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Johanna Schipper, le « mal du pays » d’une Française

01/10/2004

>> Johanna Schipper est née en 1967 à Changhua, dans le sud de Taiwan. Lorsqu’elle a quitté l’île pour l’Europe trois ans et demi plus tard, elle était une vraie petite Taiwanaise. Après trente ans d’éloignement, elle est revenue chercher ses racines dans l’île. Ce retour sur ses souvenirs d’enfance a donné naissance à une bande dessinée introspective, haute en couleurs : Née quelque part

Ce n’est ni la première fois que j’interviewe Johanna Schipper, ni son premier retour à Taiwan depuis qu’elle a quitté l’île à l’âge de trois ans et demi. En février de l’an dernier, je l’avais rencontrée lors du Salon international du livre de Taipei. Assise à la petite table ronde de la délégation française, un sourire chaleureux sur les lèvres, elle m’avait parlé avec passion de sa série d’albums de bandes dessinées intitulée Les Phosfées. Elle me présenta la situation de la BD en France, et enfin, feuilletant son carnet de voyage chargé de mots et de croquis griffonnés, de tickets de transport collés, elle me dit que c’était là l’ébauche d’un prochain ouvrage. C’est alors qu’elle me raconta, à mots couverts, qu’elle était née à Taiwan – à Changhua –, et que toute sa vie, ses langues maternelles resteraient… le chinois et le néerlandais. « Difficile d’imaginer à présent qu’avant trois ans, je parlais aussi le taiwanais. Quel dommage qu’il ne m’en reste presque rien ! »

Au début de l’année 2002, grâce à une bourse de l’Etat français, elle put réaliser son projet de voyage à Taiwan, ce retour au pays de son enfance. L’an dernier, elle étudiait la possibilité d’une publication de son travail à Taiwan, mais sur son stand ne figurait encore qu’une version française des Phosfées et elle était inconnue des visiteurs du Salon. Alors elle tira ses couleurs de son sac et se mit à jouer du pinceau. Elle peignit, sur la page de garde d’un de ses albums, une petite fille assise en tailleur flottant dans un ciel étoilé. J’ouvris de grands yeux étonnés : « Vous dédicacez toujours vos livres ainsi ? », lui demandai-je. Elle éclata d’un rire franc : « Personne ne me connaît ici, alors j’attirerai peut-être l’attention en peignant. » Une année a passé, et elle est revenue à Taiwan, en plein cœur d’un été torride balayé par les typhons, mais cette fois-ci, elle a retenu l’attention, non seulement pour ses dessins soignés et riches en couleurs, mais également pour cette quête d’individualité et pour ce mal du pays que ses dessins expriment si bien.

Un voyage en solitaire

Johanna Schipper doit à son père Kristofer d’être née à Taiwan. D’origine néerlandaise, le sinologue Kristofer Schipper est un spécialiste reconnu du taoïsme. Il a dirigé pendant 25 ans un projet international de recherche qui a abouti à la compilation des trois énormes volumes du Canon taoïste. C’est également à lui qu’on doit la notion de « gènes culturels ». En avril dernier, les autorités françaises lui ont décerné le grade de chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur.

En 1962, Kristofer Schipper et sa femme, enceinte de quelques mois, débarquèrent à Taiwan par bateau. Menant d’abord ses recherches en ethnologie à l’Academia sinica, le sinologue déménagea ensuite à Tainan, avec sa famille, pour y poursuivre ses études sur le taoïsme. Cinq ans plus tard, l’année de la naissance de sa seconde fille, Johanna, Kristofer Schipper fut ordonné prêtre au Temple de la déesse Matsu et devint le premier prêtre taoïste étranger de Taiwan.

Si le parcours de son père a suscité la curiosité, Johanna, elle, fait ce voyage à Taiwan pour retrouver ses propres souvenirs. (...) Sans mettre son père au courant, elle est partie seule, emportant la robe de cérémonie de celui-ci, noire et blanche, du style de la dynastie Tang, et une carte de Tainan datant de 1960. (...) « Je voulais faire ce voyage entièrement seule, parce qu’il représente une partie de moi. (...) J’avais besoin de vivre une évolution personnelle, et j’ai décidé de consigner ensuite par écrit cette expérience (...)» Mais en y repensant aujourd’hui, Johanna se dit qu’elle aurait dû écouter les conseils de son père : « Par exemple, dans mes ouvrages, je décris le bien et le mal, différentes attitudes sociales... Peut-être que j’aurais dû lui parler de ce voyage. Et si je l’avais fait, j’aurais pu loger chez ses amis au lieu de chercher des petits hôtels toute seule », dit-elle en riant. (...)

Heurts et attirances

Ce retour sur les lieux de son enfance, Johanna en a fait un long récit dessiné, où rêve et réalité se superposent, où l’homme du commun rencontre les dieux, où l’actualité mouvementée se trouve mêlée à des souvenirs qui ont le calme des photos en noir et blanc : comme des séquences filmées, les images sont des allées et venues dans le temps et l’espace. Grâce à sa sensibilité d’artiste, Johanna enregistre avec précision et exactitude ces reflets d’une culture à la fois inconnue et si familière : les dessins monochromes des images porte-bonheur des calendriers, le cachet de la poste, la mascotte de la société Tatung, les bataillons de deux-roues agglutinés aux feux rouges, les lanternes rouges à l’entrée des temples, les masques-costumes qui accompagnent les processions durant lesquelles la statue d’une divinité est promenée dans les rues... « Cet album n’est en fin de compte pas si personnel que cela, on peut le voir comme une histoire riche en symboles et en saveurs, celle de la rencontre entre deux cultures, deux croyances différentes. Les Français aiment beaucoup le cinéma taiwanais, ils connaissent assez bien le Taipei d’aujourd’hui que l’on voit dans les films, mais pas Tainan, les temples, les rites, etc. Ainsi, c’est un autre visage de Taiwan que je leur fais découvrir. »

Johanna ayant été en contact avec le taoïsme depuis l’enfance, Guanyin et les autres divinités, les encens et le gros sel(1) ne lui sont pas du tout étrangers. Elle parle souvent des différences entre les religions et les cultures avec ses amis : « Certains Français trouvent que la religion n’est que mysticisme. Moi je pense qu’il y a beaucoup de manières différentes de voir le monde, que l’on ne peut pas considérer les religions comme des idées sans fondement et qu’elles méritent notre respect. »

Et Johanna a réalisé que son travail trouvait plus d’écho parmi ceux de ses amis qui étaient originaires d’Afrique ou d’autres pays étrangers, parce qu’ils étaient plus à même d’aller au-delà des différences culturelles et de comprendre son respect des religions.

« Je pense qu’on ne peut pas passer d’une culture à une autre à la légère, comme le font ces films qui se disent asiatiques parce qu’on y a ajouté quelques éléments de la culture asiatique. En revanche, quantité de mangas japonais, par exemple, ont été traduits en français, ils ont un public en France, au point que des shows comme le Cosplay (où des jeunes se déguisent en héros de mangas japonais) s’y sont développés, formant un « monde manga » ou une « culture manga » bien à part. Je pense que cette forme-là de transfert culturel est plus juste. C’est encore plus vrai lorsque l’on parle des rites et de la culture, il faut les représenter fidèlement avant qu’ils ne subissent des évolutions. »

Pour les lecteurs taiwanais qui empruntent le regard sensible et la narration dessinée de Johanna pour observer cette culture qui leur est si familière, les images ont une saveur toute nouvelle, difficile à décrire. Elle croque avec précision les gestes, radicalement différents, que les Taiwanais et les Français utilisent pour compter sur les mains, et dans son carnet de voyage, elle joue avec sa palette pour dépeindre le temple du protecteur de la ville, le temple de Confucius, la gare de Changhua, un grand nombre d’endroits tous différents, mais liés par une combinaison de couleurs.

Nous redécouvrons ces choses qu’en temps normal nous ne remarquons plus tant elles nous sont habituelles, et sur lesquelles ces dessins pointent leur objectif, et c’est comme si on nous mettait un jeu de miroirs devant les yeux pour examiner Taiwan et réfléchir sur la formation des composantes de notre pays.

« Des amis m’ont demandé pourquoi il y a tant de couleurs vives et étranges dans cet album, et pourquoi cela ne ressemble ni aux bandes dessinées des autres ni à ce que j’avais dessiné auparavant. J’ai à nouveau regardé mon album et moi aussi j’ai trouvé ces mélanges de couleurs un peu bizarres. Puis j’ai réfléchi et je leur ai dit que ce sont tout simplement les teintes que j’ai vues à Taiwan. »

Un monde de passionnés

Pour Johanna, la difficulté de ce nouvel album a résidé dans le tri des matériaux collectés qui à ses yeux présentaient tous de l’intérêt. « La réalisation m’a pris un an et demi dont six mois pour définir le format à donner à l’album, réfléchir si je n’allais utiliser que des dessins réalisés à la main ou bien y intégrer des photos, etc. »

L’an dernier, lors du salon du livre, nous avions discuté du dessinateur Chris Ware, chroniqueur des bas-fonds américains, et de sa dernière œuvre, un album de 380 pages intitulé Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth. (…) Johanna en faisait l’éloge, avant d’expliquer qu’aux Etats-Unis, l’habitude est de diviser le travail – le scénario, les dessins, la colorisation et l’écriture des dialogues sont confiés à différentes personnes – alors que Chris Ware, lui, a entièrement réalisé seul ce « roman graphique ».

(…) Son album, de l’histoire à la division en séquences et à la colorisation, Johanna elle aussi l’a entièrement réalisé elle-même, bien qu’il soit deux fois plus long que les BD habituellement publiées en France.

« Cette fois-ci, j’ai adopté un style plus littéraire, poétique même, afin que l’univers intérieur de l’héroïne fasse écho à Nadja, le roman du surréaliste André Breton. » Johanna explique que Nadja est aussi le surnom que sa mère lui donnait. En le mariant au patronyme chinois de son père, elle s’est recréé cette identité chinoise à la signification cachée : Shi Na-chieh [施納節].

(...) Depuis toujours, à chaque fois qu’elle avait des vacances, Johanna rêvait de retourner à Taiwan. Elle a dû attendre l’âge de trente ans pour réaliser son rêve, et depuis, elle est revenue deux fois. Pourrait-elle s’y installer ? « Taiwan sera toujours le pays de ma naissance. Mais c’est en France que je veux travailler, car je suis passionnée de BD et que la France est le seul pays dans lequel je puisse créer. La bande dessinée dont je parle n’est pas le manga japonais, ni les comics américains, c’est la BD si particulière à la France. C’est une culture différente, des concepts différents, qui rassemblent des gens plongés avec passion dans cette création. » ■

©Liberty Times, 2004

Photos aimablement prêtées par Johanna Schipper

Planches aimablement fournies par les éditions Dala

Note :

1. Le sel est chez les taoïstes symbole de pureté. Il sert aussi à repousser les esprits malfaisants.


Née quelque part a été publié en France aux éditions Delcourt. Une version chinoise de cet ouvrage est sortie en juillet aux éditions Dala.

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