi que les premiers documents sur cette langue, dans sa variante de Zhangzhou, furent établis à Luzon sans que l’on sache si ces connaissances servirent au comptoir espagnol établi dans le nord de Taiwan entre 1626 et 1642. Ce fut en tout cas sans conséquences sur la suite de notre histoire.

En pratique, il s’agissait de translittérer (voir encadré p.27) les caractères chinois à l’aide de l’alphabet latin, tandis qu’avec l’ouverture forcée de ports, dont Amoy, l’actuelle Xiamen, aux Occidentaux à partir de 1842, la pratique lettrée de retranscrire la langue locale à l’aide de caractères connut un tournant fondamental dès les années 1850 sous l’impulsion des missionnaires protestants établis à Amoy. Il n’est plus seulement question de traduire les Saintes Écritures en chinois, mais de les rendre intelligibles à tous au moyen non plus d’une transcription en sinogrammes réservée à l’élite, ni d’une translittération en caractères latins en parallèle, mais en transcrivant la langue locale exclusivement à l’aide de l’alphabet latin. Cette « Réforme  de l’écriture » et la conception d’une orthographe – au même titre par ailleurs que le vietnamien, ou encore le coréen voire dans une certaine mesure le japonais – infirme la représentation selon laquelle le « chinois » ne pourrait pas s’écrire autrement qu’à l’aide des sinogrammes.

Cette réforme s’est matérialisée par une édition florissante de la liturgie mais également de publications profanes, et s’est institutionnalisée par l’ouverture de cours dans les temples protestants et parfois même d’écoles « laïques ». De par les liens étroits avec les ports de l’autre côté du Détroit, Taiwan reçut ces premiers exemplaires imprimés de la sorte et accueillit les premiers missionnaires formés à cette orthographe dès les années 1860, à partir desquelles ce système d’écriture a largement concurrencé l’apprentissage traditionnel de l’écriture et du chinois classique, langue aussi morte que le latin en Europe, et aussi éloignée du mandarin contemporain que du taiwanais de l’époque. Outre les bibles et les missels, une presse et une littérature apparurent sans plus aucun lien avec les initiatives conduites en Chine ni en rapport avec les églises protestantes, et les habitants, parmi lesquels les premiers intellectuels de l’île, s’approprièrent cette écriture.

La période japonaise : l’âge d’or historique du taiwanais écrit

La cession de Taiwan par l’Empire mandchou en 1895 et l’installation du gouvernorat japonais n’eurent, jusqu’en 1937 et la volonté d’accélérer l’assimilation de la population taiwanaise à la culture nippone, pas d’incidence et n’infléchirent guère le développement de l’écriture des langues locales de l’île, au contraire !

Le tropisme occidental et la primauté de l’orthographe missionnaire ne doivent pas nous faire oublier un fait important : le régime colonial japonais n’est pas seulement arrivé avec des militaires et des industriels, mais également des anthropologues et... des linguistes ! Pour permettre le contrôle de la population locale, les premières enquêtes dialectologiques furent menées dès le début du 20e s. autour notamment de la figure de Naoyoshi Ogawa (1869-1947). Il en résultait par ailleurs la production de dictionnaires taiwanais-japonais, dont le plus gros jamais composé avec 90 000 entrées publié en 1932. Ces ouvrages – commandés par la force publique, une initiative qui ne sera plus reconduite avant la fin des années 2000 – servaient entre autres à l’administration qui formait au taiwanais ses agents venus du Japon – particulièrement les agents de police et les enseignants – induisant la production de manuels incluant du taiwanais translittéré au moyen d’un système basé sur le syllabaire du katakana adapté aux spécificités de la langue taiwanaise. Ces ouvrages n’étaient pas seulement réservés à l’usage exclusif des colons dans l’île. En effet, jusque dans les années 1910, l’enseignement mis en place par le gouvernorat, dont la finalité était l’usage du japonais, prenait appui sur le taiwanais pour l’initiation à la lecture à l’aide de textes transcrits au moyen de caractères et translittérés avec le système évoqué ci-dessus. Par ailleurs, les universités de l’archipel ouvrirent des cours dédiés au taiwanais recourant au même système, produisant ainsi un corpus considérable qui est largement parvenu jusqu’à notre époque contemporaine.

C’est ce contexte colonial, en écho aux événements en Chine à cette époque tels que le Mouvement du 4 mai 1919, qui a conduit à un intense débat sur l’écriture et l’orthographe du taiwanais dans les années 20 et 30. Pas moins passionné que parmi les intellectuels chinois, le questionnement était ouvertement politique et contre le régime colonial, avec des débats autour d’un large éventail d’initiatives individuelles, de l’écriture romanisée du taiwanais complètement émancipée de ses racines chrétiennes, à la recherche étymologique de chacun des caractères pour chaque mot du taiwanais, en passant par des codes mixtes ou des options fixant les caractères par convention. Ces initiatives, en marge de l’incontestable réussite de la politique éducative mise en place par l’administration coloniale japonaise dans l’île et la généralisation de l’emploi de la langue japonaise parmi les élites, furent couplées à un débat sur le choix de la langue littéraire : le chinois « moderne », le taiwanais ou encore le japonais. Cette question aiguillonna l’inspiration de toute une génération d’intellectuels réduits au silence à partir de 1937 puis de nouveau peu de temps après la prise de contrôle de l’île par le régime nationaliste chinois en 1945.


Le Musée national de la littérature taiwanaise, à Tainan, où sont rassemblés un grand nombre de documents écrits en taiwanais. (Aimable crédit du Musée national de la littérature taiwanaise)

L’ambivalence puis l’hostilité des premières décennies de la République de Chine à Taiwan

Une des premières initiatives nationalistes dans l’île fut de proscrire le japonais, soit la « langue nationale », le gokugo, pour la remplacer par « la langue nationale », le guoyu – écrites avec les mêmes sinogrammes ! – et de favoriser dans un premier temps les langues chinoises, dont le hakka et donc bien sûr le taiwanais, translittérées non plus à l’aide des katakana de l’Empire mais du système de translittération de la République. Connu sous le nom de bopomofo ou zhuyin fuhao, cet ensemble de signes fut adopté en 1913 en vue de la massification de l’instruction du mandarin moderne. A Taiwan, il fut augmenté d’un certain nombre de signes pour translittérer les spécificités de la langue.

A l’instar de l’administration japonaise les vingt premières années, les nationalistes avaient envisagé une période de transition pour « déjaponiser » les Taiwanais et les « resiniser » dans leur « langue nationale ». Cependant, la reprise des hostilités contre les communistes et l’accroissement des tensions entre la nouvelle administration et la population locale ont motivé un revirement complet de la politique linguistique au moyen d’une promotion exclusive du chinois mandarin aussi bien à l’école que dans l’administration. Cette politique devint encore plus coercitive après le transfert puis l’installation des institutions de la République de Chine à Taiwan en 1949. Cette hostilité atteignit son paroxysme symbolique lors de la censure de la publication de la Bible en taiwanais romanisé, en 1969.

La renaissance des langues « maternelles », leur enseignement et leur certification

C’est cependant au cours de cette période la plus hostile aux langues de l’île que s’est amorcé le renouveau de la littérature taiwanaise en parallèle au développement des revendications démocratiques. Porté par des revues et des publications avant tout de poésie, mais aussi de fiction, ce nouvel élan littéraire recourait principalement à l’écriture sinogrammique. Cette dynamique s’élargit dans les années 80 pour connaître son apogée à la fin des années 90 puis avec l’alternance à la présidence en 2000. A cette période, des initiatives individuelles d’écrivains, de lexicographes – et la publication de nombreux dictionnaires – ainsi que des militants pour la promotion des langues insulaires au premier rang desquelles le taiwanais, rivalisent de créativité en matière graphique et orthographique sans que les maisons d’édition ne réussissent à imposer de conventions d’écriture.

Cette diversité s’est illustrée dans un autre domaine où les besoins d’écriture étaient latents : l’enseignement. En effet, parallèlement à cette renaissance littéraire, les gouvernements locaux instaurèrent des enseignements scolaires du taiwanais. Le premier d’entre eux fut le district d’Yilan en 1990 avant que le ministère de l’Education ne se prononce en 1999 en la faveur de cours obligatoires à compter de la troisième année du primaire, qui deviendront ensuite optionnels au collège et au lycée et ce, à partir de la rentrée de 2001. A cette époque encore, le questionnement des spécialistes ne portait que sur la question de l’écriture et de l’orthographe qui restait à la discrétion du gouvernement local, de l’éditeur du support de cours ou à la fantaisie de l’enseignant. Le soutien gouvernemental à des projets individuels de normation de l’écriture dans les années 90 s’institutionnalisa au tournant des années 2000 pour déboucher sur le système de translittération – et donc pas d’écriture – du TLPA (Taiwanese Language Phonetic Alphabet) ou Tailuo. Ce système est conçu pour être largement commun au taiwanais et au hakka et ne fait que réactualiser pour une bonne part la romanisation protestante. C’est ce système qui est utilisé pour les ressources en ligne par le ministère de l’Education et le Conseil de promotion des langues.

Enfin, malgré le manque d’arbitrage de l’Etat, l’appareillage de la langue a connu un dernier développement institutionnel à travers la fondation en 2006 d’un test – non officiel – de certification en taiwanais puis d’un centre de certification dédié en 2010. Basées sur les recommandations du Cadre européen commun de référence sur les langues, les épreuves exigent des candidats qu’ils sachent utiliser le TLPA pour transcrire les mots typiquement taiwanais.

Cependant, et en dépit de l’activisme individuel et la bienveillance des institutions, le plus grand problème auquel doit faire face le taiwanais est la non-transmission familiale des langues vernaculaires. Ainsi les langues « maternelles » deviennent des langues « étrangères » en concurrence directe avec d’autres, au premier rang desquelles l’anglais autrement plus valorisé dans le parcours scolaire.

De l’histoire à l’observation des pratiques

Si le taiwanais écrit est minoritaire dans l’environnement quotidien insulaire, il est cependant loin d’en être absent, notamment dans les médias et la publicité. En effet, il n’est pas rare de voir un titre de presse recourant au taiwanais, et c’est une pratique courante dans la publicité, notamment dans les magasins et sur les étals des marchés de nuit. « Invisibles » au profane car sous la forme de caractères, un des indices les plus fiables en est la présence isolée du signe bopomofo « é » ㄟ indiquant la détermination, mais surtout que ces énoncés doivent être lus en taiwanais. Un autre espace contemporain du taiwanais écrit est la chanson et le passe-temps favori des soirées insulaires : le karaoké dont les paroles sont indiquées également à l’aide de caractères.

Paradoxalement, à l’heure où la langue taiwanaise ne se transmet plus à la génération qui naît, et tend à s’acquérir plutôt entre pairs à l’adolescence, elle ne s’est jamais autant écrite grâce aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux. En effet, Internet et la téléphonie mobile avec les SMS emploient une langue qui est très proche des pratiques orales et qui inclut par conséquent beaucoup d’éléments du taiwanais. Il s’agit rarement de longs énoncés exclusivement dans cette langue, mais plutôt de mots, d’expressions ou de phrases insérés dans un mandarin très courant. L’inexistence de normes et l’absence de pratiques institutionnelles au niveau national incitent ces scripteurs à innover et à créer des moyens d’expression dans la limite des ressources à leur disposition sur un clavier. Un des moyens est de changer de code graphique pour transcrire le taiwanais à l’aide des signes du système bopomofo ou plus rarement l’alphabet latin – sauf pour les scripteurs de romanisations – dont la valeur en mandarin ou en anglais est la plus approchante du taiwanais. Une autre façon est d’insérer des caractères rares en mandarin mais utilisés par convention pour le taiwanais notamment dans le karaoké comme indices de la langue utilisée. Mais la pratique la plus courante révélant le plus de créativité de la part de ses auteurs est de retranscrire les énoncés à partir de caractères utilisés pour leur valeur phonétique en mandarin approchant de la prononciation du taiwanais, loin de la nature prétendument « sémantique » de l’écriture chinoise ! Usages individuels dans un cadre privé, ils génèrent cependant un corpus considérable quand on voit le temps que les Taiwanais passent avec leurs amis devant un ordinateur et sur les réseaux sociaux – forums internet universitaires, Plurk, Facebook... – et cela permet à certains linguistes de relever que le taiwanais ne s’est jamais autant écrit qu’aujourd’hui. Ces spécialistes observent même que sans l’intervention d’aucune institution de régulation ni même de correcteurs sur les ordinateurs et les téléphones, il y a une uniformisation des usages, et le dégagement de conventions d’écriture sans qu’aucune Académie ne publie de dictionnaire !

Menacé par le choix des parents de ne pas transmettre cette langue, sous la pression de l’anglais à l’école, de plus en plus poreux au mandarin, le taiwanais est pourtant bien vivant avec une existence écrite attestée de nombreuses manières. Alors, le taiwanais... langue ou dialecte ?

(*) Yoann Goudin est doctorant en didactique à l’Institut national des langues et civilisations orientales, à Paris.

 


Quelques Définitions

Caractères chinois / sinogrammes : dans cet article, ces deux termes sont interchangeables. En pratique, le second d’usage restreint et spécialisé renvoie plutôt aux symboles graphiques qui n’appartiennent pas à la lexicographie chinoise : les innovations notamment à Hongkong, les variantes japonaises ou coréennes et dans l’histoire, le chu nom vietnamien ainsi que les systèmes graphiques inspirés par l’écriture chinoise (écriture xixia, khitan...).

Transcription et translittération : la transcription renvoie à l’acte de noter à l’aide de symboles graphiques un code oral. La translittération est souvent accessoire, utilisée en parallèle d’un énoncé graphique principal. En changeant le plus souvent d’alphabet – ex. du cyrillique, grec, arabe, kana japonais... vers l’alphabet latin, mais également des caractères chinois vers le hanyu pinyin par exemple – la translittération indique la lecture de l’énoncé à l’aide d’autres signes utilisés pour renseigner sur sa valeur phonétique.

Orthographe : il s’agit d’une écriture qui est dotée d’un système de règles codifiées qui combinent entre autres des informations phonémiques – concernant la lecture – et sémantiques – concernant le sens – (par exemple : si, sis, ci, six, scie ; vers, ver, verre, vert, vair) ou encore grammaticales (par exemple : les scies, le participe passé sis, etc.).

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