08/05/2024

Taiwan Today

Accueil

Les stigmates de la colonisation

01/03/2003
Les Volontaires Takasago. C'était le nom donné aux aborigènes formosans partis combattre dans les rangs japonais, où leur courage au feu était renommé. Ici, les recrues posent en famille avant leur départ vers des îles du Pacifique du Sud. (Archives Sinorama)

>> Les Japonais, qui sont restés ici cinquante ans, ont influencé de nombreux aspects de la vie moderne à Taiwan, que ce soit dans l’agriculture, l’industrie ou l’éducation. Malheureusement, cette période riche de l’histoire de l’île est insuffisamment explorée

Dans les librairies de l’île, il n’est pas rare de voir des enfants assis par terre à dévorer des bédés japonaises. A la télévision, les programmes Made in Japan sont populaires. Et les vedettes de la musique et de la chanson japonaises figurent ici parmi les plus connues, influençant la façon qu’ont les jeunes de se coiffer, de s’habiller et même de parler. Cette « vague japonaise », qu’on appelle harifeng, continue de déferler sur l’île.

Ce goût prononcé pour tout ce qui est nippon ne découle pas seulement de la tendance à la mondialisation ou du fait que le Japon, le plus riche pays d’Asie, soit un modèle à suivre. Il suffit d’aller dans le rayon Histoire d’une librairie taiwanaise pour découvrir que de nombreux ouvrages traitent des longues relations de l’île avec ce pays, ainsi que des cinquante années de présence japonaise, politique et militaire dans l’île, de 1895 à 1945. Pour les fans du harifeng, tout ça, c’est de l’histoire ancienne, mais pour les historiens, cette période de domination nippone est encore l’une des plus controversées de l’histoire insulaire dont l’étude n’est qu’à ses débuts.

La colonisation de Taiwan par le Japon a commencé en 1895, après la signature du traité de Shimonoseki qui mettait fin à la guerre sino-japonaise et par lequel les Chinois cédaient notamment Taiwan [et les Penghu] au vainqueur. Alors que le traité était en cours de négociation, des insulaires ont bien tenté de convaincre la cour mandchoue de ne pas céder l’île. Ils proclamèrent son indépendance et y établirent une république dans l’espoir de gagner à leur cause des sympathies à l’extérieur. La tentative échoua et, en 1895, les troupes japonaises prirent possession de leur nouvelle colonie.

La période japonaise de Taiwan est généralement divisée en troisépoques : la première est marquée par la mise en place du pouvoir colonial, de 1895 à 1918, suivie de l’assimilation, de 1919 à 1937, puis des années de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la défaite japonaise en 1945.

Durant la période initiale, les Japonais eurent à réprimer militairement les résistances armées, tant de la part des habitants d’origine chinoise que des aborigènes, et à poser les assises de leur administration coloniale. Un soulèvement armé d’envergure éclata au moment où les troupes nippones débarquèrent sur l’île, en juin 1895, mais il ne dura pas, les combattants insulaires, manquant de soutien et d’armes, ayant été rapidement écrasés. On estime aujourd’hui à environ 7 000 le nombre de tués dans les rangs de la résistance taiwanaise, auxquels il faut ajouter plusieurs milliers de victimes dans la population civile. Vingt ans après l’arrivée des Japonais, une autre révolte eut lieu dans la région de Tainan, dans le sud de l’île. Connue sous le nom de soulèvement de Tapani, elle se solda comme les précédentes par des milliers de morts. Ce fut là le dernier mouvement populaire d’importance contre le pouvoir japonais - d’autres affrontements se déroulèrent notamment dans des régions reculées de l’île, mais ils n’eurent pas le même retentissement.

Dès le début, les Japonais établirent leur autorité en mettant en place un contrôle policier strict. Ils se lancèrent dans une sorte d’inventaire de leur nouvelle colonie, menant à travers toute l’île des études topographiques, démographiques, évaluant les richesses Ils monopolisèrent les productions agricoles importantes, comme le sel et le sucre, recensèrent la population et entreprirent l’étude ethnographique des aborigènes.

En établissant leur pouvoir, notamment dans les régions plus éloignées des centres administratifs, les Japonais ont généralement veillé à ne pas heurter les traditions, offrant des postes aux insulaires dans les administrations au niveau local. « Dans le fond, ils ont adopté une politique très souple, constate Wu Wen-hsing, professeur d’histoire à l’université nationale normale de Taiwan. Ils se sont adaptés à la situation sur place, se livrant aux ajustements nécessaires. »

Cette flexibilité visait à intégrer définitivement Taiwan dans l’empire nippon. Elle était d’autant plus acceptable que les Taiwanais et les Japonais partageaient un fond culturel commun - celui qui existe aussi entre la Chine, le Japon et la Corée -, assure Chung Shu -min [鍾淑敏], chercheuse à l’Institut d’histoire de l’Academia sinica, à Taipei. « Taiwan était alors considérée comme un territoire spécial régi par des lois particulières, et les Taiwanais étaient traités différemment des Japonais vivant dans l’île. Il s’agissait avant tout d’une période de transition, indique-t-elle. En fin de compte, le Japon désirait faire des insulaires des citoyens japonais à part entière et trans former l’île pour qu’elle devienne une extension de son territoire, soumise aux mêmes lois que celles de la mère-patrie. »

De 1919 jusqu’à l’invasion de la Chine par les troupes nippones en 1937, durant la seconde période de la colonisation, les Japonais ont cherché à assimiler culturellement les insulaires. Ils ont appliqué dans l’île des lois semblables à celles de leur pays, ont institué un système d’éducation obligatoire entièrement basé sur leur langue nationale et ont dissuadé l’usage des dialectes et parlers locaux. Les Taiwanais furent incités à adopter des noms japonais, à man ger japonais, à porter des vêtements à la mode du Japon, et à observer les rites religieux de ce pays.

Durant cette période, les Japonais mirent en valeur l’économie insulaire et, comme Taiwan, en tant que colonie, devait être rentable, ils jetèrent les bases d’une solide infrastructure - répandant l’usage de l’électricité, prolongeant les lignes de chemin de fer, construisant des ponts, modernisant les ports. Les ingénieurs japonais, par exemple, créèrent plus de 5 000 kilomètres de voies ferrées et de routes à travers toute l’île, édifièrent des barrages et des retenues d’eau pour faciliter l’irrigation et exploiter l’hydroélectricité. Ils menèrent des études poussées dans le domaine agricole qui permirent d’accroître les rendements. Ils améliorèrent aussi les services de santé publique, étendirent les activités bancaires et rehaussèrent le système éducatif, réduisant considérablement l’analphabétisme.

Cette politique de développement visait à faire de Taiwan un marché pour les produits finis fabriqués au Japon et une terre d’immigration pour l’archipel nippon surpeuplé.

Moins louables furent les efforts déployés par les Japonais pour transformer Taiwan en une base de soutien pour l’expansion militaire vers le Sud. Préparant l’île à jouer un rôle stratégique, le Japon y lança un programme de développement d’industries telles que la chimie, la métallurgie et la construction navale.

Le déclenchement des hostilités avec la Chine en 1937 marqua le début de la troisième et dernière période de la colonisation, jusqu’à la défaite japonaise en 1945. Tandis que la production agricole et industrielle dans l’île alimentait la machine de guerre japonaise, de nouveaux efforts furent mis en œuvre par l’administration nippone pour s’assurer la fidélité de la population insulaire et son soutien à l’effort de guerre. « Les Japonais ayant besoin de soldats sur les nouveaux fronts, ils recrutèrent tout naturellement des Taiwanais , souligne Chung Shu-min. On leur expliqua que, pour acquérir un statut égal à celui des Japonais, il leur fallait comme eux rendre hommage à l’empereur en acceptant de se sacrifier pour lui . » Si l’île a été largement épargnée par les destructions, à l’exception de quelques bombardements alliés vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, 200 000 Taiwanais environ furent néanmoins enrôlés dans l’Armée impériale, tandis qu’environ 20 000 Taiwanaises étaient contraintes de servir comme « femmes de réconfort », c’est-à-dire d’esclaves sexuelles, aux soldats japonais sur le front.

Après la défaite des troupes japonaises, et leur retrait complet de l’île, les Taiwanais se sont retrouvés livrés à eux-mêmes, confrontés aux changements vécus durant la période coloniale. Economiquement parlant, les Japonais avaient réussi à transformer l’île, en la modernisant. De fait, de nombreuses œuvres de développement avaient été lancées avant la période japonaise et furent achevées sur l’initiative de l’autorité coloniale. En trente ans (de 1905 à 1935), la superficie des terres plantées de canne à sucre a augmenté de 500%. En 1939, Taiwan était le 7e producteur de sucre au monde. Wu Wen-hsing estime que si le développement économique colonial devait avant tout profiter à la puissance tutélaire, il donna néanmoins à l’île une solide base pour son développement ultérieur. « Cela ne signifie pas que tout doit être mis au compte des Japonais ils furent plus une force d’impulsion qui transmit aux Taiwanais ce qu’ils avaient eux-mêmes reçus de l’Occident , poursuit-il. C’est la flexibilité et l’ouverture d’esprit qui permit, dans l’île, de faire le tri entre ce qui était bon et ce qui ne l’était pas. »

Mais le succès économique avait un prix, et c’est ainsi que tout au long des cinquante ans de régime colonial, les Taiwanais se sont vu refuser un statut d’autonomie politique. Quel que fut leur niveau social, ils furent écartés des plus hauts postes administratifs. Ils luttèrent aussi pour conserver leur identité malgré le poids de la culture nippone qui leur était imposée. Les langues locales furent brimées, les écoles de langue chinoise fermées. La population dut apprendre à se reconnaître comme japonaise, et non plus comme chinoise. Alors que certains ont loué le système éducatif mis en place par les Japonais, d’autres en ont souffert. « L’objectif de l’éducation coloniale était d’éloigner les insulaires de leur propre patrimoine culturel pour en faire des Japonais », affirme Wang Hsiao-po [王曉波], professeur à la Faculté de philosophie de l’université nationale de Taiwan. Si les cinquante années de domination nippone n’ont pas permis de transformer les insulaires en Japonais, elles ont néanmoins suffi à faire de beaucoup d’entre eux des non-Chinois . »

La difficile question de l’identité mise à part, une majorité d’insulaires pense que les Japonais ont positivement influencé la société taiwanaise. Ainsi, beaucoup estiment que le sens du respect des lois imposé par les Japonais a laissé ses marques dans l’île, suscitant un trait de société qui, par exemple, se reflèterait aujourd’hui dans un taux de criminalité relativement bas. « Par peur ou pour toute autre raison, les Taiwanais sont devenus plus respectueux du droit, parce qu’ils savent mesurer les conséquences d’un acte qui violerait la loi », explique Chung Shu-min.

Les Japonais ont exigé, en leur temps, la ponctualité, et beaucoup estiment que c’est bien là un trait que l’on retrouve à Taiwan. « On dit à Taiwan, d’un train en retard, qu’il est en "retard de quelques minutes" (man fen [慢分] ), alors que l’expression dans la même langue, en Chine, ne parle plus de retard en minutes mais en heures ( wu dian [誤點]) !, fait remarquer Wu Wen-hsing. Ce détail est vite perçu par l’observateur qui remarque la différence entre les notions de temps à Taiwan et en Chine. »

Après la défaite du Japon en 1945, Taiwan est passée sous le contrôle du gouvernement nationaliste chinois. La principale stratégie de cette administration fut de « dé-japoniser » et de « re-siniser » l’île en insistant sur l’identité, la culture, la langue et l’histoire de la Chine. Le mouvement s’intensifia surtout après 1949, lorsque le gouvernement nationaliste installa son siège dans l’île.

A ce moment-là, le premier objectif de la nouvelle autorité fut de consolider sa position dans l’île en vue de reconquérir le continent et de réunifier l’ensemble. Toute cette politique a eu une influence considérable sur l’éducation, dès lors essentiellement tournée vers la Chine. Les manuels d’histoire, depuis le primaire jusqu’aux études supérieures incluses, par exemple, n’ont traité que de l’histoire de Chine, effleurant à peine celle de Taiwan, considérée comme superflue et secondaire en comparaison.

Sous le régime du Kuomintang, le Japon a été vilipendé, les programmes scolaires et universitaires souvent restructurés pour se conformer aux directives du moment et éviter la confrontation avec la censure. Il était ainsi politiquement correct de rédiger un mémoire sur la résistance des Taiwanais aux colonisateurs japonais mais pas sur les progrès économiques effectués sous leur administration. « On peut comprendre que le régime venu du continent chinois n’ait pas eu du tout d’attirance pour ce qui touchait au Japon après huit années de guerre avec ce pays, dit Wu Wen-hsing. Avec une telle idéologie, cependant, le régime en place n’a pas eu les moyens d’entamer une analyse objective de la situation insulaire sous la domination japonaise. »

Ce n’est pas avant la fin des années 70, lorsqu’un grand courant libéral a traversé Taiwan, que les experts ont pu entreprendre des recherches concernant les périodes historiques sur lesquelles il leur avait été formellement interdit de se pencher. Heureusement, la plupart des archives laissées par les Japonais ont été conservées - beaucoup à l’Academia historica ou au sein d’autres institutions académiques. Mais maintenant, ce sont les chercheurs, les jeunes notamment, qui ne montrent plus guère d’intérêt pour cette période. D’après Wu Wen-hsing, seulement 99 mémoires de maîtrise rédigés à Taiwan entre 1945 et 2000 ont été consacrés à la politique, l’économie, la société, l’éducation ou la culture durant la période coloniale japonaise.

Une des principales raisons à ce désintérêt est que la plupart des documents sont manuscrits et rédigés dans la langue japonaise classique, selon un style calligraphique qui les rend particulièrement difficiles à déchiffrer. Aussi est-il nécessaire d’avoir d’excellentes connaissances linguistiques et un entraînement intensif pour les lire et les comprendre. Il est bien dommage que peu d’historiens aient ces capacités et que moins d’étudiants encore soient prêts aujourd’hui à surmonter ces obstacles.

« Il reste beaucoup à apprendre sur la colonisation japonaise, une période que nous connaissons mal, et de nombreux documents attendent d’être analysés , assure Chung Shu-min. Les faits historiques doivent pouvoir être vérifiés à la lueur de preuves formelles - les documents historiques -, sans laisser de place à l’hypothèse ou à l’équivoque. » ■

Les plus lus

Les plus récents